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Gnostiques et pop culture
Paru en 2017

Contexte de parution : P.U.F.

Présentation :

Entretien réalisé par Laurent de Sutter pour le site des éditions P.U.F. à l'occasion de la sortie de La Victoire des Sans Roi.

Et en bonus, la playlist gnostique de Pacôme à la fin de l'entretien.

Première question : qui sont ces gnostiques ?

Ceux que l’on a appelés les gnostiques sont les gens qui ont suivi Jésus Christ mais qui n’ont pas voulu suivre l’Église, dans les différentes formes qu’elle a prises à partir de la mort du Christ, ou en tout cas à partir du début de ce que l’on a appelé Les Actes des Apôtres, ou l’Apostolat. Il y avait déjà eu des divisions au sein des chrétiens eux-mêmes, notamment entre Pierre et Paul : Pierre voulait réserver l’enseignement du Christ aux Juifs, en faire une réforme juive, et Paul voulait l’amener aux « gentils », les païens grecs, latins, etc. Mais en dehors de ces deux courants existait un troisième courant contre lequel ils se sont unis, et c’est ce qui a fait le christianisme : l’unification de Pierre et de Paul contre tous ceux qui refusaient de s’affilier à l’Église. Or, les membres de ce troisième courant estimaient que le message du Christ était un message libérateur, et que parmi ces libérations, il y avait celle de la communauté, religieuse ou politique. Il fallait inventer autre chose. Le premier qui apparaît dans les Actes des Apôtres est Simon le Magicien. On le considère en général comme le premier gnostique. « Gnostique » est un terme qui a été inventé par les Chrétiens pour se moquer de ceux qui ne voulaient pas faire partie de la bande. Il vient de gnosis : connaissance, parce qu’ils utilisent très souvent dans leurs texte ce terme de gnosis, ou bien ils parlent de la connaissance que leur apporte la divinité. Leurs adversaires ont donc utilisé le terme « gnostiques » pour se foutre de leur gueule. Ce sont « les connaisseurs », on pourrait presque dire « les snobs du christianisme ». Un type génial, Jacob Taubes, un penseur du xxe siècle, avait parlé à leur sujet de « dandys de l’antiquité ».

Donc aucun lien avec la gnose des Pères de l’Église ?

Il y a un lien. Dans le sens où, de toute façon, dans la parole du Christ telle qu’elle est reproduite dans les Évangiles, il parle de la connaissance. Il parle de gnosis. Donc évidemment, on parle de la même chose, la connaissance. Simplement, pour montrer leur séparation, ils les ont appelés « les gnostiques » en disant : ils ne s’intéressent qu’à ça, ils ne s’intéressent qu’à cette connaissance ; mais on parle bien de la gnose des Pères de l’Église dans le sens où le terme n’est pas péjoratif en lui-même. Ce qui est péjoratif, c’est le terme de « gnostikos ». Pourtant, les gnostiques ont des noms dans les textes de Nag Hammadi : on les appelle les « hommes de nulle part », « étrangers », « allogènes », mais ils s’appellent surtout, et c’est le terme que j’ai choisi dans le livre pour parler d’eux, « la génération sans roi » ou « la race sans roi ». C’est Jésus qui les appelle comme ça dans plusieurs textes. « Abasileus genea » : « Vous êtes la génération sans roi. » Ceux qui ne pensent pas que la divinité est un seigneur. D’ailleurs, dans un des textes de Nag Hammadi le Christ leur dit : « Je ne suis pas venu à vous comme un seigneur mais comme votre frère en secret. » C’est ceux qui pensent que la divinité n’est pas un seigneur mais qu’elle est leur frère, leur double, leur jumeau.

C’est là le principal point de leur doctrine, de dire que Dieu n’est pas un seigneur ?

C’est le premier point oui. Il y en a beaucoup d’autres qui en découlent mais c’est le premier point. Simon le magicien, qui est intercepté par saint Philippe dans les Actes des Apôtres et contre lequel Pierre va se battre pendant plusieurs jours dans un texte qui s’appelle les Homélies clémentines – un texte chrétien du iiie ou ive siècle, une sorte de roman qui se donne comme le récit réel du combat entre saint Pierre et Simon le Magicien –, se revendique de Jésus, mais défend déjà l’idée qu’il y a deux dieux. Cette idée va traverser toute l’histoire de ceux que l’on a appelés les gnostiques : il y a un dieu créateur du ciel et de la terre à qui on doit allégeance et obéissance et qui est un mauvais dieu. Si c’est lui qui est le Créateur, alors c’est un salaud, parce qu’il nous a créés inégaux physiquement, intellectuellement et, évidemment, économiquement ; parce qu’il nous a mis dans des situations intolérables et surtout parce qu’il a perverti à la source nos désirs. Il nous a créés de telle sorte qu’on puisse avoir de l’appétit pour ce qui nous détruit. C’est ce que racontent beaucoup de textes de Nag Hammadi. L’un des plus beaux, l’Exégèse de l’âme, raconte comment l’âme, avant d’arriver sur Terre, est castagnée par des espèces d’anges mauvais qu’on appelle les Archontes, qui ressemblent un peu à des voyous d’Orange Mécanique ou à des flics pourris et qui la violentent, la violent, lui font les pires horreurs, de telle sorte qu’elle est tellement perturbée en arrivant sur Terre qu’elle ne sache plus quelle route prendre et qu’elle puisse croire instinctivement à des choses qui vont lui faire beaucoup de mal. Là, ceux que l’on a appelés les gnostiques sont très en avance – si l’on peut parler d’avance, le monde ne marche peut-être pas en avant ou en arrière, mais cela semble très moderne pour nous. On a l’impression que c’est la psychologie qui va nous apporter des éléments comme ceux-là, que sans la psychanalyse ou sans le cri primal de Janov, on n’imaginerait pas que le simple fait de naître crée un traumatisme tel qu’on naît désorienté. On naît dans un état de chaos et d’incompréhension par rapport à ce qui nous ferait simplement du bien, donc il va falloir tout un travail sur soi-même pour pouvoir trouver la bonne voie.

Leur thèse, c’est de dire que l’âme oublie qu’elle est une divinité ?

Absolument. C’est pour ça qu’il y a besoin de l’anamnèse, qui va être le très grand thème des gnostiques : souviens-toi de qui tu es vraiment. Souviens-toi de ton origine.

Et le manichéisme ? C’est un gnosticisme ?

Le manichéisme, c’est la forme que va prendre le même type de pensée au moment ou le gnosticisme bat de l’aile. Au moment où le gnosticisme a été attaqué, leurs textes ont été détruits et ils ont été exterminés. À partir du début de l’empire chrétien de Constantin, ce qui était avant une simple polémique d’hommes de lettres va devenir beaucoup plus sérieux et sévère. Tout ce qu’on va considérer comme des hérésies chrétiennes va être interdit et susceptible de haines très violentes. Les textes sont mis à l’index et on essaie de faire disparaître toute trace de gnosticisme. Au même moment, en Iran, se développe à travers la personnalité extraordinaire de Mani, ou Manès, une nouvelle manière d’aborder le monde qui se rapproche énormément de la pensée gnostique. Elle n’est pas identique, mais les points communs sont nombreux et la trouille que ça va créer pour les chrétiens est du même type. Mani va être le nouvel ennemi, le nouveau « grand méchant », « le salaud » comme aurait pu titrer un quotidien. Je ne dirais pas que c’est comme Saddam Hussein ou Kadhafi pour les Occidentaux les vingt dernières années, mais c’est le type dont on prétend que, en s’en débarrassant, on se débarasse de tous les problèmes du monde en même temps. Le rôle prophétique de l’homme pour Mani est d’aider à accroître la lumière là où il la rencontre, à défendre la lumière. Il n’y a donc pas un seul être humain sur Terre qui ne soit pas lui-même porteur d’une étincelle de lumière que Mani ou les manichéens vont essayer d’amplifier. Les manichéens étaient pacifistes, comme les gnostiques étaient pacifistes ou comme les Cathares le seront. Ils étaient amoureux de la nature, c’est une image complètement contraire à celle que vont donner les chrétiens de tous ces trucs-là. Les chrétiens disent d’eux : ils détestent le monde, ils détestent donc la nature ; mais les manichéens ne voient pas la nature comme la création du seigneur. Ils la voient comme la voie que prend la beauté ou la lumière pour pouvoir émerger malgré les ténèbres de la création. La création est ténèbres, mais au sein de ces ténèbres, tout essaye de concourir à la lumière : les plantes, les arbres, les fleurs sont en réalité des phénomènes que la grâce gagne contre la nature.

Une nature qui se bat pour exister… Darwin était gnostique ?

Il y a un spécialiste de la Gnose qui s’appelle Ioan Couliano, que je cite à un moment dans mon livre, qui à la fin d’un colloque se lève et dit : « Je croyais savoir ce qu’était le gnosticisme, j’arrive et on me dit que Marx est gnostique, Joyce est gnostique, Kafka est gnostique, l’islam est gnostique, le bouddhisme est gnostique, Freud est gnostique, Jung est gnostique, Heidegger, Nietzsche… Hitler est gnostique ! » (rires) Finalement même les chrétiens sont gnostiques ! Tout est gnostique !

L’héritage serait alors partout, y compris dans le christianisme ?

Dans le christianisme, il y a tellement de gnosticisme. Si on commence à voir tout ce qui dans le christianisme échappe au dogme, il y en a beaucoup : tous les mystiques déjà, on est foutu ! Je trouve la remarque de Couliano très drôle et je réponds dans mon livre que peut-être, en réalité, il y a du gnosticisme un peu partout comme il y a de la lumière un peu partout dans un monde de ténèbres. On peut trouver partout les germes de la pensée qui a été exemplifiée par ceux que l’on a appelés les gnostiques : bien sûr qu’on va en retrouver un peu dans Darwin, dans Marx, dans Freud… On va en retrouver partout où on sent que quelque chose essaie de se dégager d’une guangue, dès qu’on sent la tentative de libération d’une prison dont on sent, dont on voit, qu’elle est à la fois une prison extérieure et intérieure, dès qu’on se rend compte qu’il y a une homogénéité de souffrance ou de ténèbres entre le monde extérieur et le monde intérieur. On essaie alors de créer un état de libération, d’affranchissement de ça, et on le fait dans un sens qui n’est pas simplement égoïste, il ne faut pas confondre avec les formes sataniques. C’est bête à dire, mais il y a une universalité de cette pensée ; simplement, comme elle a toujours été de l’ordre de l’hérésie combattue, on a du mal à saisir ce qui pourrait en faire son caractère fondamental. Elle n’a jamais été majoritaire, elle a toujours été minoritaire et soumise à des iniquités.

On peut donc dire que c’est une des premières contre-cultures, et c’est finalement naturel que les contre-cultures actuelles puissent quelque part être qualifiées de gnostiques ?

Oui, tout à fait. On peut complètement considérer ceux que l’on a appelés les gnostiques comme l’underground des premiers temps du christianisme. Leurs publications sont d’ailleurs souvent anonymes, ou avec des personnages imaginaires, des nouvelles cosmogonies, des nouveaux noms pour la divinité. L’ensemble donne l’impression d’une culture en marge, qui essaie d’exister malgré les retours permanents de l’orthodoxie pour essayer de faire rentrer les choses dans le rang. Donc oui, ça apparaît complètement underground. On peut aller plus loin dans le sens où on peut dire qu’il y a, dans l’esprit même des textes attribué aux gnostiques, parfois un humour ravageur dans le type Hara-Kiri, d’autres fois un psychédélisme qui ne ferait pas peur à Crumb, Shelton ou Moscoso. Cet univers-là nous est accessible, et c’est comme ça en tout cas que l’ont perçu deux grandes figures de la contre-culture anglo-saxonnes dans les années soixante, à savoir John Lennon et Philip K. Dick.

Vous avez parlé des manuscrits de Nag Hammadi, découverts en 1945, qui sont la principale, presque la seule, source sur les gnostiques. Qu’est ce qu’il y est écrit et est ce qu’on possédait déjà d’autres textes qui avaient survécu à la destruction ?

Jusqu’au xviiie siècle, on ne possédait que les réfutations par Irénée de Lyon, Hippolyte, Épiphane, Tertullien, puis, contre le manichéisme, principalement Saint Augustin. Au xviiie siècle on retrouve un premier « texte gnostique », la Pistis Sophia qui est un texte fondamental, mais c’est un seul texte, et l’un des plus difficiles à lire. Pourquoi est-il fondamental ? Parce que, dans la Pistis Sophia, on découvre quasiment le plan B de jésus ! (rires) La surprise que ça a dû être pour les gens qui l’ont lu à ce moment-là ! Malheureusement, nous n’avons pas beaucoup de témoignages, et ils n’en ont peut-être eu rien à battre… Mais on y voit Jésus avec un groupe d’autres gens. On voit Marie-Magdala qui a une place prédominante, Pierre qui veut la foutre dehors et Jésus qui lui dit : « ta gueule, c’est elle la number 1 ! » Il y a Matthias et Thomas qui sont visiblement les plus importants et quelques autres figures qu’on n’a jamais vues dans les Évangiles ; on ne voit par ailleurs pas douze personnes, on en voit beaucoup moins. Une espèce de groupe rapproché à qui Jésus ne parle pas du tout de la même façon. Et surtout, le texte débute onze ans après la résurrection ! Onze ans plus tard, Jésus est là, pas de problème, et il va parler… On a vraiment le texte type de ce qu’on va retrouver ensuite : un texte d’enseignement, un enseignement sur les voyages de l’âme, la descente sur la Terre de la Sophia et la façon dont elle va remonter. À travers ça, on a un premier élément, mais très mystérieux, de ce que sont les textes dits gnostiques. Il faut attendre un siècle de plus, avec quatre textes qui font leur apparition au xixe siècle, dont l’Évangile de Marie – il s’agit de Marie de Magdala – qui est absolument fondamental, où elle prend toute sa place et qui est très proche de la Pistis Sophia. Deux groupes circulent à la même époque : le Codex de Bruce, du nom de l’explorateur anglais qui l’a acheté au Caire, et le Codex de Berlin, d’où venait l’explorateur qui l’a acheté lui aussi au Caire. Ils regroupent quatre textes en tout et pour tout, comprenant donc l’Évangile de Marie et ce texte très étrange qu’on appelle La Sofia de Jésus-Christ.

C’est au xxe siècle, en 1945, qu’on trouve à Nag Hammadi les quarante-quatre textes qui changent tout. On passe vraiment d’un tout petit machin, une centaine de pages à moitié incompréhensibles, sans contextualisation possible, sans recoupement possible, à quelque chose qui prend la place d’une Pléiade entière, mille pages ! Dont l’Évangile de Thomas, entier, qui va devenir le classique absolu des textes gnostiques. On l’a même appelé le cinquième Évangile.

Une découverte en trois temps et sur trois siècles donc. Comment ces textes ont-ils pu nous échapper si longtemps ?

La chronologie est importante. Le xviiie est le siècle des révolutions, celui où l’on sait qu’il ne va plus y avoir de réforme importante au sein des monothéismes. C’est le moment aussi où ces derniers commencent à battre de l’aile. C’est peut-être simplement synchrone, mais symboliquement c’est très fort : c’est au moment où ils n’auront pas le pouvoir de le détruire à nouveau que ce premier texte réapparaît. Ensuite, 1945 est un moment clé de notre histoire récente, et c’est là qu’un groupe de paysans, un groupe de frères mené par Mohammed Ali el Saman, à la suite d’une vendetta ou leur père a trouvé la mort, cherche à cacher le cadavre de son assassin dans le désert. Ils vont dans le désert de Nag Hammadi, le plus loin possible de tout homme, de toute vie, et ils creusent, et ils creusent… et ils tombent sur ces textes, dans une jarre. Quarante-quatre textes, avec en bonus : un petit bout du Discours parfait d’Hermès Trismégiste, un inédit du Corpus Hermeticum, un petit bout de la République de Platon ; c’est une bibliothèque ! Cinquante-deux petits livres si l’on compte les quelques doublons. On comprend que c’est un mec qui a enfermé toute sa bibliothèque dans une jarre et qui l’a enterrée très profondément dans le désert, au plus tard au iiie ou ive siècle, au moment où ça va mal et où, dans une espèce d’instinct, il s’est dit : « On va la cacher et un jour on la retrouvera. » Il a fallu seize siècles pour que ces textes reviennent à la surface.

Une anecdote personnelle. J’étais passé au théâtre dans une représentation de Fahrenheit 451 par David Gerry où, à la fin de chaque représentation, des gens du monde des livres venaient interpréter les hommes-livres. Ils venaient avec leur livre de chevet. J’ai eu la chance de tomber le même jour que Stéphane Hessel. On était dans les loges avant de passer ; lui disait un poème de François Villon, moi je disais un texte de Nag Hammadi. Stéphane Hessel avait été très impressionné par l’idée que ça avait survécu plus d’un millénaire et demi. Il y avait vu la preuve qu’il faut toujours se révolter, parce que même si cette révolte ne rencontre pas d’écho à votre époque, seize siècles plus tard, quelqu’un peut la reprendre et la faire émerger à nouveau. Ça m’avait beaucoup plu. Il n’est plus là pour le confirmer, mais de toute façon il l’aurait probablement oublié !

À partir de 1945, les textes gnostiques débarquent dans le paysage intellectuel ?

Il a fallu trente ans pour qu’une première édition complète soit publiée, en anglais, en 1975. C’est la première édition intégrale. Il a fallu ensuite attendre soixante ans pour qu’une première édition intégrale soit publiée en français, les Écrits gnostiques dans la Pléiade. Cependant, dès les premiers temps, certains textes ont commencé à circuler, surtout l’Évangile de Thomas et, dans une certaine mesure, l’Évangile de Philippe. Ce sont des textes qui ont commencé à circuler assez tôt – il faut dire qu’ils sont absolument splendides. Il y en a d’autres tout aussi splendides, mais qui ont dû attendre leur tour dans la salle d’attente.

L’Évangile de Thomas n’était-il pas déjà connu avant la découverte de Nag Hammadi ?

Oui et non. On savait qu’il existait, mais on n’avait aucune idée de ce que ça pouvait réellement être. Origène cite un logion de l’Évangile de Thomas dans une de ses homélies, évoquant un livre attribuant des propos à Jésus. « Je ne sais pas si elle est exacte », précise Origène en parlant de cette parole du Christ, avant de citer : « Qui est près de moi est près du feu, qui est loin de moi est loin du royaume. » Plusieurs textes chrétiens apocryphes font grand usage de Thomas. On ne sait pas trop s’il s’agit de textes apocryphes chrétiens primitifs ou de textes gnostiques un peu réarrangés. En particulier un fameux livre, les Actes de Thomas, qui a beaucoup circulé et qui est supposé raconter, un peu comme la Légende dorée, l’histoire de l’apôtre Thomas, dans lequel il y a beaucoup d’éléments gnosticisant mélangés de manière insécable avec des éléments chrétiens. On a donc là des textes qui ont été écrits puis récrits maintes fois, réarrangés. Lorsque l’on trouve à Nag Hammadi l’Évangile de Thomas sous cette forme-là, complète, avec l’Évangile de Philippe, on est quand même face à des découvertes stupéfiantes.

Ça l’est d’autant plus pour l’Évangile de Philippe, qui est un texte non pas fait de logions, mais d’enseignements un peu plus longs, des paragraphes ; et c’est quasiment de la sexologie gnostique. C’est « comment penser le sexe en tant que gnostique », un texte invraisemblable. Invraisemblable aussi l’absence intégrale de misogynie dans les textes dits gnostiques. Les Évangiles sont probablement extrêmement proches de la réalité de ce qu’a vu Jésus, en tout cas je le pense, et Jésus n’a absolument aucune misogynie. Ça n’est pas sa question. La misogynie arrive après, dès saint Paul, et les épîtres de Pierre ne sont pas tellement meilleures : certains passages sont complètement affligeants. On se dit : mais quoi, ce sont les mêmes personnes qui écoutaient Jésus ? Qu’est ce qui s’est passé pour qu’en trente ou quarante ans on change complètement de point de vue ? Et ce n’est pas du tout quelque chose qui est suivi dans les textes gnostiques, où il y a une égalité hommes-femmes parfaite, où même, dans l’Évangile de Marie, lorsque l’on voit Pierre, qui est toujours utilisé dans le rôle du macho ou du misogyne, commencer à s’énerver sur la place prépondérante qu’a Marie. Il y a un type qui tient une espèce d’auberge qui s’appelle Lévi, c’est un endroit où Jésus et ses potes se retrouvent pour parler. Lévi intervient parfois et là, il dit quelque chose comme : « Pierre tu ne vas pas commencer à te comporter comme ceux dont on s’est séparés, ceux qui délirent sur les femmes en permanence. » Grosso modo, il se vit comme ayant compris que ce sont des conneries et ne voulant pas retomber là-dedans. C’est pourtant évidemment ce qu’il va se passer.

Comment les chercheurs se sont-ils emparés de ce corpus ? De quelle bibliographie dispose-t-on soixante-dix ans après la redécouverte des textes ?

Finalement, les textes fondamentaux écrits sur Nag Hammadi vont être le fait de chercheurs sur le moment. Dans les années soixante-dix aux États-Unis, le livre d’Elaine Pagels est plus ou moins contemporain de la première édition complète. Elle écrit les Évangiles Secrets, un excellent texte qui analyse la portée politique des textes retrouvés à Nag Hammadi, sous des angles anti-autoritaires, anti-misogynes, anti-hiérarchiques, etc. C’est ce livre d’Elaine Pagels qui met vraiment à jour la question des gnostiques, mais il est vraiment très politique et pas assez spirituel, ou pas assez métaphysique, et ne rentre surtout pas dans ce qui faisait la vision mystique propre des gnostiques. Elle ne rentre pas dans l’anamnèse, elle ne rentre pas dans le Royaume, elle ne rentre pas dans l’exégèse, elle ne rentre pas dans les visions cosmiques, la Sophia, dans tout ça. Elle est vraiment sur le pan politique mais elle est excellente. Les autres rentrent dans la dimension spirituelle, mais n’abordent pas la dimension politique. Pour moi une des questions importante était de montrer que les deux sont évidemment cohérentes : si l’on pouvait trouver, non seulement à travers l’histoire, des épiphanies de cet esprit-là chez les manichéens, chez les Cathares, mais aussi dans la Kabbale, dans le soufisme chez les Ishraqiyuns et même dans la théologie de la vie dans le christianisme, puis dans la pensée hermétique, dans l’alchimie… alors il fallait l’étudier à la fois d’un point de vue spirituel et d’un point de vue politique. À chaque fois il s’agissait d’un rapport au monde, d’un rapport au cosmos, qui est aussi un rapport direct à la situation présente et à comment y répondre. Il s’agit quand même à chaque fois de transformation, il s’agit quand même à chaque fois de se prendre la merde de la réalité et de la transformer en or. Et la question est : comment on fait ? Et qui va nous aider ? Tout ça c’était des questions que je me posais.

Parallèlement, un travail extraordinaire de philologie est réalisé par celle qui fut la condisciple de Simone Weil à Henri IV, Simone Pétrement. L’amie de Simone Weil donc, qui fut aussi sa biographe, fait tout son travail d’études sur les textes de Nag Hammadi. Sa thèse, publiée sous le titre Le Dieu séparé, analyse pourquoi ils sont les véritables textes des chrétiens. Elle les lit comme le vrai Christianisme qui a ensuite été subverti par les réécritures. C’est son analyse à elle et j’y souscris, en tout cas à ce que j’ai compris puisque c’est un texte très technique.

Ça a l’air très cohérent avec l’œuvre de Simone Weil.

Bien sûr, et Simone Weil en avait l’intuition. Ce qui est étonnant c’est que, dans sa thèse, elle ne mentionne jamais Simone Weil, mais quand je l’ai lue j’y pensais sans arrêt. C’est quelque chose dont Simone Weil avait l’intuition avant que Simone Pétrement ne le démontre, patiemment, à travers sa lecture minutieuse, intégrale, des textes de Nag Hammadi ainsi que des textes des réfutations. Elle étudie chaque figure gnostique en essayant de voir si elle ne correspond pas – ça peut devenir des hypothèses délirantes – à des figures qu’on connaît ailleurs. Elle fait un travail qui me semble extrêmement difficile de tentative de recontextualisation intégrale. Ce livre est une merveille.

Ces deux livres sont pour moi les deux plus grands. Celui d’Elaine Pagels dans sa modestie, son caractère immédiat, son côté « tu le lis en un après-midi » avec un côté péchu d’Américaine en colère. De l’autre côté un travail extraordinaire mais qui se lit sur deux ou trois mois. Six cents pages d’étude minutieuse des détails, c’est fastidieux mais admirablissime.

Choix numéro trois, c’est à peu près contemporain car publié en 1978 : En quête de la gnose, d’Henri-Charles Puech, édité à sa mort par Raymond Queneau. Le premier volume contient ses articles sur la gnose – et sur d’autres sujets aussi, parce qu’il fallait bien remplir le livre. Le second, qui est le plus admirable, contient la totalité de son séminaire sur l’Évangile de Thomas. Séminaire qu’a suivi, entre autres, Raymond Queneau, ce qui explique les nombreuses allusions au gnosticisme dans ses œuvres. Henri-Charles Puech fait partie des premiers, comme Simone Pétrement, comme une poignée d’autres, qui vont aller directement au Caire prendre connaissance des codex et qui vont contribuer à leur décryptage. C’est assez extraordinaire. Il revient d’abord avec des petits morceaux qu’il essaie de comprendre et de contextualiser. Il essaie aussi, c’est assez proche de ce que fait Henry Corbin pour l’islam, de les phénoménologiser. Il prend un logion de l’Évangile de Thomas pour nous faire voir ce que peut être le Royaume pour un gnostique, ce que voit quelqu’un qui, à ce moment-là, écrit ce texte ou le reçoit, ce qu’il en comprend, comment il perçoit le monde. Il fait aussi le lien très net, comme le fait Corbin, avec les Ishraqiyuns ou la grande islamologie chiite duodécimaine, et avant tout avec Sohrawardi, avec qui le lien est fantastique.

Elaine Pagels, Simone Pétrement, Henri-Charles Puech, voici pour les trois principaux. Quelle autre littérature y a-t-il autour des gnostiques ?

Celui qui aura eu le plus de succès, le plus populaire dans les années soixante en France, c’est Les Gnostiques de Jacques Lacarrière. Un livre pour lequel on peut avoir une grande sympathie mais qui est très… lyrique, très exhalté, enthousiaste. Il manque pour moi un peu de densité. Mais respect pour Lacarrière, respect pour tous les découvreurs, tous les expérimentateurs.

Il y a eu les livres de Jean Doresse, qui sont très référencés, très compétents en termes de connaissances, mais ce n’est pas ce que j’ai préféré. J’ai eu beaucoup de soucis aussi avec les analyses de Jean Tardieu qui sont parfois très respectées, mais je les trouve problématiques sur plus d’un point. Il y a un excellent petit livre de vulgarisation, équivalent d’un « Que sais-je ? » microscopique : Les Gnostiques de Madeleine Scopello, parfait, mais qu’on lit en vingt minutes. Ensuite viennent des livres de chercheurs plus tardifs et plus psychédéliques dans leurs systèmes de mise en relation, comme Ioan Couliano, disciple de Mircéa Eliade, qui a écrit Les Gnoses dualistes d’Occident. C’est lui qui disait en plaisantant que tout est gnostique, mais son livre ne fait pas exception. On y rentre vraiment dans le côté « les Dogons [peuple du Mali] sont gnostiques », dans de la religion comparée hardcore avec une touche eliadienne, une touche « temps cyclique et sagesse primordiale » qui est plutôt séduisante.

Au-delà de ces études, les gnostiques sont partout, et notamment dans la culture contemporaine, mais pourquoi ?

Je me posais la question de savoir pourquoi on retrouvait aussi une tonalité fondamentale très proche dans les textes des poètes du xixe siècle. Il y a deux chrétiens dont c’est le boulot : G. K. Chesterton et Pierre Boutang, qui ont produit deux excellents livres sur William Blake. Les deux sont des chrétiens qui aiment Blake, mais qui au bout d’un moment en ont marre et aimeraient bien qu’il se convertisse. Sur certains points, ils disent quasiment la même chose qu’Irénée de Lyon ou Tertullien : « Mais qu’est ce que c’est que ce mec qui décide de l’ordre des dieux dans le ciel, qui décident de récrire quasiment toute la geste mystique, qui se permet de jouer Jésus contre son père », et c’est bien vu ! Chesterton fait une analyse dans laquelle il dit que ça ressemble beaucoup à ces textes des hérétiques des premiers siècles. Boutang fait toute l’analyse où il dit que William Blake était secrètement manichéen. Ces deux travaux sont formidables, mais on peut se permettre d’étendre et de regarder à travers le xixe siècle comment ça se passe chez Baudelaire ou Lautréamont. L’éditeur de Lautréamont avait vu le rapport entre Lautréamont et le manichéisme, je le cite dans mon livre. Pour l’édition des Chants de Maldoror, il le présente comme un jeune poète uruguayen de Montevideo qui retrouve des accents de cette fameuse hérésie chrétienne qu’est le manichéisme, notamment dans la description d’un dieu mauvais. Bravo ! C’est Juste ! Tout le monde à un moment ou l’autre se dit qu’il y a quelque chose, jusqu’à Roger Gilbert-Lecomte qui voit le rapport entre tous les poètes maudits qui l’ont précédé et les gnostiques. Tout cela est avant Nag Hammadi, par des gens qui n’ont pas pu lire Nag Hammadi : Simone Weil et Roger Gilbert-Lecomte sont morts deux ans avant.

Il fallait traverser ça pour arriver au xxe siècle. Après Nag Hammadi, que se passe-t-il ? Certes c’est l’après-guerre, mais c’est aussi les mouvements de la jeunesse. Beaucoup de gens ont vu qu’il y avait un rapport entre les mouvements de la jeunesse et le premier romantisme à la Novalis et autres, avec ces espèces de jeunes mecs à cheveux longs qui embrassaient le Cosmos. On peut voir aussi tout ce qu’il peut y avoir de façon parfois brouillonne voire discutable dans ce que ça a pu produire, en particulier chez les baby-boomers qui n’ont pas tous bien vieilli, c’est le moins qu’on puisse dire. On ne fera pas de Dany Cohn-Bendit notre Simon le magicien. Mais on peut voir vraiment dans ce que ces mouvements de la jeunesse ont eu de plus fort et de plus généreux, de plus communicatif, quelque chose qui s’en rapproche et qui va être embrassé comme tel par plusieurs de leurs figures tutélaires.

Le gnosticisme finalement, c’est le rêve de liberté de tous ceux qui se révoltent ?

Oui. Dans le noyau c’est ça. Le cœur c’est ça. Après, pour la forme que ça prend, je pense que par toutes les métamorphoses que ça a pu prendre et par leur extrême confiance dans le fait que l’avenir leur donnera raison, ils ont quelque chose à nous apprendre. Ils ont une longueur d’avance sur nous et les réinterroger nous permet de nous réinterroger nous-même sur que faire après la mort des vrais et des faux prophètes. Comment repenser l’après années soixante-dix quarante ans plus tard ? C’est dingue de se dire que les mecs qui ont fait ça sont encore vivants et qu’ils tiennent la baraque. On est dans le 70 après J.-C. dont parle tout le temps Philip K. Dick. On a l’impression que le monde est construit dans cet univers-là, avec la divinité, la théophanie, qui est apparue dans l’anamnèse de Dick. Thomas, lui, dit que l’empire n’a jamais pris fin. On est toujours en 70 après J.-C. et tout ce qui a suivi n’a été qu’une espèce de bulle imaginaire créée par l’Empire romain pour te faire croire que le christianisme avait eu lieu. On peut complètement relire l’histoire de la gauche avec ce truc là !

La Victoire des Sans Roi nous dit-elle que toute révolution portera ses fruits à un moment ?

Oui. On doit et on peut se figurer ça à travers ne serait-ce que ce moment clé qui est qu’en 1945 on retrouve leurs textes qui ont été conservés et qui maintenant ne peuvent plus disparaître. Justice leur a été rendue. C’est là que politique et théologie mystique se rejoignent. L’événement lui-même de la découverte de ces textes doit être pris très au sérieux.

 

La sélection gnostique à écouter, par Pacôme Thiellement
 
Tori Amos – Mrs. Jesus
Tori Amos – Marys of the Sea
Angelo Badalamenti – Hook Rug Dance
Beatles – The Word
Beatles – Girl
Beatles – Nowhere Man
Beatles – Eleanor Rigby
Beatles – Tomorrow Never Knows
Beatles – Strawberry Fields Forever
Beatles – Lucy in the sky with diamonds
Beatles – Within You and Without You
Beatles – A day in the Life
Beatles – I am the Walrus
Beatles – All you need is Love
Beatles – Baby You’re a rich man
Beatles – Revolution 1
Beatles – Revolution 9
Beatles – The Ballad of John and Yoko
Black Sabbath – It’s alright
Blonde Redhead – For the Damaged
Björk – Declare Independance
Julee Cruise – Questions In A World Of Blue
David Bowie – Strangers when we meet
David Bowie – I’m Deranged
Breeders – Buffy Theme
Kate Bush – Them Heavy People
Bob Dylan – Isis
Mama Cass Elliot – Make your own kind of music
Jimi Hendrix – If 6 was 9
Jimi Hendrix – 1983
Jimi Hendrix – Sgt Pepper (live)
Marvin Gaye – What’s going on
Marvin Gaye – Save the children
Marvin Gaye – God is Love
Eyvind Kang – Mary of Magdalena
Eyvind Kang – Asa Tru
Eyvind Kang – Mineralia
Jessika Kenney – Her Sword II
King Crimson – The Great Deceiver
Led Zeppelin – In The Light
John Lennon – Instant Karma
John Lennon – Imagine
John Lennon – Ya Ya
John Lennon – Watching the Wheels
Matching Mole – God Song
Curtis Mayfield – Jesus
Curtis Mayfield – To be Invisible
Melvins – The Bloated Pope
Melvins – Idolatrous Apostate
Monty Python – Meaning of Life
Morrissey – Everyday is like Sunday
Müslüm Gürses – Kis Oldum
Neil Young – Everybody Knows This is Nowhere
Nina Simone – I wish I knew How it would feel to bee free
Nine Inch Nails – Heresy
Nine Inch Nails – Something I can never have
Nine Inch Nails – The Day the World went away
Prince – Purple Rain
Prince – Darling Nikki
Prince – 3 Chains of Gold
Prince – Last december
Prince – Welcome 2 the Dawn
Queen – Life is Real
Queen – We are the champions
Radiohead – Knives Out
Ramones – Life’s a Gas
Residents – Pain and Pleasure
Residents – The New Hymn
Residents – Ship of Fools
Rolling Stones – Let it Loose
Ronnie Spector – Try some, buy some
Kala Ramnath – Raga Bhatiyar (Drut ektaal)
Secret Chiefs 3 – Killing of Kings
Secret Chiefs 3 – Renunciation
Secret Chiefs 3 – Combat for the Angel
Secret Chiefs 3 – Hypostasis of the Archonts
Secret Chiefs 3 – Ubik
Secret Chiefs 3 – The Owl in Daylight
Judee Sill – The Kiss
Sun Ra – God is more than Love can ever be
T. Rex – Cosmic Dancer
Traffic – Heaven is in your mind
Kayne West – Famous
Frank Zappa – Jesus thinks you’re a jerk
Frank Zappa – Strictly Genteel (200 Motels finale)