Paru dans le n°697 des cahiers du cinéma de février 2014.
Si vous n’aimez pas la mort, la solitude, l’incommunicabilité, le sexe conçu comme un remède à l’amour, la destruction, et surtout : si vous n’aimez pas qu’une œuvre d’art vous parle de ce que vous n’aimez pas, alors vous n’aimerez pas Nymph()maniac. Pas plus que les autres films de Lars Von Trier. Pourquoi ? Parce que leur objectif a toujours été de rendre votre vie plus difficile, vos blessures plus douloureuses, vos opinions moins évidentes, vos sentiments moins purs qu’ils n’en ont l’air. Mais aussi votre cœur plus profond, votre état mental plus friable, votre empathie plus développée.
Nous sommes tous des honnêtes gens : très sensibles, très raisonnables, très bons. Nous n’avons strictement rien à nous reprocher. Et pourtant… Pourtant, quand on gratte un peu, on se rend compte que le fond de l’homme, ce n’est pas ça. « La vérité, ça sent mauvais » disait Josée dans La prisonnière d’Henri-Georges Clouzot – autre grand formaliste pessimiste, mystique et obsédé sexuel, et qu’on a toujours traité, à tort, de manipulateur ou de pervers. L’homme, c’est aussi une sombre chimère, un mélange de sentiments incompatibles, un monstre d’horreur, de psychologie trouble et de lâcheté... « Oh ! Quelle énigme que l’homme ! » s’écrie un personnage de D.A.F. de Sade. A quoi son complice répond : « Oui, mon ami. Et voilà ce qui a fait dire à un homme de beaucoup d’esprit qu’il valait mieux le foutre que le comprendre. »
Et voilà : Nymph()maniac. Le film d’une femme qui préfère foutre les hommes que les comprendre. Le film pour oublier l’amour (Forget about love) et qui nous dit la même chose que Zappa, à savoir que les cœurs brisés, c’est pour les trous-du-cul (Broken hearts are for assholes). Le film qui nous explique que l’amour ce n’est que de la luxure avec un peu de jalousie dedans (Love is just Luxury with Jealousy added). Le film qui nous raconte que le sexe est simplement une tentative pour sortir de la solitude ou de l’autisme, comme l’amour, et que cette tentative – à un niveau fondamental, au niveau de l’histoire d’une âme – échoue, parce qu’on finit toujours par tomber amoureux, parce qu’on finit toujours par être déçu par nous-mêmes, et parce qu’on finit toujours par reconnaître sa solitude. Oui, mais…
Mais Nymph()maniac ce n’est pas que ça. Parce qu’un film ne se substitue pas à la somme de ses idées que son récit décide de traiter. Nymph()maniac est le film le plus obsessionnellement romanesque des dix dernières années. Avec Synecdoche, New York de Charlie Kaufman. Deux films, l’un sur la mort, l’autre sur le sexe, habités par la Grâce et par les va-et-vient de son absence. Deux films obsédés par la question de la narration et ses épuisements successifs. Comme si la verticalité de la Grâce et celle du storytelling étaient indissolublement liées, frères ennemis se regardant en chiens de faïence, un peu comme le destin (Locke) et la mystification (Ben) dans Lost. Kaufman avait travaillé les rythmes des plans et axé ses scènes sur des lapsus, des malentendus très courts, accumulant sur 1h50 plus de 120 scènes aux statuts incompossibles (du naturalisme réducteur à la fantasmagorie radicale) pour raconter la deuxième moitié de la vie d’un homme et tous ses masques écornés. Sur un rythme extatique qui le rapprocherait davantage du Sono Sion de Love Exposure et ses indénombrables parenthèses narratives enchâssées, parfois horribles, parfois joyeuses, Lars von Trier décide de surenchérir sur un domaine qui l’a toujours obsédé : les traitements stylistiques contrastés et l’alternance lyrico-burlesque de leurs déploiement.
Sur deux fois deux heures, Joe découpera et racontera sa vie à sa façon, dans huit chapitres aux titres et aux « entrées » différentes, à partir de huit objets présents dans la chambre de Seligman – trait qui le rapprocherait des aventures de Philémon de Fred, où ce sont des objets qui permettent de rentrer dans les histoires – et en accumulant les formes de dévoilement ou de révélation épiphanique au milieu des digressions de son interlocuteur : Seligman se tenant dans le rôle du spectateur, un spectateur omniprésent, à la fois exégète, conseiller technique et relanceur, qui ne cesse de commenter et de digresser – des digressions sur lesquels justement Joe s’appuie, en alpiniste de la parole, pour monter sur les sommets imprenables de son histoire.
Tout cela rapprocherait en effet le film d’un roman du XIXe siècle – Barbey d’Aurevilly par exemple – si ce n’était la tension du récit vers des formes sensorielles et mathématiques qui recoupe les ambitions des grands modernistes : James Joyce (qui explore les formes musicales adaptées à la psychologie masculine dans Ulysse), Malcolm Lowry (et toutes les digressions théologiques nécessaires pour décrire le roman contre-initiatique du consul) ou Yumeno Kyusaku et le récit éclaté, fragmentaire de Dogra Magra. Enfin, cet usage inlassable des clichés, notamment musicaux – la valse de Chostakovitch qui évoque Eyes Wide Shut, la fugue de J.S. Bach de Solaris, et même le Requiem et la Lettre à Elise, bref, c’est « Les 20 morceaux classiques que vous devez écouter avant de mourir » qu’on a utilisé pour la bande-son ! – l’apparenterait à un Nabokov ou un Kubrick jouant aux échecs avec sa propre virtuosité.
C’est trop beau : « Le parfait pêcheur à la ligne », ouverture d’un grand classicisme ; « Jérôme », une comédie romantique type « tu me fuis – je te suis » traitée sur le mode dépressif ; « Madame H. », un conte cruel pas si drôle ; « Delirium », narration glacée sur la mort, touchant avec effroi et résignation le lieu obstrué et la lumière aveuglante du deuil ; « La petite école d’orgue », cœur et sommet du film, digressant sur le fonctionnement du récit lui-même, avec ses mailles tressées de styles ; « L’église d’Orient et l’église d’Occident (le canard silencieux) », le moment qui rapprocherait le plus Nymph()maniac d’un roman d’apprentissage sexuel, dans une forme japono-sadienne (si le film dans sa totalité rappelle par son ampleur et sa fantaisie Love Exposure, cette section du récit l’apparente à un autre film beaucoup plus sombre de Sono Sion, Guilty of Romance) ; « Le miroir », court récit de réhabilitation ratée ; enfin « Le pistolet » où l’histoire de Joe reprend sur la forme du film noir, avec un flash-forward en ouverture (la voiture qui flambe), des gangsters, une ambigüité de principe dans les relations amoureuses, un invraisemblable deus ex machina et un fin sombre et sarcastique qui finit par recouper le début du film... L’espace qui sépare le visage lunaire, d’une pâleur dévorante et d’une passivité vampirique, de Stacy Martin et la dureté et l’épuisement qui habite Charlotte Gainsbourg semblent incompossibles et pourtant : on l’accepte, comme on accepte qu’une personne finit, à force d’en baver dans cette chienne de vie, par ne plus se ressembler du tout. Ce que Nymph()maniac explore, c’est l’hypothèse que pour raconter n’importe quelle vie il faudrait accumuler des genres si différents et des tons si contradictoires que le résultat serait nécessairement fragmentaire, plein de hors-champs et de fausses pistes... Oui, pour raconter sa « véritable histoire », Joe a besoin de toutes les ressources rendues disponibles par l’imagination de son auditeur, Seligman, et de sa propre capacité à associer les images.
Véritable histoire ? Peut-être. Peut-être pas. Une phrase nous met la puce à l’oreille. Quand Seligman s’énerve des trop nombreux twists du récit, Joe lui demande : « Comment mon récit vous sera le plus profitable ? En y croyant ou en n’y croyant pas ? » A partir de cet instant, on doit accepter le fait que tout ce qui se passe dans ce film est la réécriture d’un récit qu’on ne connaîtra jamais. Une stylisation de type « auto-fictionnelle », par l’héroïne, d’un récit précédent, peut-être plus banal, peut-être plus atroce aussi… Nymph()maniac c’est un récit mis en scène par Joe elle-même. Elle n’a peut-être pas revu Jérôme à de nombreuses reprises dans sa vie – c’est ça qui met le doute dans l’esprit de Seligman – mais les individus qui apparaissent à différents moments du récit occupent la même fonction dans l’histoire de son âme. Et, au bout du compte, ça revient au même.
Dans presque tous les films de Lars von Trier, le réalisateur parle depuis le personnage féminin. A l’époque de sa conversion au catholicisme et de sa focalisation, comme Bloy et Huysmans, sur le dogme de la substitution, Von Trier était Bess dans Breaking The Waves et Selma dans Dancer in the Dark. Au moment où il perd la Foi et voit dans le désir de sauver les autres hommes une perversion de plus de l’épouvantable psychologie humaine, Von Trier était Grace dans Dogville et Manderley, deux films sur le devoir d’ingérence comme détournement du dogme de substitution. Enfin, au sortir de sa grande dépression, Von Trier devient la femme sans nom dans Antichrist et Justine dans Melancholia – films explorant des vies qui ne se déploient plus que sous la forme de leur propre anéantissement, des vies « maudites ». Dans Nymph()maniac, pour la première fois, Von Trier donne à Joe sa « touche » authentique : celle d’être, d’abord, une « conteuse ». Et une conteuse virtuose, comme elle est également une virtuose de la question des relations homme-femme. Joe est une psychologue, capable de lire dans l’âme des hommes et surtout dans sa propre âme, mieux que quiconque. Et c’est bien difficile de ne pas être désespérée quand on se connaît vraiment soi-même. C’est bien difficile de ne pas se sentir affreusement seule.
Nymph()maniac raconte la même histoire que Antichrist et Melancholia. C’est si évident que le prologue de Antichrist, l’enfant qui saute par la fenêtre pendant que sa mère fait l’amour, est parodié dans Nymph()maniac avec la même musique de Haendel, histoire de bien enfoncer le clou. La femme sans nom, Justine et Joe sont la même personne – ou plutôt l’incarnation du même principe dans trois modes de narration différents. Le récit d’horreur dans Antichrist (visiblement des trois films celui que les spectateurs aimèrent le moins). Le drame lyrique dans Melancholia (visiblement celui que les spectateurs aimèrent le plus). Enfin la comédie cruelle dans Nymph()maniac. Que raconte cette trilogie ? L’histoire d’une femme qui vit l’Apocalypse dans sa chair. C’est notre récit à tous, nous autres solitaires gnostiques découvrant, à l’aube du XXIe siècle, le rideau déjà troué de la fin des temps. La trilogie de Von Trier répond à l’Apocalypse de la même façon que Alfred Jarry la prophétisait, par un dispositif « Antéchrist / Etoile-Absinthe / Grande Prostituée de Babylone » qui, chez le premier, produisait Ubu, l’étoile Algol et Messaline, et chez le second, la femme sans nom, Justine et enfin Joe, qui, lors d’une transfiguration hilarante et sinistre, se retrouve entourée de la Prostituée et de Messaline, choisie par les puissances du sexe pour accomplir son travail de sape des idéaux amoureux, son travail de mise en pièces des illusions. Joe pourrait dire, comme le héros du Surmâle : « L’amour est un acte sans importance, puisqu’on peut le faire indéfiniment. » Comme la femme sans nom, comme Justine, Joe est la Grande Destructrice et la Grande Désillusionnée.
Parce que c’est ça, le vrai sujet de Nymph()maniac : la destruction des illusions. Et le fait que cette destruction aboutisse toujours à une grande solitude. Et derrière ses aspects de comédie macabre, Nymph()maniac est peut-être le plus triste des films de Lars von Trier, parce que c’est le seul où la possibilité de l’amitié est suffisamment ébauchée pour devenir crédible, pour être quand même mise en pièces à son tour. C’est le personnage de Seligman (Stellan Skarsgard), la grande tristesse et la cruauté du film. En fin de compte, Seligman gardera la place de l’humaniste progressiste profondément dans l’erreur qu’avaient l’homme sans nom (Willem Dafoe) dans Antichrist et Claire ou John dans Melancholia. Seligman a beau être le plus attachant et le plus innocent des humanistes progressistes, il reste in fine encore un personnage qui n’a pas pris la mesure de la situation. Parce qu’il échoue lamentablement face à la seule mission qu’il eut jamais : devenir l’ami de la Grande Désespérée. Parce qu’il reste un humaniste progressiste, il est insensible à la présence de l’Apocalypse sur la Terre, insensible à l’Apocalypse vécue par Joe elle-même. Il ne voit pas plus la fin des temps dans Nymph()maniac que l’homme sans nom n’était capable d’entendre le message des trois mendiants dans Antichrist ou John ne pouvait reconnaître l’imminente destruction de la Terre dans Melancholia.
Comme son cher August Strindberg, Lars Von Trier pense que nous sommes déjà en Enfer. « La Terre, c’est l’Enfer, écrit Strindberg : la prison construite avec une intelligence supérieure. Les puissances éveillent le désir et permettent aux damnés d’obtenir l’objet de leurs vœux. Mais dès que le but est atteint et que les souhaits sont remplis, tout apparaît comme sans valeur, et la victoire est nulle ! Et ce n’est pas seulement l’appétit inassouvi qui tourmente le plus, c’est le convoitise repue qui inspire le dégoût de tout. » Lars Von Trier est obsédé par la question de la justice – en fin de compte, la véritable question de la fin des temps. Ses films prennent le parti de Justine dans un monde rempli de Claire. Ils épousent le grand chant de Joe dans un monde qui ne produit que des Jérôme ou des Seligman. Continuerons-nous toujours à rejeter ceux qui nous confrontent à nos lacunes, nos manquements, notre lâcheté ? Saura-t-on enfin être l’ami de Justine ou de Joe – nous qui leur ressemblons tellement ?
Nous attendons celui qui aura le courage de se lever et de dire : Je veux être l’ami de la Grande Dissipatrice.
Nous attendons celui qui acceptera de regarder en face, avec elle, le Rideau troué de la fin des temps.