Texte publié en janvier 2009 sur l'ancien blog de Pacôme ICI-BAS.
Il y a une similarité méthodologique entre Zappa et Jarry qui tient d’abord à une affinité de tempéraments. C’est cette affinité qui les pousse à la réutilisation permanente de matériaux préexistants, sans faire intervenir de critère hiérarchique dans leur sélection, sans se soucier de leur valeur sociale : leur échelle de valeurs étant à usage strictement interne, soumise à l'ordre des réalisations possibles. Pour Zappa, pour Jarry, il n'y a pas de grands matériaux, il n'y a que de grandes utilisations. Et d'abord un art de créer des relations nouvelles dans le cerveau du spectateur/auditeur/lecteur.
Sous sa forme solipsiste, cela revient à dire : tout cela a du sens puisque je le veux (et que je suis Dieu). Mais, en réalité, pour cela, il y a un énorme travail préalable à faire sur soi, pour se rendre capable d'exercer son vouloir (et déjà connaître son vouloir, choisir son masque, accepter sa transformation en Monstre). Ensuite pour apposer sa griffe sur tout ce qui arrive, dégager la texture générale qui permettra de TOUT intégrer : le contexte de réalisation et de perception qui permet à TOUT de devenir pataphysique ou continuité conceptuelle.
En outre, sous peine de rester entièrement hermétique, ce Monstre doit se faire Savant Fou. Il doit construire la perspective qui engage son public (son double, son soi-même réfracté dans le temps) à en éprouver la force, par d'infinies négociations entre la réaction immédiate (le rire) et la méditation infinie (la beauté).
C'est quelque chose de parfaitement nouveau, justiciable de la mort de Dieu, corollaire du fait que les valeurs traditionnelles se dévaluent et qu'aucun critère de maîtrise ne fonctionne plus : mêmes les Dada, mêmes les surréalistes (dans une certaine mesure) ne l'ont pas perçu. Ils sont restés enfants, provocateurs, destructeurs ou en attente d'une relève symbolique future. Même les membres du Collège de Pataphysique (dans une autre) ne l'ont pas compris : eux qui ont cru à une parodie matérialiste des institutions traditionnelles capables d'un usage collectif, électif ou non. Mais la Pataphysique est intransmissible : il y a toujours un pataphysicien de trop sur la Terre pour le VRAI pataphysicien, qui exerce une volonté absolue – et absolument exterminatrice – sur les choses. Dieu est jaloux. L'artiste-qui-devient-Dieu appose sa griffe sur TOUT. Il est l'Alpha et l'Oméga, recadenassant le Diable et mettant Saint Michel sous tutelle, parlant le salamalec de l'Eglise sous l'identité postiche d'un professeur de physique, il est à a fois le Déchet Suprême et la Condensation Ultime. Mais condensant son action défécatoire sous la forme du diamant, il l'offre généreusement à N'IMPORTE QUI comme une véritable hostie transfiguratrice. Et ce n'importe qui devra en faire à son tour l'expérience complète et l'usage le plus différencié qui se puisse être sous peine d'être remisé parmi les sectateurs.
Or, sans la création d'un Nouvel Amour, il est clair que tout ceci sera condamné à la stérilité la plus complète. C’est ce Nouvel Amour qui reste à inventer, histoire de donner le coup d’envoi de cette sortie définitive de la civilisation « monotonothéiste » (Nietzsche) ; histoire de constituer enfin ce monde dans lequel nous sommes appelés à vivre depuis déjà plus d’un siècle et devant lequel nous continuons à attendre, incorrigibles post-chrétiens perdus que nous sommes. Il s’agit pas d’étudier Zappa et Jarry mais de se rendre sensibles à l’énergie dissipatrice qu’ils se seront chargés de transmettre et du contexte actuel dans laquelle celle-ci sera susceptible d’exercer sa charge maximale. Ou alors Jarry et Zappa (mais également Nietzsche et Rimbaud) ne nous auront servi à rien.