Entretien avec Pierre Pigot.
1 – À la question « Qui t’a donné envie de devenir écrivain », tu répondais récemment, non par un nom comme le font la plupart des gens, mais par un groupe : la revue Le Grand Jeu, animée entre autres par René Daumal et Roger Gilbert-Lecomte. Le Grand Jeu occupe une place centrale (à tous les sens du terme) dans ton livre L’Homme électrique, et on retrouve Daumal et son Mont Analogue jusque dans ton petit dernier Les Mêmes yeux que Lost. Peux-tu nous expliquer comment tu as pris connaissance du Grand Jeu, quel choc cela a constitué pour toi, et surtout comment tu estimes que les leçons de cette foudroyante expérience littéraire se poursuivent jusqu’à notre époque ?
C’était je-ne-sais-plus-quand entre 1992 et 1993, et, mon vieux, c’était une des périodes les plus somnambuliques, austères, magiques, et maladivement poético-littéraires de ma vie. J’ai découvert Le Grand Jeu dans le fac-similé de la revue publié par Jean-Michel Place. J’avais dix-sept ans. C’était la même semaine que Aurélia de Gérard de Nerval, et à peine un mois après Suppôts et Supplications d’Antonin Artaud (et voilà, d’un bloc, les trois composés principaux de L’Homme électrique, treize ans plus tard). En sortant de l’école, je suis allé faire un tour dans les rues autour du jardin du Luxembourg, suant l’angoisse et l’expectative – j’avais beaucoup de suées d’angoisse cette année-là, et j’attendais beaucoup de choses de la vie, j’avais dix-sept ans, quoi – et je suis passé devant la librairie de José Corti. Il y avait une vitrine consacrée au Grand Jeu et à René Daumal, avec la publication de ce Cahier H (L’Age d’Homme) dirigé par Pascal Sigoda où la photographie de la couverture le montre concentré, cravaté et gominé comme un agent du FBI sorti d’un film de David Lynch. C’est les références à Nerval et leurs allures de dandys archi-sérieux, volontairement infantiles, super-gentils, maladivement chics, drogués par excès de cérébralité, haïssant la vie et accrochés au surnaturel comme d’autres à l’amour, qui m’ont attiré vers eux. Les premières choses que j’ai lus d’eux, les articles dans Le Grand Jeu ou les poèmes de Roger Gilbert-Lecomte dans le 2e volume de ses Œuvres Complètes, m’ont marqué à jamais, sur le fond comme sur la forme, comme les méthodes d’investigation de l’agent Cooper, les apparitions et disparitions des agents Desmond et Jeffries, et les communications de leur supérieur hiérarchique, Gordon Cole, dans Twin Peaks : « Cooper, you remind me of a small mexican chihuahua ! »
C’est simple : j’aime tout Le Grand Jeu. Et tout ce qui concerne ses personnages me passionne, aujourd’hui comme à l’époque de ma première lecture. Non seulement les œuvres de René Daumal et de Roger Gilbert-Lecomte, mais aussi la peinture de Joseph Sima (la seule qui m’évoque, comme marquée du sceau de la prédétermination, la peinture, actuelle, de Scott Batty, un de mes imagiers préférés), les dessins humoristico-métaphysiques de Maurice Henry (qui annoncent Gébé et Hara-Kiri), les essais littéraires-mystiques d’André Rolland de Reneville (L’Expérience poétique, Rimbaud le voyant, Science maudite et poètes maudits), les contes de Hendrik Cramer (Visions et naissances) et La Défaite de Pierre Minet, son livre de souvenirs qui est beaucoup plus qu’un simple livre de souvenirs. J’adore la manière dont Daumal et Gilbert-Lecomte recrutent le jeune Minet, alors camelot du roi de 16 ans, vendant à la criée L’Action française au milieu d’un cortège de grévistes. C’est beau comme la façon dont Jacob choisit ses candidats dans Lost. Les deux « phrères » le voient au loin, se faufilent derrière lui, lui tapent sur l’épaule, avec un grand sourire, lui passent un mouchoir sur le visage pour enlever sa transpiration, et l’amènent directement au bar Cyrano, passage Talleyrand, pour le faire changer de vie. Tout ça, je le revois comme si je l’avais vécu. Le Grand Jeu était au cœur de nos préoccupations à l’époque de Spectre, la revue dont je me suis un peu occupé, avec quelques amis, à la fin des années nonante et le commencement des années zéro. Luc Fafournoux, qui vivait dans le même immeuble que moi, à deux étages près, et avec qui je travaillais quasi-quotidiennement, avait fait sa maîtrise sur René Daumal et la théologie négative. Nous reprenions concrètement leurs jeux et leurs expériences, en particulier la façon dont ils se promenaient la nuit tombée : l’un les yeux fermés et l’autre le guidant par la voix, lui indiquant les voitures qui passent et le changement des feux, comme une allégorie des relations entre le moi et le Soi dans le Vedânta… Nous avions vingt-trois ans, yo !
Aucun autre « groupe littéraire » n’a accordé autant d’importance à la grâce, et n’a voulu se donner entièrement dans la moindre de ses paroles, le moindre de ses gestes. C’est un miracle que René Daumal ou Roger Gilbert-Lecomte, à l’extrême-limite du monde littéraire ou de la chose poétique, aient publié. Ce sont nos seuls Saints. À travers eux, par leur intervention brève, dense, et décisive, dans les matières, visionnaire et spirituelle, nous pouvons lire désormais les grands poètes de la modernité à la lumière de la pensée traditionnelle, et réciproquement : Alfred Jarry à l’aune des Upanishad, et Ibn Arabi depuis Isidore Ducasse. Sans eux, sans leur vol plané sur six mille ans de Kali-Yuga, je n’aurais sans doute pas essayé d’interpréter les formes éthiques chameau – lion – enfant dans les bandes dessinées de Mattt Konture, la Tradition Hermétique dans les albums de Led Zeppelin, ou les identifications de la télévision et du pôle contre-initiatique dans Twin Peaks et dans Lost. Au fond, toute ma vie intellectuelle et pratique n’est qu’une note en bas de page dans un chapitre en annexe d’un mémoire universitaire sur les répercussions psychiques du Grand Jeu.
2 – Tu as beaucoup écrit sur des musiciens ou des séries télévisées, mais on sait parfois moins que tu as aussi écrit un livre entier sur Gérard de Nerval, L’homme électrique. Alors qu’on t’associe plutôt au domaine de la pop culture contemporaine, comment la figure de Nerval, à première vue très éloignée de cette sphère, prend-elle place dans le parcours de ta pensée ?
C’est de l’expérience intime, d’abord. Nerval, Artaud, Daumal et Gilbert-Lecomte ont longtemps été mes seuls guides. De 1993 à 2005, en gros, c’était les seuls hommes face à qui je n’osais pas déconner. Je me fichais de faire du chiche-kebab de la pensée d’Heidegger, de parler de Nietzsche comme d’un faux Christ de film burlesque, de danser des parades esquimaudes avec Spinoza, ou même d’attribuer de fausses citations à Borges comme à saint Paul (oui, c’est un peu con, mais ça me faisait rire). Face à Nerval, Artaud ou au Grand Jeu, j’étais d’une gravité sans équivoque. Ils n’avaient jamais triché, eux. Et ils m’avaient donné le peu que je savais pouvoir utiliser vraiment dans ma vie.
Chez Nerval, j’aime tout. Les poèmes hiératiques et énigmatiquement parfaits des Chimères, toutes les versions « alternatives » de l’histoire de l’Abbé de Bucquoy et des Faux-Saulniers, les récits de souvenirs (Les Nuits d’Octobre, Mes Prisons, etc), le Voyage en Orient, Les Filles du Feu, Sylvie l’Unique et bien sûr Aurélia, alpha et oméga de la description des allées et retours dans le monde-miroir. Dans ce corpus autobiographico-fantastique en miettes, râpeux comme un baiser de sirène, triste comme un solo de trompette bouchée, j’écarquille sans cesse les yeux comme une petite fille devant les merveilles lues et oubliées, recouvertes à chaque départ et redécouvertes à chaque retour.
Bien sûr, au centre de tout cela, il y a la question des voyages. Je fais des rêves dirigés ou des expériences-limites depuis que j’ai quatorze, quinze ans. Cela m’angoissait beaucoup, alors, de me retrouver à un centimètre du lit, ou d’avoir l’impression de flotter puis de chuter dans des souterrains de viande saignante et rutilante ou de sentir mon organisme dévoré par des êtres de cauchemar. Après quoi, c’était des voyages dans des villes inconnues, mais suffisamment consistantes pour que je retrouve la même architecture et les mêmes personnages de rêve en rêve. Dans Aurélia de Gérard de Nerval, comme dans les textes L’Horrible révélation… la seule de Roger Gilbert-Lecomte et Nerval le nyctalope de René Daumal, c’est la première fois que je retrouvais des témoignages concernant des expériences de ce genre. Cela m’a troublé de savoir que, non seulement je n’étais pas seul à avoir vécu cela, mais que, de plus, à partir de Gérard de Nerval, cela avait pu entraîner une activité poétique dense et dévorante, qui pouvait officier à la fois comme un document officiel et un baromètre spirituel. Depuis j’ai retrouvé tellement de témoignages de sorties du corps dans les textes visionnaires, de Plotin à Marc Bolan, en passant par Ruzbehan Baqli Shirazi, Shiyaboddin Yahya Sorhavardî, Daniel Paul Schreber, Alfred Jarry, Léon-Paul Fargue ou Nicolas Ker, le chanteur de Poni Hoax, que je pourrais écrire un Que sais-je ? sur Le Corps Astral !
3 – S’il y a un écrivain dont tu partages la passion avec l’ensemble du FFC, c’est bien Thomas Pynchon, Vente à la criée du lot 49 étant, sauf erreur, son livre que tu préfères. Chacun a un peu son Pynchon à lui, grand démultiplicateur des signes paranoïaques, explorateur des failles de l’Histoire, comique irrésistible ou extraordinaire magicien des mots. Et toi, qu’est-ce qui te séduit le plus chez Pynchon ?
C’est mon professeur en école de cinéma, Stephen Sarrazin, qui m’a conseillé de lire Thomas Pynchon. C’était en 1995, je me trimballais toujours jusqu’à ce fameux bâtiment de la rue de Cîteaux avec des livres d’écrivains roccocos et arrogants, russes blancs exilés racontant des histoires de nymphettes piégées dans des « livre dans le livre », références à double-fond et détails prompts à donner le tournis, et je désespérai de trouver quelque chose littérairement qui m’enthousiasme comme du Frank Zappa. Il a visé hyper-juste. Il faut dire que Pynchon était un de ses élèves (pas de Stephen Sarrazin ! de l’écrivain russe blanc exilé arrogant aux romans de nymphettes, bref : de Nabokov, quoi). J’ai récupéré ses romans publiés au Seuil, et, en bon flemmard sceptique, j’ai évidemment commencé par le plus court. C’était Vente à la criée du lot 49, qui se trouvera plus tard être celui que j’ai le plus relu, et dont je connais quasiment l’histoire dans les moindres détails (mais je suis d’accord que ça n’atteint pas les sommets émotionnels de V. ou de L’arc-en-ciel de la gravité).
C’est la dimension comique, carnavalesque, qui m’a touché d’abord. Son côté Balzac meets Tex Avery. Un livre de Pynchon, c’est d’abord un gros roman et il porte en lui l’envers de l’Histoire contemporaine, comme Splendeur et misère des courtisanes ou l’Histoire des treize, mais il part également dans tous les sens, est bourré de détails burlesques et de gags ; enfin, soudain, explose au détour d’une page un torrent élégiaque d’une beauté encore inconnue avant lui, comme les passages concernant les tableaux de Remedios Varo dans Vente à la criée, les moments d’intense mélancolie qui traversent L’Arc-en-ciel de la gravité ou toute la partie finale de V. à La Valette.
Depuis, les romans de Pynchon n’ont cessé de faire leur chemin, sinueux, serpentin et insistant, dans ma vision du monde ; ils ont mûri en moi ; et ce qui me touche surtout, quand je repense à lui ou que je réouvre un de ses livres, c’est le fait qu’il parle moins de « son » Histoire contemporaine que de la nôtre. V. déjà fait la part belle à toutes les pistes concernant la continuation du nazisme après le seconde guerre mondiale, le remplacement des hommes par des machines, ainsi qu’aux légendes urbaines les moins significatives mais les plus tenaces de son époque comme celle des crocodiles dans les égouts de New York. Et il y a, parallèlement, dans les relations en yoyo de Benny et de ses copines, toute la mise en place narrative de cet Amour liquide dont parle Zigmunt Bauman dans ses essais, la dislocation systématique des relations humaines et la progression de la solitude. Dans Vente à la criée du lot 49, c’est tout le fonctionnement propre aux communautés virtuelles qui est décrit et déconstruit dans le système postal alternatif de la ville de San Narcisso, et la tentative de se trouver de « nouveaux intercesseurs » comme disait Deleuze, en appelant à l’Empire du silencieux Trystero, ce personnage – nervalien à souhait – de prince déshérité fomentant sa sombre vengeance. Et même la narration de L’arc-en-ciel de la gravité a quelque chose de l’association d’idées, du surf, de l’accumulation de signets, qui s’est substituée, dans la logique de l’internaute, à la déduction ou à la dialectique.
On retrouve un peu la même rénovation des méthodes de narration dans les films de Robert Altman des années soixante-dix, en particulier les chefs d’œuvre M.A.S.H., John McCabe & Ms. Miller, Le Privé, Nashville, Buffalo Bill et les Indiens, Trois Femmes, Un Mariage et plus tard Short Cuts. Pynchon, Altman et Zappa sont les très grands chroniqueurs de ce tournant anthropologique. Non seulement ils ont vu, compris et décrit davantage que quiconque à ma connaissance toutes les ambiguïtés de la période qu’ils ont traversé et de son influence sur la nôtre (les systèmes de séduction réciproque entre la gauche libertaire et la droite libérale ; la manière dont l’identité se diffractait sans pour autant cesser de s’intensifier ; la mise en place d’un « marché des styles de vie » qui allait occuper centralement la politique électoraliste pour éviter définitivement de régler l’injustice économique et sociale), mais ils ont surtout bien compris le changement de vitesse de réception de la personne à qui ils s’adressaient, une compréhension qui supposait une sensibilité dressée vers le formes de l’acquisition de connaissances de l’internaute (chez Pynchon), la représentation chorale et la diffraction de l’identification propre à la série télévisée moderne (chez Altman) et une sensibilité aux tensions eschatologiques de la forme carnavalesque (chez Zappa). Pynchon, c’est nous, aujourd’hui. Et à partir de l’extension du Web dans les années zéro, ce qui était virtuel lorsqu’il écrivait ses romans, est devenu actuel : à savoir, l’accumulation des hypothèses contradictoires, ce qu’on appelle avec mépris la « théorie du complot » mais qui n’est que la façon dont les individus pensés comme secondaires ou subsidiaires par les puissants tentent par tous les moyens de se réapproprier l’Histoire, qui est tout de même leur Histoire, que les hommes politiques et les journalistes le veuillent ou non. Pynchon la transmet, serti de toute son ambiguïté et toute son indécidabilité, ce qui est la plus belle chose à faire. L’influence que cette manière d’appréhender les faits divers ou les légendes urbaines, sans se prononcer sur leur réalité intrinsèque ou leur plausibilité, a eu sur mon propre petit essai Poppermost, est évidente.
4 – Ta découverte d’Henry Corbin et de sa somme En Islam iranien ont opéré une nette rupture dans tes références et dans la manière dont tes livres s’organisent : depuis Cabala, la philosophie et la poésie islamiques, que ce soient les traités de Sohrawardi ou les poèmes d’Attar, imprègnent de plus en plus ta pensée et ton écriture. A la lumière de Corbin, qu’est-ce qui, précisément, a disparu ou s’est reconfiguré dans ta manière d’approcher les objets dont tu t’occupes ?
À partir de 2006 environs, la lecture de Henry Corbin et de toutes les figures de l’Islam qu’il a présenté, traduit, commenté et explicité (mais plus particulièrement Attar, Ruzbehan et Sohrawardi) ont considérablement modifié mon approche de la « culture pop », qu’elle soit visuelle, auditive ou audiovisuelle. Mais parce qu’elles ont modifié mon approche de la vie, tout court. C’est d’abord, la découverte d’une consistance propre au monde de l’âme : « monde imaginal » chez Henry Corbin, « monde des formes en suspens » chez Sohrawardi. Et la nécessité de nourrir, de constituer ce « monde de l’âme » de son vivant parce qu’il sera plus tard le lieu même de la résurrection. C’est donc des conséquences spirituelles de l’art qu’il est alors question, mais également des allers-retours entre art et vie, entre fiction et réalité. Attar, Ruzbehan et Sohrawardi sont à la fois des exégètes, des philosophes, des conteurs et des poètes.
Ensuite, c’est de la qualité de la lumière traversée par une œuvre : de la lumière qu’elle réfracte ; de l’enténébrement qu’elle combat ; de la mélancolie qu’elle soigne. Une œuvre ne me passionne jamais autant que lorsqu’elle agrippe un morceau d’enfer, un aérolithe tombé du front de Lucifer, mais le strie ensuite de lumières ou le place au centre du front du spectateur ou de l’auditeur pour le détourner de sa course vers la destruction et en faire un escabeau pour le Paradis. Je pense ici à un fil de discussion facebook consacré à Lars Von Trier, dans lequel une amie, Patricia Ho, a dit : « Personnellement j’ai détesté l’Antichrist ». Orsten Groom a répondu « Tout le monde déteste l’Antichrist, mais le film qui en a été tiré est le remède. » Je ne pourrais pas dire mieux.
Dans En Islam iranien, il y a la question du ta’wîl, de l’exégèse, qui est la « complémentaire » (au sens d’une Assurance Maladie !) de l’œuvre. Chez Corbin, comme chez Sohrawardi ou Ibn Arabî, l’interprétation est capitale. Sans exégèse, Le Coran ou les poèmes visionnaires de Avicenne ou de Rûmî restent des livres fermés ; avec une exégèse, ils peuvent se vérifier en tant que vie. Si je me suis autant intéressé au shiisme duodécimain, c’est parce que, au sein des expressions religieuses données à la « Doctrine-Une » de la connaissance (pour parler comme les membres du Grand Jeu), c’est celle qui explicite le mieux la nécessité de l’expérience esthétique du spirituel. Dans la découpe duodécimaine de l’Histoire, Mahomet est considérée comme le dernier des prophètes, il ferme un cycle ouvert par Abraham et dans lequel on peut trouver également Isaac, Jacob, Moïse, Elie et Jésus-Christ ; mais le XIIe Imam, par son occultation, lui, ouvre le cycle de l’interprétation, le cycle du ta’wîl. À partir de celui-ci, il faut interpréter, non seulement Le Coran et les hadith, mais encore l’ensemble des traditions juive, chrétienne, perse, mazdéenne, zoroastrienne, indienne ou grecque (les shiites parlent de l’Imam Platon !), pour les accomplir – et c’est une fois que tout aura été interprété, c’est-à-dire réapproprié, que l’Imam Caché reviendra.
Enfin, il y a la nécessité de raconter de nouveaux récits, qui sont autant de portes pour garder vivante cette expérience du monde de l’âme. Sorhvaradî le dit et le répète : lorsqu’on a vécu le récit initiatique dont les livres sacrés portent la trace et conservent les principes, il faut toujours re-raconter l’histoire à sa propre manière. Les principes spirituels, qui ne répondent pas à l’espace et au temps, sont rénovés et protégés par la création de nouveaux récits qui sont autant de nouvelles portes. Pour le dire autrement, on n’« invente » jamais rien. On redécouvre toujours la vieille Lune. Mais il faut redécouvrir la vieille Lune. On ne peut jamais se contenter d’en entendre parler par un tiers.
5 – Les textes religieux occupent une grande place dans tes livres, qu’il s’agisse des écrits gnostiques ou du Coran, ou encore de la Bhagavad-Gitâ, tous écrits qui participent directement à l’élucidation des problèmes que tu te poses dans tes propres livres. Par rapport à notre époque où la suspicion d’oppression ou de violence a été jetée sur tout fait religieux, et où on ne se réfère au Coran que pour en stigmatiser des versets lus au premier degré, as-tu conscience d’apporter, par ton usage à la fois respectueux et hétérodoxe de ces textes, ta propre participation à ce vaste et interminable « débat de société » ?
Je n’aime pas du tout les débats de société mais c’est très difficile de ne pas y participer, même malgré soi. J’ai déjà exprimé à plusieurs reprises le profond dégoût que m’inspire l’islamophobie. Ce que je me contenterai de dire aujourd’hui, où régulièrement de nouvelles mesures sont inventées pour nuire aux Gitans, où la France, l’Italie et la Roumanie rivalisent de saloperie, où la Hongrie même a ouvert des camps de travail obligatoire, c’est que le monde traditionnel est plus que jamais insupportable aux modernes. Et, que ce soit les Gitans, les Amérindiens, les Africains ou, plus près de nous, les Musulmans, les Occidentaux ne se contentent plus d’exprimer avec insistance leur désir de voir toutes ces civilisations rentrer au chausse-pied dans l’Histoire (entendez « leur » Histoire, celle de la démocratie libérale ; surdéterminée par les passions de l’ego, mais vantant les mérites de la liberté ; hiérarchique à l’extrême mais professant avec hypocrisie l’égalité ; haineuse, malade et triste, mais s’imaginant fraternelle), ils ne se contentent pas même de ne cesser de leur nuire par les brutalités policières, les traques de sans-papiers ou les débats nationaux sur les questions d’identité française (tout ça est à pleurer, yep), désormais résolument agacé par leur refus de s’abaisser à leur niveau d’incurie et de violence, ils ne vont pas tarder à chercher des méthodes pour pouvoir s’en débarrasser le plus vite et le plus simplement possible.
Le jour où le monde ressemblera au projet des Occidentalistes, c’est bien simple, ce sera l’Enfer : la circulation entre les mondes matériel, imaginal et spirituel sera à jamais compromise, nous ne pourrons plus mettre en mouvement nos architectures sédentaires par les musiques des nomades, nous serons emprisonnés dans des systèmes exaspérant les passions individuelles et les manipulant pour nous laisser éternellement affamés, assoiffés, malades. Pour nous soigner, il ne nous restera plus qu’à nous avachir dans des sofas face à la télévision, une demi-douzaine de bières sur la table du salon, et d’assister à – vous avez déjà deviné la suite – d’interminables débats de société.
6 – Le livre fondamental de Frances Yates, L’Art de la mémoire, t’a également ouvert bien des portes : il irrigue constamment Cabala, et tu l’as encore cité dans une récente conférence sur « Télévision et occultisme ». À travers Yates, c’est à la « science sans nom » d’Aby Warburg que tu touches, une pensée qui s’affranchit des barrières que sont les spécialités, les différences de médias ou encore les cadres temporels. Tu convoques Dante pour David Lynch, ou encore Henry James pour la série Lost. Selon quelles méthodes, quelles intuitions, parviens-tu ainsi à composer les planches de ton propre atlas warburgien ?
Tout cela procède par enchâssement d’intuitions, mais il faut que plusieurs éléments soient réellement présents pour que celles-ci puissent s’articuler et faire sens. Le Tour d’écrou apparaît dans Lost et la question de l’interprétation multiple comme de l’art poétique sont évoquées dans Fire walk with me. La tradition hermétique traverse tout le corpus de Led Zeppelin et les références à Nanook of the North sont bien présentes dans l’Apostrophe(’) de Frank Zappa. Ensuite, les confrontations entre domaines d’expressions, époques, idées, créent des chocs et des contre-chocs qui bouleversent la manière dont on regarde ou dont on écoute quelque chose qu’on a eu l’habitude d’écouter ou de regarder. Ce sont des lignes qui apparaissent, et qui dessinent une sorte de spirale : Nanook-Spinoza-Ducasse-Browning-Herzog-Zappa pour Economie Eskimo, Hermopolis-Ficin-Antonioni-Kubrick-Carnivale-Led Zeppelin pour Cabala ou encore Preminger-Ellington-Dante-Sohrawardî-Benjamin-Twin Peaks pour La Main gauche de David Lynch.
Ces confrontations, et les déductions afférentes, permettent de rafraîchir notre compréhension et contribuent donc à constituer le « système émotionnel » appelé par l’œuvre. Borges disait qu’une grande œuvre littéraire créait son « type » de lecteur. Autant dire qu’une nouvelle porte ouverte vers le monde imaginal implique une nouvelle manière de la traverser : elle implique la nécessité de composer le corps d’une nouvelle Alice, et les spirales en question sont là pour remplir sa trousse ou son sac-à-dos. Pour Poppermost, j’ai pris un guide (Nietzsche), une gourde (Rimbaud) et un manuel de survie (Lewis Carroll) pour visiter les jardins féeriques ouverts par la discographie des Beatles ; mais quand j’ai dû retourner sur l’île de Lost, alors j’avais besoin d’une cartographie des centres spirituels (Guénon), d’une formation militaire accélérée (La Baghavad Gîtâ) et de tout un arsenal d’alpiniste (Daumal).
7 – Pour certains, la série télévisée de type « feuilletonnante » serait venue remplacer certaines fonctions du récit (du « conteur », dirait Walter Benjamin) qui étaient jusque là l’apanage de la littérature, et qu’il serait difficile pour celle-ci de reconquérir sans s’affranchir d’une certaine exigence avant-gardiste qui la fonde désormais. Le problème se réduit-il irrémédiablement à cette « séparation des pouvoirs », ou bien y a-t-il à ton avis moyen de dépasser cette aporie ?
Ce n’est pas à moi de répondre à cette question, mais aux grands lecteurs de romans contemporains ; je suis seulement un petit spectateur de séries télévisées. Si celles-ci ont aujourd’hui une puissance d’épanouissement et de rafraîchissement incontestable, c’est lié à une raison très concrète : la découverte d’un spectatorat habitué à regarder des choses chez lui, souvent jeune, souvent solitaire, souvent insomniaque, a entraîné un marché réel pour de nouvelles fictions, vis-à-vis desquelles les producteurs de télévision furent aussi ignorants que les producteurs de pop music dans les années 60, ce qui a été d’une grande utilité : c’est-à-dire qu’ils ont foutu un peu la paix aux artistes ! C’est vrai, non seulement de Twin Peaks et de Lost, mais également de Oz, The Wire, Carnivale, Deadwood, Fringe, Treme, John from Cincinatti… Tous ces feuilletons mêlent une grande exigence, fondamentale comme formelle, et une incroyable aisance à la communiquer. Ca ne durera peut-être pas bien longtemps ; il y a un an, une série calamiteuse comme FlashForward, typiquement une « idée de producteur », voulant être à la fois Lost, 24 heures, Urgences, Les 4400, etc., marquait le début d’une reprise en main du marché par les décideurs et les intermédiaires, comme la volonté des chaînes de privilégier à nouveau les procedurial (où chaque épisode peut se regarder indépendamment) comme Médium ou Le Mentaliste, aux serialized (où manquer un épisode rend impossible de comprendre la suite de l’histoire). Du moins, le temps que cet âge d’or existe, il faut s’en réjouir et contribuer à faire émerger les possibilités d’existence qui peuvent en être déduites. Toute la question de la série télévisée moderne est celle de l’orientation, et du rattachement au pôle de connaissance.
On le sait : le roman a perdu cette capacité à partir du début du vingtième siècle, quelque part entre Tolstoï et Joyce : alors que le cinéma (de Eisenstein à Kubrick, en passant par Coppola et Oliver Stone) traitait désormais les « grands récits », en accord avec un succès public qui justifiait le fait de se croire appelé à dessiner le mythe de leur époque, le roman devenait un laboratoire de baroquismes extraordinaires et un ascenseur vers les abysses de la complexité (José Lézama Lima, Carlo Emilio Gadda, Yumeno Kuysaku, Thomas Pynchon), produisant des Sommes Romanesques riches et passionnantes mais qu’on peut difficilement imaginer couronnés d’un fort succès public – et donc, malgré tout, de peu de conséquences vérifiables dans la réalité. Bien sûr, c’est sans compter tous les écrivains populaires, qui, de H.P. Lovecraft à Stephen King, en passant par Philip K. Dick ou Carlos Castaneda, peuvent utiliser la forme écrite pour véhiculer de l’affect collectif à l’état pur. Mais ce ne sont pas des « stylistes » ; et leur talent ne s’évalue pas à la qualité de leurs phrases mais à l’impact généré par leurs œuvres.
Il y a, en outre, quelques mystères : le mystère Kafka, le mystère Borges, le mystère Burroughs. Même Elias Canetti… Des écrivains qui participent à la fois de l’archi-sophistication littéraire et du sentiment collectif. Bien sûr, on ne peut que souhaiter que ce type de rencontre ait lieu à nouveau, mais cela ne se décide pas, c’est à chaque fois un « petit miracle ».
8 – Nous sommes dans un pays où la forme la plus prestigieuse, en tous cas celle qui occupe le plus l’espace médiatique littéraire, est le roman. Adorno parlait quant à lui d’une dignité spécifique de la forme « essai », à la fois comme modestie de l’inachèvement toujours recommencé et comme refus de clôturer la pensée. Quel rapport entretiens-tu toi-même avec cette forme si particulière de l’essai, dont tu as déjà publié sept exemples, et que tu apparentes à de véritables « montages » textuels ?
Le plaisir commun de l’essai et de la fiction est d’être surpris, en cours d’écriture, par de nouvelles idées. L’essai me ravit dans la mesure où je vais découvrir quelque chose en l’écrivant. Que je vais me tromper. Puis être détrompé. Que ma vision du monde en ressortira changée à jamais. Et puis ensuite, c’est la façon dont ces idées vont être mises en scène qui va compter. La rapidité d’arrivée de certaines informations, la lenteur des autres, sans compter toutes les architectures invisibles.
Ce qu’on ne met pas assez en avant, c’est la question de la construction dans l’essai, la structure et le tempo. Pourtant, je suis persuadé que l’architecture globale impacte le lecteur facilement autant que les idées ou que la forme de la phrase, qu’il s’en rende compte ou non. Pour mes petites constructions essayistiques, j’ai beaucoup piqué aux séries télévisées d’abord, et particulièrement aux X-Files et leurs introductions qui sont comme des coups de compas lancés à une vitesse folle de l’autre côté de la carte du monde : très souvent, quand je passe d’un chapitre à un autre, il me faut commencer le plus loin possible des lieux principaux du précédent (d’où : l’apparition de la Vierge à la Sallette au milieu de Poppermost, le cheval Haru-Urara dans Economie Eskimo, le combat entre saint Pierre et Simon le Magicien dans L’Homme électrique, etc.), et en même temps que l’on puisse y saisir ses relations intimes avec lui, et toute une pelote de fils invisibles, mais que celles-ci apparaissent d’abord comme un paradoxe, ou qu’elles produisent une surprise, qui nous réveillent, mon lecteur et moi. En outre, comme le dernier épisode d’une saison de série télévisée est toujours également le « pilote » de la saison suivante, et contient, en énigme, les thèmes principaux de celle-ci, chaque livre que j’écris doit annoncer, assez superstitieusement, le sujet ou les personnages principaux du prochain : Lost dans La Main gauche de David Lynch, ou le professeur Choron dans Les Mêmes yeux que Lost… Le fait d’avoir, en amont, quelques lecteurs privilégiés, qui sont des amis, et presque des co-auteurs, est évidemment capital : c’est Thomas Bertay qui a eu l’idée d’inverser les deux premiers chapitres de Economie Eskimo, et Patricia Rousseau m’a aidé à réorganiser, dans les détails, dans un déroulement plus judicieux, toute la matière hétéroclite (florentine, persane, cinématographique et pop) de Cabala.
C’est surtout depuis Cabala
que la fabrication du squelette du livre m’est devenue une
opération résolument passionnelle : Cabala a
été construit en miroir de l’Album Sans Nom de
Led Zeppelin, 8 chapitres pour les 8 morceaux, mais
subdivisés chaque fois en 4 sous-parties qui correspondent
à l’habituel quadrangle zeppelinien (de musiciens, de
symboles, etc.). Voulant mettre en forme la réalité
d’un pôle contre-initiatique répondant à
un enténébrement concerté de
l’être humain, La Main gauche de David Lynch
répond à la Tétrakys pythagoricienne, et au
rythme 4-3-2-1 (le premier chapitre fait quatre fois la taille du
dernier, le tout est soumis à une accélération
constante ; mais le livre répond également au rythme
de Twin Peaks, qui démarre très lentement, et dont la
tension s’accroît jusqu’au film qui a parfois la
vitesse du rêve). Les Mêmes yeux que Lost, enfin,
calque sa structure de 108 paragraphes (pas un de plus, pas un de
moins) sur les 6 nombres de la suite lostienne (4, 8, 15, 16, 32,
43) qui sont à la fois les traces de l’harmonie
globale masquée derrière les accidents apparents ; la
suite de chiffres supposée empêcher la destruction du
monde ; et les nombres associés aux candidats pour le
rôle de gardien de l’existence spirituelle. Bien
sûr si je me permets de dire tout ça, c’est que
je souhaite de tout cœur abandonner tous ces trucs dès
mon prochain livre, Tous les Chevaliers sauvages. S’il est
réussi, il ne répondra plus de tous ces codes
préalables. Si ce n’est pas le cas, ce qui est
hélas fort probable, vous les avoir dit en amont le
bousillera suffisamment à vos yeux pour que vous me forciez
la main afin que je change enfin mes manières de voir et de
raconter.
L’essai est la forme livresque que je fréquente le
plus. Tout d’abord, j’aime sa densité
éthique, et le tourbillon d’hypothèses ou de
coïncidences dont il s’entoure toujours (de Michel de
Montaigne, s’épuisant autour de La Boétie comme
un indien autour d’un totem, à Tom McCarthy, quand il
écrit Appel à tous les agents, infusé
d’une urgence d’agent cryptographique comme des
superstitions du savant fou). Ensuite, j’aime sa puissance
d’impact sur le lecteur, qui donne l’impression, au
détour d’un collage ou d’un raccord dans un
essai de Walter Benjamin ou de William Burroughs par exemple, de
voir, éclaircie, tout un pan de l’Histoire jusque
là restée opaque. J’aime quand il s’agit
d’une enquête approfondie sur un sujet – le
Pourquoi Hitler de Ron Rosenbaum ou La Stratégie du choc de
Naomi Klein – ou de mystérieuses variations et
réitérations progressivement concentriques comme
certains ouvrages de Jean Baudrillard (De la séduction,
Simulacre et simulation, Les Stratégies fatales). Enfin,
j’adore la forme quasi-parfaite des Enquêtes de Jorge
Luis Borges, l’incroyable amplitude de Mikhaïl Bakhtine,
les rhapsodies délicieuses enroulées puis
déroulées de Henry Corbin dans tous ses livres, et la
structure, totalement opérante derrière une apparence
de non-littérature absolue, des livres de René
Guénon.
9 – Chacun de tes livres a la particularité de tendre, à la fin de son parcours, un véritable miroir éthique à son lecteur. Quelle importance revêt pour toi cette manière d’exhorter ton lecteur à refaire pour son propre compte l’expérience du voyage intellectuel qu’il vient d’accomplir ?
Ca n’était pas prémédité, mais ça c’est fait comme ça. C’était la dernière étape à chaque fois, avant de clore le livre, brûler toutes mes traces et demander au lecteur de dessiner son visage avec les cendres. J’ai toujours vu le portrait du spectateur ou de l’auditeur comme l’objet à dessiner à l’approche d’une œuvre d’art. Mais, une fois que ce portrait a été entièrement déplié, il ne vaut plus rien ; il faut tout refaire à zéro. C’est un château de sable qui s’écroule d’un trait : tant pis, mais tant mieux : parce que sinon il nous resterait rien à faire. Tendre un miroir à son lecteur retarde l’instant de la fin du monde, puisqu’il recule, très légèrement, de quelques instants encore, le moment où l’exégèse s’achève et le XIIe Imam revient.