Feuilleton réalisé avec Arnaud Baumann.
« J’ai cherché à exprimer que le métro est un endroit où l’on peut devenir fou, commettre des crimes, se pincer les doigts très fort »
C’est ainsi que Benjamin Boboli nous parle de ce qui est aujourd’hui sa plus célèbre création : Le Lapin du Métro. Ce Lapin, Boboli n’en est pas l’illustrateur, mais le « concepteur ». Dans le numéro précédent, une bande dessinée parlait de l’origine du Lapin du Métro : il s’agissait d’une pure fiction, évidemment, puisque le Lapin n’a jamais vraiment « existé », sinon dans l’imagination de Benjamin Boboli – qui a trouvé cette histoire si drôle qu’il s’est manifesté à l’équipe de Fluide Glacial par l’envoi d’une caisse entière de bouteilles de champagne accompagnées de pattes de lapin et nous a donné l’idée de cette nouvelle rubrique : Les Maîtres Secrets du Temps. Car Boboli est le plus influent des conseillers occultes des quatre derniers présidents. Oubliez Attali, Minc, Bauer et autres Yves Montand : si un homme à travaillé à redessiner les contours d’une époque, tous pouvoirs confondus, c’est plutôt lui : Boboli, cet éternel jeune homme qui nous vient de Runcorn, dans le Cheshire – une ville industrielle avec un port devant lequel le jeune Benji venait s’asseoir en rêvant à des jours meilleurs à Paris... Il fait ce travail dans l’ombre depuis les années 80. Derrière ses yeux bleus de rêveur et son extraordinaire barbe rousse, il a l’air d’avoir trente ans. Il en a, en réalité, cinquante. Sa méthode pour rester jeune ? L’infantilisme. Un mot d’ordre qu’il a appliqué lui-même comme à sa création.
Imposer l’infantilisme à toute force
Si on avait dit au jeune Benjamin Boboli qu’il redéfinirait Paris et son image à travers le monde, il nous aurait probablement rit au nez, avec cette fougue et cette innocence d’une jeunesse qui se cherche encore elle-même et se demande où elle a bien pu encore se fourrer. Pourtant, c’est lui qui a inventé cette idée géniale : transformer la réalité en un jardin d’acclimatation – et l’architecture urbaine en exercices d’éveil. Il est derrière la refonte de trois grands domaines de l’aventure moderne : la culture, les bars et les banques – tous repensées sur l’esthétique des écoles primaires. Le fait que le Forum des Images ou la Gaité Lyrique soient roses, rouges, avec des décors dignes de Récré A2, c’est Boboli. Le fait que les bars donnent des shots de vodka-carambar ou de vodka-fraise tagada après une soirée alcoolisée entre amis, c’est lui aussi. Le fait qu’il y ait des peluches dans les bureaux des banquiers ou un groom idiot animé qui vous dit bonjour quand vous retirez de l’argent, c’est encore lui.
« Derrière tout ça se cache une interrogation sur l’homme : devient-on jamais un homme ? Qu’est-ce que c’est être un homme ? En transformant le monde à l’image d’un grand jardin d’enfants, j’essaie de faire apparaître ce paradoxe : nous cherchons à devenir quelque chose qui n’existe pas. »
Mais son plus haut fait d’armes, son chef d’œuvre, c’est évidemment le Lapin. Quel Lapin ? Le Lapin ultime, celui qui efface tous les autres. Jeannot Lapin, le Lapin Blanc, le Lièvre de Mars, Bugs Bunny, Roger Rabbit, le lapin de Playboy avec son stupide nœud-papillon de crâneur… Tous prophétisent le Lapin du Métro, mais depuis son arrivée, il les rend subsidiaires, caduques. Le Lapin du Métro, c’est le Lapin Archétype. C’est le Lapin-Etalon – un peu comme Jésus-Christ est l’Homme-Etalon à partir duquel on corrige les écarts des autres. C’est le « Môme Lapin ».
Le Lapin du Métro, témoin de son Temps
C’est au tout début des années 80 qu’apparaît le Lapin du Métro. Il porte une salopette rouge et un pull jaune à motifs noirs, et ne se pince pas encore les doigts dans la porte mais met en garde contre les portillons automatiques.
« Je crois que j’ai toujours été obsédé par les dangers représentés par les modes de transport modernes… Aussi loin que je m’en souvienne, les trains, les avions, les bus présentaient pour moi un caractère d’hostilité envers l’homme. Mais plus encore : envers l’animal. Envers le vivant. Avez-vous remarqué comment les animaux réagissent dans les voitures ? Lorsque le chat commence à hurler sur la plage arrière, je suis avec lui. Je suis lui. »
Une seconde mouture du lapin apparut en 1982. Mais, à l’instar d’Oswald, ébauche de Mickey Mouse, ce n’étaient que des crayonnés, des brouillons, des esquisses « du » « Lapin ». Le Lapin de 1986 – année à marquer au crayon d’or – le lapin rose, c’est-à-dire un véritable contemporain, qui a abandonné cette vieille salopette rouge aux clous, et arbore fièrement son pantalon de survêtement jaune et son tee-shirt assorti pour entrer de plain-pied dans l’aventure moderne et mettre ses mains sur la porte.
Où va le lapin ? On parle à Boboli de l’usage archétypale du Lapin. Symbolisant Ali dans l’Islam, il représente le seuil dont Mahomet est la porte. On lui parle de Lewis Carroll, et même de Inland Empire de David Lynch qui place ses « Rabbits » au seuil de son récit, face au passage entre deux mondes. Le Lapin n’est-il pas la difficulté d’accéder à l’étape suivante de son itinéraire initiatique ? Mais Boboli n’entend rien à ce « charabia ésotérique ». Pour lui, le Lapin, c’est « un être qui est en train de se perdre lui-même dans un espace chaotique, hostile. Il est l’expression de notre angoisse à tous. Notre crainte d’une perte dans l’indifférencié. Cela veut dire ça aussi : se faire pincer très fort. »
Boboli aujourd’hui
Que fait Boboli aujourd’hui ? Il travaille de nouveau à son Lapin justement. Il aimerait enfin pouvoir raconter son histoire, la véritable histoire du Lapin du Métro. Il trouve qu’en se focalisant sur son image d’imbécile qui se coince les doigts, on ne rend pas justice au Lapin et à la complexité de sa quête.
« Il s’est passé des choses pour que mon héros en arrive là, là je veux dire les doigts pincés très forts par la porte. Ces doigts coincés, c’est un moment-clé dans son aventure, c’est un événement-choc, mais ce n’est pas la totalité de son récit. J’aimerais désormais qu’on apprenne davantage sur les motivations de mon personnage, mais aussi peut-être commencer à raconter ce qui s’est passé ensuite… »
Peut-on espérer une continuation à la Star Wars ? Avec un prequel et un sequel ? Verra-t-on le Lapin désormais orner les portes des immeubles, se dépêchant pour aller au travail ? Verra-t-on des images du Lapin dans les hôpitaux de Paris, attendant aux Urgences qu’on vienne ausculter sa patte blessée ? C’est un peu ce que Boboli a en tête : écrire un roman hors-les murs, faire de la ville de Paris le grand livre du Lapin. On verrait le Lapin dans les bibliothèques, avec sa main bandée, empruntant les livres : « Attention ! Ne prends pas trop de livres à la fois, tu risques de les faire tomber très fort. » On verrait le Lapin en étiquette sur les restaurants, allant dîner après cette durée journée : « Attention ! Ne mange pas trop, tu risques de te faire vomir très fort. » On verrait peut-être le Lapin plus tard, entrant à travers une porte spatio-temporelle dans des univers parallèles : combattre contre les Grands Anciens qui avaient existé bien des âges avant qu’il n’y ait eu des hommes, tenter de contenir le Chaos rampant qui vient de l’au-delà et traverse les murs du métro parisien : un danger infiniment ancien, plus ancien que la sombre Tyr, que le Sphinx énigmatique ou que les jardins de Babylone. Car nous vivons sur une île placide d’ignorance, environnée de noirs océans d’infinitude que nous n’avons pas été destinés à parcourir bien loin. Un jour cependant, la coordination des épisodes épars du récit du Lapin du Métro nous ouvrira des perspectives si terrifiantes sur le réel qu’il ne nous restera plus qu’à sombrer dans la folie devant cette révélation.
Au terme de plusieurs années d’études, Benjamin Boloni, l’inventeur du lapin RATP, est sur le point de trouver un nouveau concept pour une compagnie low cost dont le nom commence par Easy… Mais ça tarde à venir. Les rapports avec tout ceux qui se disent « faciles » s’avèrent toujours compliqués. Ben, photographié à bord de son aéronef personnel, avant un décollage qui n’a pas eu lieu.
Notre rencontre a levé ses doutes. Il est sur la piste de l’idée qui va nourrir sa vie pour les 40 prochaines années. À demi mots, il lève en partie le mystère : la Sécurité sociale sera sa prochaine cible. En rapport avec l’interdiction de fumer, l’addiction au vapotage intensif ou quelque chose comme ça, son message promet d’être implacable.
Ne souhaitant pas être reconnu, lors de notre première rencontre, Ben était venu grimé. Non sans une certaine honte, il nous a avoué la source de son inspiration. C’est un message laissé par sa femme (dont il a divorcé depuis), qui a inspiré son message pour la RATP.
« Mon lapin, n’oublie pas d’acheter du gruyère pour la tapette. J’ai encore trouvé des crottes. J’espère que c’est seulement des souris. Ton mickey qui t’aime. »
Après de longues
négociations, il accepte de poser à visage
découvert, devant un fond rouge alors que sa couleur
préférée est le bleu.
« Il faut reconstruire le Temple » : C’est la phrase que répète Eric Fabret quand on lui demande pourquoi il s’agite ainsi. Eric Fabret, 27 ans, ingénieur-conseil spécialisé dans l’économie numérique, proche de Christine Lagarde, comme du banquier Grégoire Chertok qui fut son mentor. Hyper-actif, cet ancien diplômé de l’EM Business School spécialiste en benchmarking, qui chuchote à l’oreille « profondément choquée » de Jean-François Copé, possède quinze sites web, quarante-deux blogs, et même le profil professionnel linkedln qui vous envoie dix spams « rejoignez-nous » par semaine. Avec ses grands yeux tristes et ses longs cheveux noirs, il essaie de contrefaire l’enfant qu’il n’a jamais pu être : cet enfant qui ressemblait tant à Pee-Wee Hermann, et aussi vaguement à un oiseau tombé du nid.
Le prophète que ne mangèrent pas les dingos
Dans une de ses plus vieilles photos, on le retrouve dans une voiture, conduit par son père sur la route de Uluru en Australie – le rocher de grès rouge adoré des aborigènes où Lindy et Michael Chamberlain perdirent leur fille Azaria le 17 août 1980, kidnappée par un dingo. On ne fit pas un film de la vie de Eric avec Meryl Streep dans le rôle de sa mère et pourtant : les dingos l’enlevèrent également, et pendant deux semaines, il fut protégé par eux, adopté par eux, nourri par eux. Les dingos lui révélèrent alors l’arbre généalogique fabuleux attestant des très anciennes ascendances naundorfistes de François-Xavier Copé, le fils de l’actuel Maire de Meaux, par sa mère Valérie Ducuing. Dans un des recoins de la masse rocheuse de Uluru il entendit sa mission prononcée par claire audience par des anges à corps de chien, alors que, derrière eux, d’une voix légèrement atténuée, les dingos aboient en harmonie le thème de Lohengrin : « Eric, Eric, écoute un peu… Il faut reconstruire le Temple. »
« Si les gens comprennent si mal Jean-François Copé, c’est qu’ils le prennent pour un simple homme politique au sourire de mange-merde alors qu’il s’agit du géniteur mystique du prochain Roi messianique, nous confie Eric. Pourtant la pratique pianistique de ce dernier aurait dû mettre la puce à l’oreille de Ceux qui Savent Entendre : malgré ses abords légèrement répugnants, la passion de Copé pour le piano le rattache à l’alchimie comme Art de Musique. Il est donc la materia prima dont on tirera l’étoile palingénésique du rétablissement de la royauté. Je connais bien François-Xavier et il a conscience de sa mission, mais les français ne sont pas encore prêts… »
Reconstruire le Temple, pourquoi faire ?
Entre deux silences, Eric nous gratifie de ce fameux sourire désarmant dont il a seul le secret. Mais une fois qu’il est lancé, il ne s’arrête pas : « Personne n’a encore compris le sens de la plongée dans la piscine de Takkiedine, explique Fabret. C’était là une image symbolique, non seulement du « bain » philosophique, mais également du « baptême » que doit faire le Père pour transmettre le legs mystique à son fils. On pardonne à Mao Tsé-Toung d’avoir nagé dans le fleuve Yatzé durant la Révolution Culturelle, mais on comprend encore mal l’importance des symboles dans le parcours de Copé – une figure en tous points aussi exceptionnelle que le Grand Timonier. Tout, même sa croisade apparemment stupide contre le voile intégral – voile auquel il devait en réalité s’identifier en tant que athanor masquant la pierre – tout préparait à l’avènement de son fils comme pure visagéité. »
C’est en 2010 que Eric prend sa carte de l’UMP, sa « famille politique provisoire ». Ce qui compte avant tout pour lui, c’est de se rapprocher de Jean-François Copé qui, comme lui, a étudié le benchmarking et dont il reconnaît la dimension mystique dans chacune de ses interventions : « Les « chocs profonds » que n’a cessé de ressentir le grand homme tout au long de son chemin de croix politique ne sont que les signes avant-coureurs d’un séisme métaphysique qui concerne sa directe descendance, face à laquelle il doit avoir l’humilité d’un Joseph face au Christ. Et si Jean-François Copé était si « illisible » politiquement, même dans son propre parti, c’est parce que le Père doit rester sans visage. C’est le Fils qui donne son visage du Père – afin de faire descendre l’Esprit sur son peuple. »
Ingénieur de l’Amour Suprême
Si Eric se prépare au règne du fils de Copé, il n’est pas seul : sur les réseaux sociaux, on croise régulièrement des internautes au curieux projet : « Offrir un livre de René Guénon à Jean-François Copé », signe que le mystérieux destin de l’homme politique au grand sourire surprend, et interroge la jeunesse désireuse de changements aussi profonds que les « chocs » de Jean-François. Depuis son éviction, l’homme politique a commencé à « imaginer un autre temps, un temps où l’on commence par se taire, on appuie sur pause, pas pour se faire oublier – ce serait insoutenable – mais parce que le silence permet de réapprendre l’écoute. » Encore un signe que, que ce soit par l’intermédiaire des livres de Guénon ou de la parole de Fabret, Copé est désormais sur un chemin initiatique.
Mais le plus dur reste encore à faire. Eric sait que, tel Marie-Antoinette, Jean-François Copé devra accepter le rite « profondément choquant » de la décollation – indispensable pour le rattachement de son fils au règne mystique des bourbons depuis l’abolition de la Loi salique. Les Français disposeront l’auteur du Manifeste pour une droite décomplexée sur une guillotine aux rattachements supranaturels, et c’est une fois que des flots de sang couleront de son tronc d’où sa tête tranchée se sera détachée, que son fils pourra légitimement régner au sein de la « nouvelle Bethléem » que sera devenue la Terre. Cette opération ne plaît pas à tout le monde. Première réaction au sein de l’UMP : l’éviction de Jean-François Copé, dont les « nouvelles amitiés » dérangent, en particulier Michel Havard, chef de l’opposition à Lyon. « Des cons » se contente de commenter Eric, pas étonné… mais pas inquiet non plus.
En effet, là n’est pas l’essentiel de ses soucis. Depuis plusieurs mois, Roselyne Bachelot lui apparaît en rêve, dessinée en traits incandescents, sa robe couturée de perles, avec une ceinture noire de Taekwondo, chantant un petit air de Verdi, son fils Pierre à la place de Britannicus, et tenant son voile entre deux doigts comme Messaline. A travers des paroles sibyllines, la fille de chirurgiens dentistes, elle-même ancienne pharmacienne, promet d’arracher la « dent de Chertok » qui contient, cryptée, le code qui lui permettrait de rétablir l’Ordre de Miséricorde. Et puis il y a ce Lapin qui a commencé à apparaître sur les murs de la ville de Meaux : d’abord en graffiti, maintenant en affiche. Eric reconnaît le signe indubitable des partisans de Benjamin Boboli – son adversaire astral qui s’est récemment rapproché du « triumvirat » composé par François Fillon, Alain Juppé et Jean-Pierre Raffarin.
« Le lapin, « tu vas te pincer les doigts très fort », c’est bien sympa… Mais la vérité c’est que le Lapin est dans l’esprit de Boboli un signe de transformation diabolique de l’espèce humaine. Je dois à tous prix empêcher Boboli de ridiculiser les élans et les espoirs de la créature, dont le vice a rongé la native noblesse, mais qui peux encore être sauvée. Et parmi mes solutions, il y a ce montage apparemment complexe mais simple au fond, où, après une introduction en bourse de Bygmalion, je ferai une augmentation de capital avec une fusion-acquisition qui devrait permettre une reprise de croissance dans le sens de l’ère du Saint-Esprit : une ère de l’Amour Suprême. »
Il y a dans les mots de ce
self-made man une incantation qui vous remue jusqu’au fond
des entrailles. La vérité est que, si
François-Xavier est le digne descendant des Rois de France,
Eric Fabret, lui, ne dérive de personne. Sans ascendant
véritable, sans descendants possibles, il demeure, dans le
domaine de l’ingénierie conseil, unique.
L’Homme qui a vu l’Enfer et sa Béatrice
Nous apprîmes l’existence de Erica Ederlezi au détour d’une esquisse de poème retrouvé de Georges Pompidou. En 1974, deux mois avant sa mort, le gros président avait noté de façon cursive sur le dos d’une enveloppe du Figaro, quelques lignes d’une passion fiévreuse pour celle qui n’était encore qu’une petite fille : « Je bâtis la tour Montparnasse et c’est toi. Je déplace le trou des Halles et c’est toi. J’édifie l’arche de la Défense et c’est toi. La destruction de Paris fut moins difficile que la tienne, Erica, et moins facile que la mienne, ma Béatrice. » Alors qu’il s’enroulait dans les couettes de ses derniers mois, Pompidou était atteint d’une étrange mélancolie… Il n’arrivait plus à se rendre aux partouzes organisées par Madame sa femme, et, entre deux hémorragies, il pleurait beaucoup : des larmes plus tristes encore que celles des porcs qui meurent. Il continuait à revoir perpétuellement le regard de cette petite fille, égarée par erreur dans une de ces « soirées » coquines, quelques jours avant que se déclare son Waldenström de cauchemar. Dans ce regard, dira-t-il à une de ses dernières confidentes, il n’avait pas seulement vu quelque chose de mélancolique. Il n’avait pas seulement vue l’innocence détruite ou l’enfance gâchée. Il avait vu quelque chose de trouble, d’obscur ou d’inquiétant, de « non-humain ».
Egypte-moi ça
Sous Giscard, Erica est étudiante. Elle part faire un stage de psychologie comportementale aux Etats-Unis, financée, dit-on, par les services secrets turcs. Mais ses « travaux pratiques » préférés, ce sont les nuits passés avec des étudiants, toujours choisis aléatoirement, pour tester certaines modifications de la perception à travers « la mort suçante qui vient de la femme » comme disent certains vieux traités médiévaux. Sa base de travail, ce sont les ouvrages de Jean-Louis Bernard sur le « tantrisme égyptien ». On retrouvera Erica Ederlezi auprès de François Mitterrand – en 1981, le soir même de son élection, elle contrefait l’accent américain lorsqu’elle se glisse entre ses draps soyeux. Le président croit la recevoir en « cadeau » de la part de Ronald Reagan et soupçonne la présence d’un agent dormant, moitié call-girl moitié machine enregistreuse, une 1-million dollar baby, un magnétophone humain dans le genre de Brice Taylor ou de Cathy O’Brien : ces femmes hypnotisées pour servir d’esclaves sexuelles et d’espionnes internationales au service des visées impériales de l’Amérique. Mais c’est exactement l’inverse. En entrant dans la vie du vieux vampire à la peau parcheminée, Erica le transforme, lui, en agent dormant de sa propre cause. Certes, elle sait éveiller en lui les « songes de chagrins idiots » qui vont de paire avec sa sexualité de vieil autophobe : Mitterrand, déjà gêné par son corps, se déshabille avec crainte devant elle. Il recouvre pudiquement son ventre et ses jambes d’une serviette de bain et se calme en caressant longuement les cheveux de Erica. Quelques jours après leur seconde ou leur troisième nuit, le vieil homme commence à avoir mal au dos… Le docteur Gubler ne tarde pas à détecter un cancer à la prostate. Est-ce à cette époque que celui qu’on comparera plus tard à un Pharaon commence à s’obséder pour l’Egypte ? Il egyptomanise son règne, construit une pyramide de verre au Louvre, passe ses vacances au Old Cataract à Assouan avec sa fille Mazarine – « chambre 237, comme dans Shining » parce qu’il y a un spectre dans cette histoire, une inconnue X, qui accomplit sur lui sa pénétrante malédiction doublée d’un projet qui se fait un peu plus précis à chaque fois.
« De toutes façons, tout était maudit d’avance, commente Josépha, l’assistante du Docteur Tarot qui s’occupa des derniers jours du président : Tout commence avec la rue de Bièvres, maudite par un Gitan dans la première moitié du XXe siècle, et tout s’achève avec le convoi funèbre et sa plaque d’immatriculation avec le signe 666 ; Erica Ederlezi n’est qu’une pièce dans l’échiquier du Mal. » Mais assez vite, Josépha se reprend : « Non, je réfléchis mal… En arrivant, cette femme a bousculé le système des conséquences et des causes… C’est parce qu’il devait, de toute éternité, rencontrer Erica Ederlezi, que François Mitterrand habitait rue de Bièvres, et c’est également en souvenir du futur que le Gitan a maudit la rue. Tout revient perpétuellement à cette femme, et cette femme perpétuellement nous renvoie à tout le reste. »
Un Martini au Molitor
« C’est idiot, nous dit Erica Ederlezi avec un sourire doux, presque maternel, alors qu’elle sirote un Martini Dry à la terrasse de l’hôtel Molitor, je ne pourrais maudire personne. Je n’en ai ni les capacités ni l’envie. Ce que je produis n’est pas une malédiction ; c’est une définition. Je montre à ceux avec qui je m’allie qui ils sont réellement dans l’Histoire : leur sens, leur signification. Ensuite, les conséquences de cette définition leur appartiennent. Tout ce que je puis dire, c’est que la plupart des soi-disant grands hommes se connaissent fort mal. « Les peuples heureux n’ont pas d’histoire, je souhaiterais que les historiens n’aient pas trop de choses à dire sur mon mandat » a voulu inscrire Pompidou comme épitaphe à sa présidence. Or, nul plus que lui n’a bouleversé son pays et fait disparaître, avec le déploiement de l’agro-alimentaire comme la destruction du paysage par l’urbanisation moderne, ce qui était encore possible en termes d’existence poétique. Quand au vieux et triste François, il se croyait probablement un descendant des orientalistes du XIXe siècle, un admirateur des dynasties égyptiennes et de la grandeur du monde arabe, et il a contribué plus que quiconque à l’occidentalisation du globe, à sa plongée dans les ténèbres de l’américanisme. »
Après la mort de Mitterrand, on perd la trace de Erica Ederlezi : elle serait en Russie, dit-on. Elle aurait une liaison torride avec Boris Eltsine, choix tiré au hasard d’un coup de dés sur une table de bar avec quelques amis. Pour d’autres, elle a traversé le Japon de Koizumi, à moins que ce ne soit l’Espagne de Aznar. Puis c’est la Libye de Kadhafi. Elle se fait passer pour une des Amazones ; elle se glisse dans sa tente de bédouin, elle lui montre sa trahison des causes panarabique et panafricaine comme ses complicités avec les pires enflures européennes. On dit que, errant, claudiquant comme un personnage burlesque et accompagné seulement d’un parapluie, Kadhafi est allé rejoindre de lui-même les agents de l’Etat français qui l’exécutèrent et sodomisèrent son cadavre. Ses dernières paroles : « Ce que vous pourrez me faire n’est rien par rapport à ce que j’ai vu. » font probablement écho à la « définition » projetée par Erica dans son âme torturée.
La main qui pousse les pions sur l’échiquier de l’Histoire
Puis Erica est revenue à Paris. Elle arpente le métro en faisant attention à ne pas se coincer les doigts très fort. Elle est tombée amoureuse d’un très jeune ingénieur-conseil, un spécialiste en benmarking qui porte (presque) le même prénom qu’elle. Elle aimerait qu’il oublie un peu François-Xavier Copé et qu’il adopte, avec elle, un enfant… Quand on lui demande si elle a eu l’impression de contribuer à un changement significatif de la politique internationale, elle s’énerve : « Comme si qui que ce soit pouvait modifier quoi que ce soit à l’enchaînement des causes et des conséquences ! Tout est écrit dans un livre et les livres disent : c’était écrit. Nous sommes les pions d’un jeu qui se joue depuis un temps infini et, malheureusement, lorsque nous cherchons une main qui pousse les pions, nous retrouvons toujours la nôtre – nôtre main sur le déroulement des événements – et Malheur a Celui ou Celle qui ne la retire pas au moment de la fermeture des Portes... »