1) Pacôme
Thiellement, te lies-tu d'amitié différemment
à la veille de tes 40 ans que tu ne le faisais à 20
ans, à 30 ans ?
(1 bis, réponse peut être incluse dans la
première : Comment se fait-on des ami(e)s à 38 ans et
demi ?)
Un ami est toujours un vecteur d'orientation, une manière de rafraîchir le regard qu'on a sur la vie. J'aime avoir des amis de 80 ans ou de 20 ans, pouvoir passer de conversations avec des personnes qui ont connu Alain Cuny, Laurent Terzieff et Roger Blin à d'autres qui découvrent à peine "Metal Hurlant" ou les Residents. C'est la seule façon de pouvoir regarder le monde avec d'autres yeux - de pouvoir regarder le monde que l'on connaît avec des yeux qui les connaissent autrement, et découvrir aussi des mondes inconnus ! L'amitié, c'est la caravane des Freaks : unis à la vie à la mort, mais chacun avec sa monstruosité.
2) Que remarques-tu de "différent"/de nouveau (en ce qui concerne les notions de l'amitié) chez tes amis qui ont la quarantaine ?
Le piège, ce sont les amitiés qui dégénèrent en casiers judiciaires. Les amis vieux de vingt ans, c'est très beau quand ça a tout traversé mais que les métamorphoses ont été réciproques et complémentaires. Il faut être resté des freaks, des monstres chacun dans son espèce. Ce qui est terrible, c'est les rancoeurs qui s'accumulent, les non-dits qui pèsent plus lourds, les bizutages affectifs qui semblent perpétuellement recommencer. C'est en traitant l'amitié de façon baroque, avec des collages générationels ou culturels, et des courts-circuits de classe, d'origine ou de sexe, comme une espèce d'armée nomade, de fortune, un cirque apocalyptique et chaotique, que l'on arrive au grand fou rire cosmique plein de larmes de gratitude que devrait toujours être une soirée entre amis.
3) Faut-il un "projet" pour justifier le temps passé ensemble ? (Ou est-ce une vision utilitaire, voire libérale, de l'amitié ?)
Les seuls beaux moments passés ensemble sont ceux qui arrivent en-dehors de tout projet, mais le problème, c'est que sans projet, il est difficile de justifier d'aller passer du temps ensemble ! Ce qui est beau c'est l'amitié des eskimos : quand ils ont un coup de coeur pour quelqu'un, ils décident de partir à la pêche ou à la chasse, et ça va durer plusieurs mois dans le grand froid… L'amitié est alors frappée du sceau du danger, de l'épreuve et de l'hostilité des éléments. L'amitié est toujours écrite dans les astres, d'abord, et sur Terre ensuite.
4) Constates-tu, en ce qui concerne l'amitié, une "évolution vers l'électivité" au fil des années ?
Oui, bien sûr, mais c'est dommage. Comme l'explique Simone Weil, l'amitié devrait interdite à tous ceux qui ne savent pas être et vivre seuls. Mais surtout, pour être amis, il ne faut pas seulement avoir des rires communs, il faut aussi des combats analogues. Un Grand Djihad, un projet de réalisation et de délivrance dans lequel chacun est la béquille de l'autre. En fait, l'amitié, c'est la formule de Ramuntcho Matta : 1+1=3. C'est le troisième terme de l'amitié qui compte, l'enfant qui est formé par la relation.
5) L'apport des réseaux sociaux ces dernières années ?
Les réseaux sociaux brouillent tous les rapports : amis, connaissances, inconnus, tous en permanence interagissent ensemble sur la petite fenêtre bizarre de l'ordinateur. Mais c'est très bien : une journée de facebook ressemble à la journée d'Ulysse de Joyce : un gigantesque cosmos en miniature, avec des conversations futiles et sérieuses. Il y a des personnes avec qui on a un échange de toute notre vie qui nous aura apporté une lumière irremplaçable sur l'existence et des personnes qu'on aura revue 4637282 fois pour rien. C'est pas grave, c'est l'étrange orchestre chaotique du Dieu-Musicien qui veut ça.
6) Que nous enseignent les
"grands anciens" en ce qui concerne l'amitié (et le fait de
"se faire des amis") passé (30 ans), 40 ans, 50 ans
?
(6bis) Quarante ans = la dernière possibilité
de se montrer "immature", juvénile, y compris dans ses
amitiés ?)
Les grands anciens n'ont pas vraiment connu l'amitié comme nous pouvons la connaître. Ils ont eu quelques amitiés électives, de vieilles amitiés qui durent une vie, mais surtout beaucoup de rencontres manquées. Il y a eu peu de connexions en dehors des conditions culturelles et sociales déjà établies : l'amitié entre mecs de 20 ans, celle entre ceux de 30 ans, celles entre ceux de 40, toujours dans leurs univers clos, et excluant de celui-ci les femmes, les enfants, les "étrangers", les vieux. "Freaks" mis à part, les premières véritables fictions de l'amitié sont "Céline et Julie vont en bateau" de Jacques Rivette et "Yakuza" de Sydney Pollack, et elles arrivent bien tard ! L'amitié devient une urgence quand le monde politique devient apocalyptique. En fait nous n'avons pas encore inventé l'amitié. Mais ça va venir, parce que les temps sont proches. L'amitié sera notre manière de faire la guerre. Ce sera notre façon de créer une armée de Freaks contre les polices du monde.