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Entretien sur le jazz
Paru en 2014

Contexte de parution : Impro Jazz

La rencontre avec la musique, le jazz ?

Le premier disque de jazz que j’ai écouté est Iron Man de Eric Dolphy. C’était un vrai choc, ce couinement de sax burlesque et exaspéré, anti-crooner, anti-sexy, anti-clichés, anti-séduction, avançant cahin-caha, la bosse du dromadaire sur son front, ou par sauts successifs sur les variations du vibraphone, sa clarinette basse comme une poche de kangourou où il range son lyrisme, renversé et retourné ; une musique de l’âme, folle et drôle, venue de quelqu’un que je pouvais croire sur parole. J’avais 15 ans, j’étais un fanatique de Frank Zappa et j’ai commencé à écouter ses musiciens préférés – Edgar Varèse, Anton Webern, Igor Stravinsky, Johnny Guitar Watson, The Channels… Eric Dolphy avait fait l’objet d’un « Memorial Barbecue » sur l’album Weasels Ripped My Flesh qui m’avait bouleversé. Iron Man était dans la discothèque de mes parents, avec plusieurs Archie Shepp que j’ai écouté dans l’heure qui a suivi, Blasé en particulier (ô la voix chaude et vaste de Jeanne Lee sur « There Is a Balm in Gilead » ! ô l’introduction de piano free sur « Sophisticated Lady » et toutes les allées et venus du sax de Sheep pendant la chanson !) Le premier disque que j’ai acheté est Monk’s Dream, quelques mois plus tard, parce que j’avais entendu la musique de Thelonious Monk et vu la pochette dans un film de Woody Allen, Alice – où le vinyle apparaissait pendant une scène d’amour de l’héroïne avec le musicien-père célibataire-amant idéal joué par Joe Mantegna. Mais le morceau qui passait dans la bande-son, « Darn That Dream » par Monk en solo, n’est même pas sur l’album ! Ce n’est pas grave, ensuite je les ai tous achetés, les albums. Stardust Memories m’avait déjà rendu amoureux fou de Tickle Toe de Count Basie…

Pratique d'un instrument ?

Je joue du piano.

Souvenirs forts de concert ?

Les plus magiques pour moi étaient les concerts d’Abbey Lincoln que j’allais voir chaque année à Paris au début des années 90. En particulier le tout premier auquel j’ai assisté, en 1992, à l’Auditorium du Chatelet. J’avais mis mon plus beau costume et acheté une unique rose (rouge ou blanche ? seul détail que j’ai oublié) que je voulais lui déposer à la fin du concert. Je faisais la queue devant la porte avant le concert et un couple hilare me regardait, qui a fini par me dire : « Votre déesse est en train de passer » en me pointant du doigt une silhouette qui s’éloignait, habillée tout en noir avec un chapeau haut de forme et une canne. Je me suis mis à courir en criant « Mrs. Lincoln ! » comme un personnage de dessin animé. Elle s’est retournée et m’a fait son plus beau sourire. Elle a pris ma rose comme une reine accepte le cadeau de son fidèle et loyal sujet et ses yeux brillaient comme des flammes. Il y avait Steve Lacy avec elle sur la scène, un grand fauteuil mauve dans lequel elle s’asseyait pour écouter ses musiciens et un chœur d’enfants new-yorkais, the Noel Singers. Elle a joué « Rainbow », « Music is the Magic », « Spring Will Be a Little Late this Year », « Devil’s Got your Tongue » et un medley « Jungle Queen » / « The River », emportant la salle dans un chaos extraordinaire, une sorte de nuée mi-free mi-sobre, libre mais contraignante, faisant monter les émotions et les tournoyant tourbillonnante comme un chaudron de sorcière.

Quels sont vos musiciens de jazz et albums de jazz préférés ?

En ce moment, trois albums : Mingus at Monterey de Charles Mingus. Le plus théâtral de tous les disques que je connaisse, avec certains concerts de Zappa : le medley ellingtonien passe par tellement d’émotions et d’époques de jeu qu’on a l’impression de regarder l’histoire du jazz comme un paysage traversé par un train. Le passage au stride de Jaki Byard sur « Take the A Train » redouble la vitesse de mes battements de cœur. « Orange was the colour of her dress then blue silk » me ravit et m’emporte dans des naissances d’étoiles. « Meditations on Integration » fait le lien entre Stravinsky, Bartok, le swing et une espèce de grand chant arabo-tzigane – mélancolique, européen de l’est. La musique de Mingus, c’est la prière des hommes en colère.  
Puis Monk’s Music de Thelonious Monk. Je tremble dès le traditionnel « Abide With Me » qui ouvre le disque, et « Epistrophy » ou « Off Minor » me font danser de joie, à me cogner contre les murs. Mon morceau de jazz préféré de tous les espaces et de tous les temps est « Ruby My Dear » avec le saxophone de Coleman Hawkins – même si « Goodbye Pork Pie Hat » (sur Mingus Ah Um) ne vient pas très loin derrière.
Enfin Money Jungle de Duke Ellington. Duke plus monkien que Monk et aussi mingussien que Mingus. Il y a sur ce disque mon troisième thème de jazz préféré : « Fleurette Africaine ».
Sinon : Louis Armstrong, Fats Waller, Django Reinhardt, Charlie Parker, Bud Powell, Albert Ayler, Sun Ra… Enfin un amour fou, infini, illimité, dévorant et dévoré, pour The Art Ensemble of Chicago.

La place de la musique, du jazz, dans votre vie ?

J’en écoute un peu moins que de la pop mais beaucoup plus que de la musique classique. Je vous donne l’exemple de ma playlist du jour, assez typique de n’importe laquelle de mes journées en musique : « Chunga’s Revenge » (Frank Zappa) ; « Berceuse de L’Oiseau de Feu » (Igor Stravinsky), « Ain’t No Way » (Aretha Franklin), « One Woman » (Al Green), « I Repent » (Fats Waller), « Mrs. Jesus » (Tori Amos), « Balthassar :Melchior :Caspar » (Secret Chiefs 3), « Wolves » (Wu-Tang Clan), « The Jitterbug Waltz » (Eric Dolphy), « « G » For Groove » (Duke Ellington), « Profile of Jackie » (Charles Mingus), « Maybe It’s Because » (Peggy Lee), « Jesus Was A Cross Maker » (Judee Sill), « Peter And Judith » (The Art Ensemble of Chicago), « Marriage of Days » (Eyvind Kang), « The Beautiful Ones » (Prince), « Jealous Guy » (Donny Hathaway), « Army Dreamers » (Kate Bush), « Many Rivers to Cross » (Jimmy Cliff), « Tell Me Someting Good » (Rufus and Chaka Khan), « All Good » (De la Soul), « Sharleena » (Frank Zappa).

Que représente la musique, le jazz pour vous ?

La musique est l’art dont j’ai le plus besoin, celui dont je ne voudrais jamais me passer, plus encore que l’écriture ou le dessin. Si j’avais les yeux crevés, la langue tranchée et les mains coupées, je demanderai qu’on me pose un casque sur les oreilles et j’écouterais des chansons de Billie Holiday jusqu’à la fin du monde.

La place du jazz dans vos livres ?

Aucune à ce jour. C’est un problème d’images, de saynètes, de mises en scène. J’ai beaucoup écrit sur la pop et je crois que je sais la mettre en scène, avec détails bizarres de pochettes de 33 tours, anecdotes rapportées au contenu potentiellement paranoïaque ou passages lyriques de transmutation commune des paroles et de la musique. Le jazz, je n’ai pas encore réussi à savoir comment en parler. Mais je n’ai pas dit mon dernier mot.

La musique, le jazz a-t-il un impact, une influence sur votre écriture ? Si oui, laquelle ?

Toute l’articulation entre le sens et le rythme, la construction, les digressions, les variations, les reprises, viennent du jazz, de la théâtralité du jazz et de son séquençage spectaculaire avec entrées et sorties des musiciens pour les solos et reprise commune à la fin. Quand je fait le plan d’un essai, je travaille l’intro, la conclusion et les différentes parties comme des voix ou les références comme des instruments : ici le trombone de Walter Benjamin, là la clarinette de Friedrich Nietzsche, des percussions qui viennent de Artaud, de Nerval ou de Daumal… Pendant un moment la basse continue sera assurée par René Guénon et, à partir de la quarantième page, entre en scène le mini-moog de Sorhawardî !

Ecoutez-vous de la musique en écrivant ?

J’écoute de la musique sans cesse : au réveil, en écrivant, en lisant, en faisant la cuisine, en me lavant les cheveux. Le seul moment où je n’écoute pas de musique chez moi, c’est quand je regarde un film ou que je discute avec des amis. Et encore, quand je regarde un film, je peux aussi avoir un casque branché sur mon ordinateur avec une page youtube ouverte pour chercher des morceaux inconnus…

Comment voyez-vous la relation entre jazz et littérature ?

Je suis incapable de répondre à cette question. C’est comme les relations entre cinéma et littérature ou entre jazz et cinéma ou entre pop et jazz, etc. Je ne sais pas quoi répondre. A une époque, je trouvais que le cinéma de David Lynch swinguait. Je trouvais que la façon dont Kyle MacLachlan marchait ou Sherilyn Fenn dansait swinguaient – surtout dans Twin Peaks et l’apparition de la contrebasse et du vibraphone dans les morceaux d’Angelo Badalamenti. Mais je ne sais pas si c’est légitime de parler comme ça… Le jazz, la littérature, le cinéma, ce sont des techniques très différentes, des histoires parallèles et des mondes éloignés – mais certaines personnes peuvent utiliser les énergies de l’un pour nourrir la densité de l’autre.

Quels musiciens de jazz actuels suivez-vous tout particulièrement ?

Je ne crois pas que qu’ils soient des musiciens de jazz, mais je suis sûr que ce ne sont pas des musiciens de pop. Et d’ailleurs je crois que je ne suis plus aucun musicien d’une musique déjà inscrite historiquement : ni rock ni funk ni rap ni swing. J’écoute fanatiquement Trey Spruance (Secret Chiefs 3) et Eyvind Kang. Je trouve aussi mon compte dans les différents ensembles traversés par Mike Patton. J’ai une oreille mi-admirative mi-sceptique sur la plupart des projets de John Zorn. John Lurie et les Lounge Lizards me manquent.

Votre regard sur le jazz actuel ?

La musique doit être réinventée, on le sait. Nous avons besoin d’un autre nom.