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Entretien avec Goossens
Paru en 2014

Contexte de parution : Fluide Glacial

Présentation :

Publié dans le n°454 de Fluide Glacial  en mars 2014.

Sujet principal : Daniel Goossens

Pacôme Thiellement : Un des traits les plus fascinants de tes bandes dessinées tient dans le réinvestissement des codes archi-normés du récit – séries télévisées américaines des années 60 type « Les Envahisseurs », débats télévisés des années 70 ou films français des années 50. Situations, dialogues, lumières, et jusqu’aux visages des personnages qui semblent tout droit sorti d’un casting d’avant les années 80. Est-ce que tu consommes beaucoup de fiction pour pouvoir ensuite les sortir de toi comme un exorcisme ? En outre, est-ce qu’une atmosphère directement contemporaine est plus difficile à intégrer à ton univers ? Est-ce qu’il faut la vieillir, la rendre légèrement surannée, légèrement désuète, ringarde, pour pouvoir véritablement l’intégrer tant humoristiquement que poétiquement ?

Daniel Goossens : J’ai remarqué ça aussi. Pas mal de mes références tournent autour du cinéma ou de célébrités du 20ème siècle, avec une prédominance des années 50 ou avant (John Wayne, Marilyn Monroe, Clark Gable, Maurice Chevalier, Fernandel et Moïse). Et c’est vrai que quand je pense à des figures plus récentes, Lady Gaga, George Clooney ou une figure politique actuelle, ça ne m’inspire pas. Ca m’est souvent arrivé d’essayer de remplacer une référence ancienne par une plus récente, en vain. A mes yeux, ça ne marche pas aussi bien.
Mon hypothèse, c’est que je mets en scène des caractéristiques abstraites plutôt que des personnes, et que j’illustre avec des figures qui les incarnent sur le long terme. Quand les disciples de Jésus lui trouvent comme nom de scène « le môme Piaf », c’est encore une référence à une chanteuse des années 50 mais c’est une référence qui revient régulièrement à l’avant-plan de l’actualité et dont le symbole social est figé, voire sacralisé. C’est celles-là qui m’intéressent, celles qui obsèdent la pensée collective et lui servent de cautions morales pour écarter tout discours contraire qui voudrait lui aussi s’inviter à l’avant-plan. J’ai besoin aussi que ces figures incarnent des sentiments et des valeurs avec une certaine unanimité, ce qui favorise les morts.
Ceci dit, ces références ne disent sûrement pas grand chose à un hongrois ou un chinois. La dérision n’a de sens que localement à une culture et une époque.
Les cibles de la dérision ne sont pas seulement des cadres moraux. Ca peut être aussi la modernitude, par exemple. L’apparence surannée de Georges et Louis me sert de contrepied . Je suis attiré par les rôles de naïfs pas à la mode que je leur fais jouer. Pareil pour les prénoms ringards, comme « Pacôme ».

Pacôme Thiellement : Un des ressorts du comique propre à certaines de tes bandes dessinées fait penser l’idée de Jean Baudrillard selon laquelle l’hyper-conformisme serait la forme la plus achevée de l’humour. L’hyper-conformité au « genre » est une forme très difficile : peu de gens s’y prêtent, je vois dans un album comme « Route vers l’Enfer » une relation avec le film de marionnettes « Team America World Police » de Trey Parker et Matt Stone, qui fonctionne en décalque des films d’action de Michael Bay. Les scènes les plus drôles du film sont celles qui se contentent d’exprimer, avec des marionnettes presque inexpressives, les affections humaines brutales des films d’action. Bien sûr, on pense aussi à Andy Kaufman, dont les apparitions télévisées ont ceci de très dérangeante qu’on n’arrive jamais à saisir s’il s’agit d’une plaisanterie ou non.  La notion de gag est volontairement suspendue au maximum. Le gag tient à son caractère diffus face au sérieux apparent de l’exercice…

Daniel Goossens : Je ne connais pas ces références mais la dérision, le pastiche, la parodie, etc, sont des tentations qui existent probablement depuis la préhistoire mais pas chez les dinosaures, qui ont gardé un air pataud jusque dans leurs fossiles, c’est dire leur absence d’humour.

Pacôme Thiellement : Une autre spécificité de ton travail tient dans le fait que tu fasses rire sur la possibilité de récit, et la reprise du récit amorcé, la rature, le recommencement,  notamment dans « Georges et Louis romanciers ». Le lecteur est placé juste à côté de la place démiurgique de l’auteur, évaluant toutes les possibilités de récit, les parcourant et se confrontant aux clichés ou aux attendus de chacun. En fait c’est comme si tu t’étais aventuré dans une épistémologie du récit – ou dans une exploration comique des « conditions de possibilités » du récit. Ne serait-ce pas là la dimension « scientifique » de ton humour – une science non-mathématique mais qui ne serait pas non plus nécessairement une pataphysique : une sorte de « science mystérieuse des anciens humoristes » ?

Daniel Goossens : Oui, tu as raison, beaucoup de mes références sont des mises en scène, des façons de raconter. Dans Gai Luron et la Rubrique-à-brac, Gotlib parodiait des lyrismes ou du ton didactique. Dans « Et si c’était niais », Fioretto pastichait du narcissisme littéraire. Desproges a tourné la littérature en dérision comme personne. Topor trouvait les pièces de Racine intéressantes quand on rayait les mots inutiles. Ensuite, il faut savoir ce que chacun fait ressortir comme mécaniques artificielles de ses cibles. Et les réponses ne sont pas simples. Pour moi, ces dérisions sont un préalable à toute analyse intellectuelle. Elles disent quelque chose qu’on comprendra peut-être un jour mais qui restent pour le moment des réseaux d’hypothèses. Si tu aimes l’analyse intellectuelle du comique, à toi de jouer.

Pacôme Thiellement : Est-ce que tu fais rire sur des sujets qui t'angoissent ?

Daniel Goossens : C’est une hypothèse. Ca rejoint des questions comme « Est-ce que l’humour ça sert à exorciser ? », « Est-ce qu’on se moque de soi-même ? ». Il faut résister aux appels des réponses métaphysiques qui veulent s’imposer seules. Il faut se résigner à l’idée que ces questions de sciences humaines sont trop ambitieuses pour être tranchées. Pour y répondre, on ne peut faire marcher que l’intuition et l’intuition ne construit que des hypothèses, qu’on peut tester ensuite. L’hypothèse « Je fais rire sur des sujets qui m’angoissent » ne tient pas devant les exemples qui me viennent à l’esprit. Je ne ris pas de la mort, de la maladie, de la faiblesse, de la lâcheté, de la rapacité et autres de nos épouvantails ou défauts humains mais de leurs mises en scène, leurs déguisements, leurs stratégies pour influer socialement. Ce sont aussi des hypothèses, mais celles-là commencent à faire un réseau dense.

Pacôme Thiellement : Donc tu travailles non sur des thèmes ou des objets « en soi », mais sur leur représentation. Ce sont des « représentations de représentations », des représentations à n degrés – et dans « Georges et Louis » on atteint une sorte d’explosion baroque des traitements d’un thème devenus soudain un kaléidoscope de narrations entremêlées. Mais n’est-ce pas une méthode pour épuiser leur caractère artificiel ? Le détournement des représentations ou des « mises en scène des affects humains » est-il une tentative de réveiller la réalité endormie au milieu de ses simulacres ?

Daniel Goossens : Pour moi, il n’y a pas de second degré. Les mises en scène, jugements de valeurs et autres effets de communication sont du réel. Leur dérision est à mon avis le premier moyen et le moyen le plus sûr de les cerner un peu. Leur analyse intellectuelle directe débouche sur des marécages. A mon avis les « effets de manches » de la communication ne sont pas artificiels. Ils sont puissants et influents. Ils tiennent l’avant-plan et ils servent à vendre n’importe quoi. A mon avis encore, il n’y a pas de réalité endormie derrière ces simulacres mais c’est une bonne piste. Dans notre savoir collectif, il y a une certaine compréhension à préserver mais personne ne la connaît, elle est à construire. Dans la pensée collective, les lyrismes et autres simulacres joueraient le rôle de l’excitation et la dérision celui de l’inhibition. Les deux sont indispensables pour un bon équilibre. Quant à savoir quelle tête collective bien faite va en sortir, c’est un mystère.

Pacôme Thiellement : Borges disait que, alors que Flaubert avait écrit tout d’abord « Bouvard et Pécuchet » dans une visée satirique, en en faisant l’archétype des stupides bourgeois du XIXe siècle ne comprenant rien à rien, cinq années de coexistence les avait fait lui ressembler tant qu’il finit par se réconcilier avec eux. « Bouvard et Pécuchet » deviennent des incarnations de la condition humaine – mais aussi une image de l’amitié, comme Laurel et Hardy, Mercier et Camier, etc. Le fait que ce soit un duo rapproche immédiatement Georges et Louis de ces autres « couples » d’amis, mais également la volonté d’épuisement qui anime leur collection. Comment te situes-tu par rapport à ces autres duos ? Penses-tu qu’il est plus facile d’épuiser les domaines du savoir ou de la représentation lorsqu’on est deux ?

Daniel Goossens : Le duo de penseurs c’est juste le moyen le plus facile d’aborder tous les sujets « mentaux ». J’ai adoré le « Bouvard et Pécuchet » joué par Marielle et Carmet. A une époque, le duo de personnages était une mode en BD. J’ai choisi la solution de facilité. Et j’ai fini par les faire jouer affectivement l’un avec l’autre.