La question du passage de flambeau est au cœur de la pratique exégétique. Il s’agit, dans l’exégèse, de reproduire la réceptivité inaugurale de l’eau qui réfléchit la lumière donatrice de forme. Lorsque nous faisons l’exégèse de Ulysse de Joyce, du film Céline et Julie vont en bateau ou de la série Lost, Ulysse, Céline et Julie vont en bateau ou Lost sont les lumières matutinales et les flammes victorieuses dont nous recevons l’influx de vie et face auxquelles nous offrons une matière-miroir. Mais, au départ, dans la subdivision entre lumière donatrice de forme et eau réceptrice, cette lumière était-elle déjà ce feu incandescent qui brûle intégralement celui qui s’y affilie, celui qui s’y offre ou s’y consacre ? On ne ressort jamais intact d’une pratique exégétique – il ne s’agit pas de dresser un regard surplombant une œuvre mais de laisser l’œuvre nous regarder – il ne s’agit pas de donner un point de vue sur l’œuvre mais de s’offrir à elle, de se mettre à nu devant elle, de se laisser tuer et ressusciter par elle – pour qu’elle devienne pour nous un pôle d’orientation. Depuis des années toute cette lumière vient pour moi de l’œuvre incomparable de Sorhawardi. Il est le pôle lumineux à qui j’ai confié le soin d’interpréter pour moi la question de l’interprétation elle-même. Il est le maître de l’exégèse ; l’exégète de l’exégèse elle-même.
C’est Sorhawardi qui m’a expliqué que tout pouvait être matière à exégèse. Non seulement Le Coran, non seulement La Bible ou l’Avesta, al-Ghazzali et al-Hallaj, les textes sacrés, mais aussi les textes profanes et, en premier lieu, l’Imam Platon. Dès qu’il y a poème – et ce poème peut être Une Saison en Enfer ou INLAND EMPIRE, Uncle Meat ou La Dragonne – il y a un feu d’inspiration qui traverse la matière des mots, des images ou des sons. A l’exégète de détruire la matière du poème qu’il étudie, de briser sa forme en cent morceaux, pour en vivifier la source de chaleur, et faire rejaillir autrement la lumière – montrer le parcours de la lumière à travers lui. L’exégèse est interminable : elle ne s’achèvera qu’avec la fin de ce monde. Ou plus exactement : lorsque l’exégèse sera achevée, ce monde pourra finir. En attendant, l’exégèse est la perpétuation d’un feu qui brûle et éclaire depuis le début des Temps : lumière qui se diffuse entre la parole entendue par claire audience des premiers hommes de l’Age d’Or et qui inspira la littérature hermétique et gnostique, et les prophètes dionysiaques des temps de détresse, de Gérard de Nerval à Christian Gabrielle Guez Ricord, et de F.W. Murnau à Lars Von Trier.
Mais l’exégèse n’est que le premier temps de l’œuvre. Et c’est Sorhawardi encore qui éclaire, par son tracé, le lien entre l’exégèse qui relit intégralement ce corpus qu’il faut simultanément détruire et reconstruire à l’intérieur de notre cœur, et le récit mystique singulier qu’il faudra également produire à l’intention des autres. Sorhawardi n’est pas seulement l’auteur d’une exégèse qui réussit à recouper les plus anciennes intuitions zoroastriennes et la métaphysique shiite duodécimaine, Le Livre de la Sagesse orientale, il est également l’auteur de récits mystiques qui annoncent les temps de tribulations à venir : L’Archange empourpré, Récit de l’exil occidental, Le bruissement des ailes de Gabriel. Corpus encore mystérieux, aux ramifications secrètes, dont on attend encore l’interprétation qui en rendra le sens moins obscur – à la suite de ce qui fut produit par son exégète français principal, Henry Corbin. D’un côté, nous interprétons et tentons de clarifier ce qui fut auparavant mystérieux. De l’autre nous ré-ouvrons la porte des mystères à travers notre propre pratique poétique… Une lampe brûlant avec l’huile d’un olivier qui n’est ni de l’Orient ni de l’Occident, s’enflammant sans même que le feu la touche… Et c’est lumière sur lumière. (Le Coran sourate XXIV, « La Lumière », verset 35).