Paris, le 13 janvier 2014
« You know something people ? I’m not black, but there’s a whole lots of times I wish I wasn’t white. » C’est Frank Zappa qui chante ça, en 1965, sur Freak Out !, le premier album des Mothers of Invention. Je me répète ces paroles tous les jours un peu plus. Et je me sens bien obligé de te la dire. Le dernier jour de ta vie, alors que tu enregistrais une chanson qui devait apparaître sur ton album de come-back avec Roberta Flack, ton amie de toujours, tu t’es soudain mis à hurler et tu es parti en courant… tu pensais que les blancs entraient dans ta tête, qu’ils mettaient des micros, enregistraient tes pensées et qu’ils volaient ta musique. Voilà ce que tu as raconté à tes musiciens lorsqu’ils t’ont rattrapé. Quelques heures plus tard, tu es retourné à ton hôtel et tu t’es défenestré. C’était le 13 janvier 1979. Tu avais 34 ans.
Je ne veux pas être le blanc de trop, Donny. Oui, c’est à toi que j’écris, Donny Hathaway. « Mister Hathaway » comme t’appellait Amy Winehouse dans Rehab. Alas, poor Amy ! Ce n’est pas elle qui t’aurait retenu sur la Terre, même en te bloquant la route du ciel avec son interminable choucroute remplie de bouteilles de vodka ! Malade d’amour, Amy Winehouse buvait un peu beaucoup et pleurait toute la nuit sur le sol de sa cuisine, toi tu recevais beaucoup trop d’informations de l’espace intersidéral et tu basculais dans des « versions alternatives » de la réalité … Ton problème, c’était les voix dans la tête dont tu ne savais quoi faire, à part des disques qui n’arrivaient pas à te sauver. Quand je pense à Amy et à toi, je pense également à Joaquim. Joaquim Oliver Merran. Il venait nous voir, Thomas Bertay et moi, quand on travaillait sur nos films, dans les locaux de Sycomore Films, rue des Apennins, dans le XVIIe. Ce grand jeune homme à la gentillesse désarmante nous conseillait des albums, et on discutait des détails d’une chanson. Il connaissait tous les musiciens de rock, pop, soul, jazz ! Et, de chaque musicien, il connaissait tous les disques. Il a même réussi à me faire aimer une chanson d’Elton John ! Vous faisiez parti de ses préférés, Amy et toi. Joaquim a été emporté par une tumeur foudroyante en décembre dernier. Il n’avait que 26 ans, pas même 27 comme ses idoles Jimi Hendrix et Jim Morrison…
« Seek as much education as you can get » conseillais-tu dans une interview, avec ton phrasé clair et limpide – une voix beaucoup plus neutre que celle avec laquelle tu chantes, comme si tu avais déjà au moins deux voix : celle de ta vie et celle de tes chansons. Tu aimes jouer, travailler avec le savoir, la connaissance. (Non, cette phrase ne me et ne lui ressemble pas, je ne crois pas qu’il joue) Tu es devenu un enfant star – le « plus jeune chanteur de gospel du monde » – sous le nom de Donnie Pitts et plus tard tu intègres, avec Roberta Flack, la Howard University de Washington D.C., la première université à s’engager pour la lutte des droits civiques (OK pour celle-là). En 1967, tu rencontres Eulaulah et vous vous mariez. Tu quittes la fac et tu cherches du boulot. Vous attendiez un enfant. Puis un deuxième.
Tu signes avec Atlantic en 1970. Jerry Wexler, le fondateur du label, parlait d’Aretha Franklin et Ray Charles, comme ses deux génies. Tu seras le troisième, le génie inquiétant, le poète maudit de la soul. Ton premier album, Everything is Everything, commence par un morceau nommé Voices Inside. Tu y chantes : « I hear voices, I see people, I hear voices of many people saying everything is everything » (1). On dirait le Président Schreber, ce président allemand de cour d’assise, à qui des voix répétaient dans sa tête qu’il devait se transformer en femme pour donner naissance à une nouvelle humanité… Il passa plus de dix ans en asile. Ces voix, c’est le problème de ta vie. Tu seras portée par elles, tu plongeras en elles et tu seras mis en pièces par elles. Ces voix prenaient parfois, pour Schreber, la forme d’oiseaux mécaniques qui lui répétaient des absurdités ou des obscénités. Pour les faire cesser, il devait recourir aux homophonies. Toi, tu as fait des disques, des condensés intenses d’angoisse pure. J’ai toujours aimé à l’infini les visionnaires – qu’on appelle fous et qu’on enferme dans des asiles parce qu’on réussit de moins en moins à intégrer leurs pouvoirs chamaniques dans notre vie de plus en plus « matérielle » à mesure que l’on s’avance dans l’Age Sombre… Je crois que c’est ça qui me touche le plus dans ta musique : la façon dont le rythm and blues rencontre le monde visionnaire (je ne veux pas parler de musique noire en fait, ça mélange trop de musiques différentes : jazz, soul, blues, etc.). Tu as inventé un gospel malade, une soul anxiogène. Encore sur l’album Everything is Everything, lorsque The Ghetto part, avec cette rythmique afro-cubaine et ce riff de piano électrique parfait, on pense qu’on va danser – et puis non : c’est autre chose, ça tremble de partout… Cette voix très grave qui arrive dans un deuxième temps, qu’est-ce que c’est ? Encore une « voix dans la tête » ? Il y a des rires, des remarques, des cris, des interjections… Comme plus tard dans ton Live que tout le monde adore. Celui où tu donnes ton âme au Wurlitzer, le piano électrique qui devient vivant comme un monstre de Frankenstein, et où les bruits de la foule, les applaudissements, font partie de la musique. Le tout géré tranquillement avec des petites notes ici et là : tu es aussi économe que Count Basie ou Ahmad Jamal, au milieu de la foule en transe ! Avec Donny Hathaway Live, tu as écris un « live » hissé à l’état de composition en tant que telle. Tu as « arrangé » ton public.
Le bonheur de Live est une exception. Dans tes trois albums studio, Everything is Everything, Donny Hathaway et Extensions of a Man, on sent le malaise suinter de partout. Comme dans cette reprise sinistre à souhait de Misty de Errol Gardner que Clint Eastwood mettra sur la BO de son Play Misty for me, un film excessivement paranoïaque, ou Young, Gifted and Black, une ballade heureuse et un hymne, qui deviennent, sous ton tempo terriblement ralenti, deux chants profondément mélancoliques. Les harmonies sont si belles qu’on s’envole volontiers, sauf que le ciel est encore plus sombre que la terre ! Les reprises sont d’habitude des splendeurs cachées, des chansons apparemment sans prétention qu’on reprend pour les épanouir ou des joyaux merveilleux qu’on dégueulasse lamentablement en se les annexant. Toi, tu reprends des morceaux magnifiques et heureux, tu les assombris et les bouleverse. Mais pas toujours. Avec ton clavier percussif, tes accords plantés dans le piano comme des coups de poing, tu réussis, à rendre victorieuse ton Jealous Guy, cette grande lamentation de Lennon et tu transformes Magnificent Sancturay Band, la chanson folk de Dorsey Burnette complètement anodine, en un hymne d’une telle soul-gospelitude psychédélique que tu aurais pu la signer ! Enfin, tu deviens totalement mystérieux, avec ta reprise de « Magdalena », sur Extensions of a Man… Cette chanson méconnue de Danny O’Keefe, je l’avais entendu dans une dizaine de rêves avant d’écouter ton album.
En 1972 quand tu enregistrais Extensions of a Man, ta femme s’inquiète. On raconte que parfois tu t’arrêtes sur la neige télévisuelle d’une chaîne après l’arrêt des programmes et la regardais avec un intérêt soutenu… Elle t’emmène chez le médecin, le diagnostic tombe : schizophrénie. Tu entends toujours des voix, elles sont de plus en plus insistantes. Tu dois désormais faire des allers-retours dans des hôpitaux. Là, en pyjama, toujours avec ta Big Apple Cap cloué au crâne, tu traînes au piano et cherches de nouveaux arrangements… De février à août 1974, Philip K. Dick entendra aussi une voix, celle de « Thomas », qui lui parlera en grec koiné et lui a indiquera la hernie de son jeune fils. On se croit toujours plus seuls que l’on est. Nous sommes tous les jumeaux orphelins de cette voix angélique perdue.
Cette deuxième moitié des seventies a du être très violente pour les poètes avec cette reconfiguration politique ordonnée uniquement par des impératifs purement économiques. La première moitié était tellement gorgée d’espoirs, tellement pleine de visions d’amour et de renouveau cosmique. 1973, c’est l’année de la bascule totale dans la grande tristesse, l’année à partir de laquelle le monde sera éternellement « en crise », et les politiques ne seront plus que, dira Zappa, « la section divertissement du complexe industriel, militaire et financier ». C’est aussi la fin de la culture populaire qui pousse depuis la Terre comme des fleurs ; et c’est le début de la culture de masse qui tombe sur les hommes comme l’étoile absinthe. Lennon ne fera rien entre 1975 et 1980. Miles non plus, entre 1975 et 1981. Ni Dick entre 1977 et 1981. Et toi, qu’as-tu fait entre 1973 et 1978 ? Tu es parti… Cinq ans où on ne sait presque rien de ton quotidien. Tu alternes les épisodes psychiatriques et une sorte de vie d’errances, incertaine et opaque. Tu rencontres une autre femme, Charlotte, avec qui tu as une troisième fille, Donnita. Mais tu ne vis pas avec elles. Tu échappes totalement à tous, jusqu’à ton grand come-back spectaculaire, avec ta vieille copine Roberta Flack, The Closer I Get To You et le commencement de l’écriture d’un second disque avec elle…
Et puis finalement ce 13 janvier 1979, après cette courte parenthèse visible, tu retournes à l’obscurité, à la magie et à la mort. Tu n’auras ni entendu ni chanté, ces années 80 que nous vivrons en déprimant sans toi. Ce que tu y aurais entendu sans doute, c’est la grande déperdition de la musique soul à partir du disco : cette façon d’en faire disparaître toutes ses bases gospel et blues, toute sa compassion et sa bonté, tout son désespoir et sa mélancolie également... Le monde qui venait était plus froid et plus morbide qu’aucune chanson ne pourrait exorciser. L’amour qui venait était plus triste et plus désespéré qu’aucune chanson ne pourrait transfigurer. La folie qui venait était plus impitoyable et plus définitive qu’aucune Foi ne pourrait atténuer. Nous entendons encore des voix, mais nous ne savons plus les chanter. Nos cœurs sont encore blessés par le rasoir des amours, mais nous ne savons plus les offrir. Nous avons besoin d’une soul qui déplace les montagnes, puisque nous n’avons plus la force d’aller jusqu’à elles, de grimper et de les traverser. Nous avons besoin d’une soul plus violente que nos cœurs.
Au revoir, Donny.
Pacôme Thiellement
A la mémoire de Joaquim Oliver Merran (1987-2013)
(1) « J’entends des
voix, je vois des gens, j’entends des voix de beaucoup de
gens disant Tout est Tout. »
(2) La naissance de la conscience dans l'effondrement de
l'esprit publié en 1976