Comme c’est ennuyeux tout de même de se réveiller tous les matins avec les yeux en face des trous et la bouche à la place de la bouche. Comme c’est ennuyeux que la meilleure façon de marcher soit encore la nôtre : mettre un pied devant l’autre et puis recommencer. Il faudrait mettre un pied derrière l’autre, un pied à la place de la main, un troisième pied et un troisième bras. On trouve ce monde chaotique, mais je ne sais pas ce qu’il vous faut : de l’ordre, il n’y a que ça par ici. De l’ordre partout. Des choses à la place des choses. Si les dieux étaient Temps, alors ils déferaient l’ordre des choses de façon beaucoup plus fréquente, beaucoup plus sonnante, beaucoup plus tapante. Il va falloir leur apprendre.
D’abord, il va falloir leur apprendre à éviter. Inamovibles dans l’Eternité, les dieux ne peuvent éviter qu’un bras soit un bras ou un arbre un arbre ; mais nous, mobiles dans le Temps, nous pouvons éviter qu’un dessin soit un dessin, une chanson une chanson ou un film un film. Eviter qu’une monographie soit une monographie surtout : parce qu’on sait quand même que la vie ne se résume pas au recueil des actions de notre main dans le Temps. C’est Lennon qui disait que la vie était ce qui arrivait lorsqu’on était occupé à faire autre chose. C’est parce que nous sommes toujours, à la fois, pas assez concentrés (ou alors il ne se passerait rien d’autre que cette autre chose, la vie se confondrait avec ce qui nous occupe) et pas assez libres (ou alors nous ne nous occuperions que de la vie, nous serions occupés à vivre). Une mauvaise monographie confond la vie et cette autre chose qui nous occupait tellement, tandis qu’une bonne monographie les transmute : noces chymiques. En somme, une bonne monographie, c’est le résultat de tout ce qui s’est passé pendant qu’on était occupé à faire une monographie. Il va falloir leur apprendre, aux dieux, à cesser de nous faire mal inutilement ; il va falloir leur expliquer que ça ne sert à rien puisqu’on finit toujours par faire du mal un bien. Une bonne monographie, c’est du Temps. Tu m’as donné de la peine et j’en ai fait de l’or.
Enfin il faut éviter qu’une exposition soit une exposition. « Entre moi et Toi il y a un « Je Suis » qui me tourmente, disait al-Hallâj en parlant à Allah. « Oh, ôte par Ton « Je Suis » mon « Je Suis » hors d’entre nous deux. » Entre l’artiste exposé et le spectateur de l’exposition, c’est pareil. Il y a un caractère « exposé » de l’exposition contraire à la fois à la vie et à l’autre chose que chacun était occupé à faire pendant qu’elle arrivait. Il faut que l’artiste ôte de son exposition par son art de vivre la vie purement exposée de son art. Cette manière de conjurer le caractère mortifère de l’œuvre exposée, cette façon de donner la vie à la fois au spectateur et à lui-même, à la suite de Ramuntcho Matta, nous la désignerons par l’opération mathématique 1+1=3. Entre lui et vous, il y a un troisième être qui est en train de naître et qui décidera de la suite des événements. Et si vous avez compris, alors allez-leur parler. Apprenez-leur parce que nous sommes fatigués. Mettez-les de chaque côté de la gondolfière. Faites-les chercher le bout qui manque. Apprenez aux dieux à désapprendre ; apprenez-leur Ramuntcho Matta.