Préface du livre d'Abdelkader Benchamma Random à L'Association.
Parmi les plus grandes présomptions que l’on peut attribuer à l’homme, il y a celle que les pierres ne parlent pas. Parmi les plus grandes présomptions que l’on peut attribuer à la pierre, il y a celle que les hommes ne savent pas fermer leur bouche.
Les pierres peuvent parler et Kader Benchama sait se taire. Il sait également faire des images qui rendent les êtres humains silencieux. Et les hommes ne sont jamais aussi silencieux que lorsqu’ils sont confrontés à un langage qui leur est incompréhensible. Ce langage est celui de la matière en mouvement. Lente, délibérée, implacable, d’un gigantisme infernal ou trop microscopique pour être interprétée. Kader Benchama a fait beaucoup d’images sans figure humaine, sans présence animale, mais qui n’étaient pas abstraites non plus. Ou alors l’abstraction est toujours une tentative de représenter la matière non-humaine. Ou alors il n’existe pas d’« abstraction » – toute image est toujours figurative – mais elle « figure » alternativement l’humain et le non-humain, l’animal et le non-animal, le végétal et le non-végétal, le minéral et le non-minéral. Kader Benchama a fait beaucoup d’images qui n’étaient pas vraiment des images : elles étaient de la pierre, de la terre, du feu, des étoiles en formation. Elles étaient de l’invisible devenant visible. Elles nous parlaient de ce que nous ne pourrions jamais voir de notre vivant. Elles nous parlaient de ce que seuls des anges ou des démons pourraient voir.
Le livre que vous tenez entre les mains n’est pas un livre comme les autres et vous le savez. Random n’est pas une simple bande dessinée où le récit serait celui des transformations de la matière à l’échelle cosmique. Random est une prophétie. Toutes les images de Kader Benchama sont prophétiques. La première fois qu’elle monta dans un avion, Gertrude Stein explosa de rire. Elle voyait enfin, dans la « réalité », les toiles de Picasso et de Juan Miro. La première fois que nous assisterons à la naissance du monde, débarrassés de nos enveloppes charnelles, nous verrons la nature se déchainer comme dans une image de Kader Benchama. Et nous exploserons de rire – en sanglotant d’émotion.
A la source de ce livre prophétique, il y a eu un dessin en 2008, pour une exposition nommée Who Tries To Escape To His Becoming. Puis, un peu plus tard, ce fut l’idée d’une bande dessinée où les transformations de la matière et ses interactions avec le paysage deviendraient le récit. Avec les années, le livre s’est modifié, il a grossi, grandi. Il s’est complexifié, à l’image de son sujet. Kader Benchama a fait un livre comme il fait ses grands dessins : à l’image des métamorphoses de la nature, lente, précise, patiente, intraitable – mais toujours un peu « extraterrestre » quand même. Toujours un peu énigmatique dans ses décisions. Et puis, comme la nature, au bout d’un très long moment, Kader Benchama a fait apparaître des hommes. C’étaient de tous petits hommes. Ils apparurent en fin de cycle, disparurent très rapidement. Un peu comme lorsque nous sommes dans un avion (encore !) : pendant un moment, nous voyons les hommes comme des fourmis sur notre berceau, la Terre. Et puis soudain : ils disparaissent. A cet instant, pour un court moment, nous voyons la Terre vidée – vidée comme elle a pu l’être avant notre venue ; vidée comme elle le redeviendra peut-être lorsque s’éteindra notre maudite espèce…
John Keel disait que les apparitions extraterrestres étaient les tentatives de la Terre de communiquer avec nous ; sa façon à elle d’essayer de nous convaincre d’arrêter de la mettre en péril. Et Ernest Jünger, dans Passage de la ligne, s’exclamait : « Nous ne trouvons pas seulement à la fin d’un monde mais au début d’une révolution terrestre au sens de la théorie des catastrophes de Cuvier. Les moyens de la physique, de la politique et de la morale classiques sont devenus insuffisants : il est nécessaire de savoir « ce que veut la Terre ». » Dans Random, la planète s’exprime. Mais c’est dans une temporalité beaucoup plus lente que le nôtre, à une échelle très différente de la nôtre. Arriverons-nous jamais à comprendre sa volonté ? Arriverons-nous jamais à savoir ce que la Terre « veut » ? Mais peut-être est-ce déjà trop tard pour lui poser la question. Peut-être devrions-nous nous acclimater lentement à un monde où nous serions absents. Peut-être, comme dans la musique de Brian Eno – à laquelle les œuvres de Kader Benchama me font souvent penser – devrions-nous nous faire à l’idée que notre disparition n’est finalement pas si grave.
Désormais une nuit plus blanche que le jour est tombée sur la Terre. Dans un monde dévoré par une lumière lunaire, les matières se déploient dans des formes nouvelles. Elles s’étalent dans des dimensions encore inconnues, et se tournent sur elles-mêmes pour rejouer la création dans une atmosphère peut-être plus tendue encore que les hommes. Elles se jouent d’elles-mêmes et s’entendent pour créer un désordre nouveau. Elles se détendent et se détendent comme si la pierre était plus souple que le papier. Et des plantes nouvelles se mettent à pousser, comme les fleurs de l’hérésie.
Bonjour, monde
cruel.