Arnaud Baumann, ce n’est pas
un photographe. Arnaud Baumann, c’est beaucoup de
photographes. Il y a les Baumann photographes-compositeurs,
inventeurs d’univers, créateurs de formes en studio,
metteurs en scène de corps en situation, avec des
fumées, des projections, des flous, des taches de couleur
incroyables. Et puis il y a les Baumann traqueurs,
chasseurs-cueilleurs d’ombres et de lumières
traversant les plus vivants des êtres. Parmi ses plus belles
prises, non seulement toutes « les » stars qu’il
aura réussi à rendre plus scintillantes encore
– de Louis Aragon en pleine rue à Dustin Hoffmann cinq
minutes dans une chambre d’hôtel – mais aussi
toutes « ses » stars, tous les extraterrestres de la
planète Hara-Kiri : Choron, Cavanna, Wolinski, Reiser, Fred,
Delfeil de Ton, Berroyer, Willem, etc. Et ceux des plus incroyables
rires, au propre comme au figuré : Gébé et
Topor. Deux hommes qui, au figuré comme au propre, ont
modifié à jamais ce que rire veut dire.
Qu’il soit en train de s’engueuler avec Choron,
déconner avec Wolinski, fumer une cigarette ou
découvrir le walkman, tous les visages de Gébé
parlent de la façon dont il regarde et montre : ses rides,
cette « tête de cheval », ce sourire
alternativement doux et carnassier, compréhensif et
colérique, ce sont les traits géométriques et
l’énigme au cœur de son dessin :
l’approche « technique » du pas de
côté ; les labyrinthes parascientifiques de la
dévoration de la réalité par le rêve.
Quand on regarde le visage de Gébé, on a
l’impression de le voir avec ses yeux. Et dans les yeux de
Topor comme dans la façon dont il croise les bras, on voit
déjà ses hommes découpés comme des
fruits, ses hachures et ses « déconnades »,
cette atmosphère de boucherie cosmique où rien
n’est jamais épargné. Surtout pas l’Homme
: cette pièce de premier choix, que son rire déchire
déjà. Les rires de Topor, c’est la
réalité coupée en tranches.
Tout ça, Baumann le capte, le prend, le montre. Mais c’est le moins vampire des photographes. A chaque lumière qu’il dérobe à un sujet photographié, Baumann lui confie quelque chose de lui-même. Non seulement personne n’a jamais été photographié comme par Arnaud Baumann ; mais tous ceux que Baumann a photographié ont été changés par lui. A chaque photo qu’il prend de quelqu’un, Arnaud Baumann le « charge » d’une puissance supérieure. Il le fait avancer, physiquement et psychiquement, par spirales concentriques, dans le tournoiement qu’il s’est choisi.
Pas étonnant qu’il ait su si bien et si souvent photographier le rire, cette puissance de métamorphose dévoratrice de soi-même et du monde. Pas étonnant : dans nos rires nous captons la vie et la chargeons d’une puissance supérieure. Sur le vif, aux éclats, les visages se plient devant l’incroyable absurdité du monde, mais ils ne rompent pas. Nos rires éprouvent le caractère invraisemblable de l’existence. Ils en sont l’oméga et l’alpha, le résultat et la cause, l’image et l’original.
Les photographies de Arnaud Baumann sont des rires.