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Tout était différent. Soudain, on retrouvait la souveraineté de la nature derrière la pollution urbaine, écologique et politique. Soudain, on retrouvait la majesté des sapins de Douglas derrière l’obsession de la réussite professionnelle et la grâce des rossignols, des hiboux ou des aigles derrière le mauvais goût des yuppies. On est entré dans les années 90 avec les illusions de Dale Cooper lorsqu’il arrive à Twin Peaks. On redécouvrait le goût du café et le plaisir d’une ballade avec une personne aimée. Chaque jour, on se faisait un cadeau de choses très simples. On avait le sourire béat de celui ou de celle qui pense que le monde pourrait devenir moins épouvantablement mauvais.

Ce qu’on ne voyait pas, c’est que notre chemin d’apparence initiatique menait droit en Enfer. Ce n’était pas l’Enfer fantastique, coloré, lyrique, que, à l’instar de Buffy, on était déterminé à affronter, surtout que celui-ci se trouvait dans les sous-sols de notre lycée. Ce n’était pas l’Enfer de nos démons. C’était celui de démons qui étaient là bien avant nous, qui ne s’adressaient pas à nous, et qui pourtant profiteraient de cet instant pour nous sauter à la gorge. Quelque chose n’avait pas été réglé avec la génération précédente, et, tels des Hamlet, nous apparaîtrions sur la scène, le visage enfariné par la mauvaise conscience et le crâne de Kurt Cobain dans la main, avec l’idée de rétablir une situation naguère brisée. Ou encore telles des Cordelia, nous respecterions silencieusement l’héritage de notre père et Roi, qui attendrait notre dernier soupir pour reconnaître notre authentique fidélité spirituelle.

Tous des Hamlet : Black Francis, gros enfant écoutant des cassettes sur son baladeur pour rétablir sa confiance en lui ; Trent Reznor, prince noir nervalien perdu dans un monde de boue ; Tricky, doux androgyne angélique aux ailes sales ; RZA, orientant le rap vers des questions métaphysiques et principielles ; Thom Yorke, frêle comme un oiseau tombé du nid. Toutes des Cordelia : Kim Deal, lisant en pleurant  le roman d’une fan mettant en scène son amour pour elle ; Björk, assumant à la fois les elfes et Stockhausen ; Tori Amos, fidèle aux apocryphes et à « Madame Jésus » ; PJ Harvey, à la recherche de sa fille perdue dans les eaux du fond des mondes.

Les 90ards sont ces jeunes gens obsédés par les années 70 et ce qui a cloché dans le rêve de leurs parents. Ce qu’ils ont reproché à leurs parents, ce n’est pas, comme les générations précédentes, d’avoir tenté de leur inculquer une morale désuète ou contraignante. Ils ne leur ont pas reproché d’avoir été conservateurs ou réactionnaires. Ce qu’ils ont reproché à leurs parents, c’est de n’avoir pas fait de leur rêve une réalité, c’est de l’avoir laissé pourrir dans la décharge des illusions de la jeunesse. Toute la musique, tout le cinéma des années 90 sont partagées entre deux tendances : celle, prospective (cronenberguienne, virillienne, baudrillardienne), du cybermonde, de la victoire de la machine sur l’homme, de la prolifération des simulacres, des réseaux informatiques qui allaient nous faire oublier jusqu’à la réalité de notre chair ; et celle, rétrospective, du rêve brisé des années 60, avec ces hippies qui se transforment en tueurs, ces stars qui se font assassiner, cet univers politique reconfiguré par le JFK de Oliver Stone et son Natural-Born Killers ; enfin cette musique qui devait changer le monde et qui s’est laissé changer par lui. La série Wild Palms, écrite par Bruce Wagner, faisait la synthèse des deux tendances. Deux fractions combattaient : les Pères et les Amis. Les Pères était le groupe du cyber-contrôle et de la simulation, avec, à sa tête, Tony, un mixte bizarre de Ron Hubbard et de Berlusconi. Les Amis avaient un chef par défaut, le fils de ce dernier, Harry, naïf mais innocent, et qui se rattachait spirituellement au leader gauchiste d’hier, Eli.

Les années 90, c’était la musique des jeunes au cœur pur, et qui mourront vite plutôt que de s’affaisser. C’était le retour des guitares – l’invention d’une nouvelle énergie punk-rock innocente, quelque part entre Neil Young et les Ramones. Ce n’est pas Kurt Cobain qui était sixties en mourant à 27 ans. C’est plutôt Jimi Hendrix, Brian Jones, Jim Morrison et Janis Joplin qui étaient des 90sards avant l’heure. Les 90sards n’étaient pas dans l’ironie des années 80 ni dans le cynisme des années 00. Dans les années 90, on croyait à toutes les formes associées à la musique rock. On croyait même aux clips. On admirait Spike Jonze, Michel Gondry et surtout Floria Sigismondi avec ses monstrueuses vidéos baroques, crades, industrielles, francis-baconesques, languiennes, wagnériennes !

Dans les années 90, les musiciens étaient devenus arty mais avec du cœur. Ils fonctionnaient par associations postmodernes, mais ils avaient la Foi dans leurs associations. Marilyn Manson parodiait les titres de gloire du rock : Sympathy for the Parents, Smells like Children, Revelation 9. Kool Keith inventait un personnage de science-fiction psychédélique, Black Elvis, et écrivait des paroles surréalistes prononcées par une palanquée de personnages excentriques. David Bowie faisait la synthèse des Who et des Sex Pistols : il se faisait tailler une robe dans le drapeau britannique avec des épingles à nourrice. Les années 90 furent généreuses pour Bowie. Il ressuscita très bien, avec deux grands disques : Outside et Earthling. Dans les années 90, nous avions perdu nos origines, nos nationalités, nos identités : et nous n’en éprouvions aucune crainte. Au contraire, nous étions heureux d’être des étrangers : Strangers When We Meet. Nous devenions des « allogènes » au sens gnostique.

Avec une musique originale de Trent Reznor et des apparitions de Marilyn Manson et de Henry Rollins, Lost Highway était le seul film de Lynch à s’inscrire dans une séquence culturelle qui lui soit contemporaine : le seul film où ses éternelles années 50 étaient confrontées aux périssables années 90. C’est parce qu’il parlait du même sujet que les années 90, à savoir comment certaines choses non-réglées reviendraient à la surface (la reprise du meurtre graphique du Dahlia Noir sur le personnage de Patricia Arquette) et comment leurs fantômes dévasteraient notre présent (Pete Dayton ne sait pas et ne peux pas savoir qu’il est aussi Fred Madison, que Fred Madison en lui le dévore jusqu’à l’anéantir).

Les années 90 nous permirent de comprendre le sens de l’Album Blanc des Beatles. Les thèmes de l’Album Blanc, la figure de Charles Manson qui s’en empara, la crainte d’une fin de la civilisation annoncée par la prolifération des crimes rituels nourrirent tout autant le New York arty de Sonic Youth que le L.A. dirty de Marilyn Manson. Ils présidèrent au Seattle de MillenniuM de Chris Carter et à la ville imaginaire du Se7en de David Fincher. Que sont les tueurs et que viennent-ils nous dire sur notre époque ? Comment une époque a-t-elle pu accoucher des « serial killers » ? De quelle apocalypse sont-ils les anges ? Comme l’Album Blanc, tous les disques des années 90 sautaient d’une matière musicale à une autre, d’un genre à un autre. C’étaient des scrapbook dignes de Burroughs : accumulant les notes, les fragments, les collages, mais redécoupant le Tout pour se transformer en Oracle. Le super-vieillard Burroughs, qui était un peu l’Imam des années 90, mourra en 1997. Avec Fight Club, David Fincher réalisa l’ultime chef d’œuvre des 90sards : une histoire de schizophrénie messianique, survivaliste et décroissante, burlesque et dérangeante ; la recherche d’une seconde naissance dans la destruction du monde moderne ; une fin de cycle où tous les solitaires se retrouveraient. Mais avec la chute des tours inscrite dans son dernier plan, il annonçait la décennie suivante, qui se focaliserait sur le storytelling des néoconservateurs et la fable du « choc des civilisations ». Le 11 septembre 2001 et l’invasion de l’Irak mettraient en pièces le projet des années 90, son espoir d’une assomption du rêve des années 60.

On est sorti des années 90 avec le rire mauvais de Dale Cooper lorsqu’il découvre le visage de Bob dans son miroir. Il nous aura fallu 25 ans pour nous rendre compte que notre deuil de Twin Peaks était impossible. « Tu es morte, Laura, mais tes problèmes continuent à nous hanter ! » hurle en pleurant Donna Hayward sur la tombe où repose son amie. Nous n’en avons pas fini avec les années 90 parce que nous n’avons pas encore commencé à les accomplir. Et nous n’en aurons pas fini tant que nous n’aurons pas donné corps à leurs rêves, leurs espoirs, leurs quêtes. Toute notre vie, nous serons obsédés par ces mondes que nous n’avons pas incarnés. Nous devons maintenant faire avec notre deuil impossible des années 90. Nous devons construire leur Temple.