Ce sont deux boucles d’oreille au motif de fakir aux yeux plissés. Le visage est ovale, la bouche est entrouverte, et le turban, énorme, occupe les deux tiers du motif. On ne sait pas leur origine mais elles ont fini par tellement s’associer à leur magnétique propriétaire que, désormais, si on veut acheter des boucles d’oreille au motif de fakir aux yeux plissés, on commande à une boutique américaine des boucles d’oreille « de Billie Holiday » : ce que j’ai fini par faire, tant ces boucles d’oreille m’obsédaient… Je voulais les voir en tant que telles, les boucles d’oreille de Billie Holiday sans Billie Holiday… Ces boucles d’oreille au motif de fakir pensif, ce sont désormais pour moi – plus encore que les gardénias dans ses cheveux, la cigarette à sa main ou les innombrables boxers qui l’accompagnent – le symbole réverbérant de son mystère. Les boucles d’oreille de Billie Holiday sont sa dimension simultanément thérapeutique et spectaculaire, traditionnelle et music-hall. Ces boucles d’oreille sont sa poétique et son inexplicable.
Pourquoi ? C’est dans l’enregistrement de « Travelin’ Light » que l’inexplicable se voit, s’exprime même. C’est pour l’émission française Music Hall Parade, en 1958. Dans ce film sépia verdâtre au tremblé terriblement envoûtant dont on n’arrive pas à déterminer s’il est tourné dans les conditions du live en studio ou sur une véritable scène de concert, avec un rideau créant une ligne sur le côté droit, accompagnée par un piano et par une batterie presque inaudible et face à un public intégralement invisible, Billie Holiday ressemble à une jeune algérienne fière et pensive, quelques minutes avant d’entrer en révolution. Elle porte une longue queue de cheval, un pull noir, une longue jupe noire et un unique collier. On a l’impression qu’elle regarde le monde bourgeois avec des yeux compatissants une dernière fois avant de prendre les armes. Son visage est plus long que d’habitude, son attitude un peu plus distante également, et ses boucles d’oreille créent une espèce de tache étrange, un halo d’obscurité chaleureuse comme deux auras nocturnes entourant la chanteuse. Deux taches étranges qui accompagnent la lente ballade de voyage. Deux lunes noires. A la fin du morceau, Billie Holiday fait une très froide révérence d’un hochement de tête presque japonais tout en restant droite comme un piquet sur la scène et on entend un public indéterminé applaudir. « Travelin’ Light » (« Je voyage léger »), c’est une chanson qui peut vous accompagner toute une vie. Curieusement, « I Only Have Eyes for You » (« Je n’ai d’yeux que pour toi ») enregistré le même jour et dans les mêmes conditions ne restituent pas cette atmosphère, même si déjà les boucles d’oreille commencent à troubler l’objectif et en perturbent la fin de l’exécution. Non seulement Billie Holiday y est plus joyeuse – son sourire est moins énigmatique, elle semble presque contente d’être là – mais l’image ne tremble presque pas et les boucles d’oreille n’expriment pas la même inquiétude, comme si elles imprégnaient la lumière différemment selon l’atmosphère des chansons et l’humeur de celle qui les possède.
« Je voyage léger,
parce que mon homme m’a quitté, chante Billie
Holiday : Depuis ce jour, je voyage léger / Il a dit
« au revoir » et a prit mon cœur avec lui / Et
depuis ce jour, je voyage léger / Personne ne voit que je
suis libre comme l’air / Personne, sauf moi et mes souvenirs
/ Une nuit de chance il reviendra peut-être / Mais
jusqu’à ce jour, je voyage léger. »
L’amour était bien le talon d’Achille de Billie
Holiday – ce par quoi elle est tombée dans toutes les
drogues, tous les alcools, tous les désespoirs. Tous ses
hommes ont été des macs, des exploiteurs et des
salauds ; toutes ses femmes des instants de répit avant de
nouvelles guerres nuptiales. Voyager léger, ce serait
voyager sans son cœur, voyager délivré de son
chagrin. Les boucles d’oreille vibrent parce qu’elles
tentent de protéger Billie de ses prochaines
déceptions amoureuses. Elles tentent de créer un sas
de protection entre son cœur et elle. Une zone de sagesse et
de froideur, d’indifférence et de lucidité,
mais qui ne durera pas longtemps.
On retrouve ces boucles d’oreille passives,
énigmatiques, sur des dizaines de photographies,
créant une continuité dans une vie qui semble
n’avoir été que ruptures et superpositions. On
les voit à Paris, à l’Olympia, avant un concert
commun avec Jimmy Rushing, alors que Billie Holiday porte des
lunettes de soleil anormalement excentriques et observe la
scène d’un air hautain, presque méprisant. Et
sur une autre photo, le même lieu et le même soir, au
moment où elle chante, avec une expression soudain
très différente, naïve, fraiche, pleine
d’espoir et l’impression bizarre qu’elle a vingt
ans de moins que sur la photo précédente. On les voit
pendant le premier festival de Monterey, avec chien et clope, et
une invraisemblable dégaine de vieille gitane. On les
retrouve sur deux photos chez Tony Scott, détendue, sympa,
incroyablement moderne, comme une jeune femme des années
quatre-vingt dix. Ou encore au Smeraldo Theater de Milan en
novembre 1958, où elle se fera paraît-il huer et
dégager de la scène, dégoûtée,
écœurée, un verre à la main. Enfin, la
plus belle, la plus forte, à l’aéroport
d’Orly, toujours en 1958, photographiée par
Jean-Pierre Leloir : Billie est vue de profil, une cigarette
à la main, elle regarde vers la gauche. Elle est
sévère, artiste, très forte, d’une
beauté intemporelle et admirable, avec une puissance
extraordinaire qui se dégage d’elle, et cette fois-ci
presque un faux air de Frieda Kahlo dans l’expression. Ses
boucles d’oreille n’ont jamais été aussi
visibles : le visage du fakir est au centre de la photo. Il marque
la dimension chamanique, sorcière, de Billie. Un de ses
mille et trois visages, et celui par lequel on voudrait toujours se
souvenir d’elle.
Qui a plus souvent changé de visage que Billie Holiday ? Sur certaines images, seules les boucles d’oreille permettent de la reconnaître. Pas deux photos successives où elle n’ait pas un autre poids, une autre coupe de cheveux, un autre style, une autre expression, une autre couleur, un autre regard… D’une seconde à l’autre, elle passe sans transition de la star hollywoodienne absolue à la vieille junky émaciée. Elle ressemble à une jeune égyptienne des années cinquante, une éthiopienne antique, une déesse étrusque, une barmaid irlandaise garçon manqué, une punk funky lesbienne new-yorkaise de la fin des années 70, une grande bourgeoise de province trop gentille avec ses petits chiens, une duchesse élisabéthaine hautaine qui observe sans broncher l’exécution de ses ennemis… Son expressivité est telle que, dans les vidéos, on peut la voire, d’une syllabe à l’autre, successivement déprimée, joyeuse, fière, désolée, mélancolique, hagarde, observatrice, hilare, anxieuse, colérique, s’en foutant de tout. Il suffit qu’elle tourne son visage du profil aux trois-quarts et ce n’est plus la même femme du tout. Elle fait penser à la remarque de Otto Weininger pour qui un génie change de visage plus souvent que n’importe quel être. Balzac, Nerval, Tolstoï, Dostoïevski, Strindberg, mais tout aussi bien Charles Mingus, Billie Holiday ou John Lennon n’ont pas cessé de se métamorphoser physiquement comme psychiquement, à tel point qu’on se demande s’il s’agit bien des mêmes personnes, ou de plusieurs humanités successives occupant la même identité apparente. Pour cela un accessoire est important. Les petites lunettes rondes de Lennon ou la contrebasse de Mingus nous permettent de ne pas nous tromper sur la personne à qui on a affaire. Il suffit que Frank Zappa se fasse pousser la barbe et soudain le guerrier turc intraitable ressemble à un peintre de la Renaissance italienne, très doux et très affectueux. Billie Holiday venait de Baltimore, comme Edgar Allan Poe, Frank Zappa ou la série The Wire. Malgré son beau-père docker, c’est surtout le Baltimore de Poe qu’elle évoque : non seulement tant de ses chants semblent évoquer une femme telle qu’Eleonora Fagan, mais c’est encore sa paire de boucles d’oreille qui résume la dimension magnétique et hermétique de l’œuvre du poète. Les boucles d’oreille de Billie Holiday transportaient le fantastique d’Edgar Allan Poe, le surnaturalisme jusque dans les chansons les plus douces et les plus gaies.
Car le grand mystère, c’est sa voix, bien sûr : sur un seul mot, par un simple passage de syllabes, Billie Holiday semble basculer de la joie la plus sensationnelle au désespoir le plus profond… Tout son art est là. Un grand créateur est d’abord un grand réceptif. C’est en écoutant passionnément Louis Armstrong et Bessie Smith que l’adolescente qui s’appelait encore Eleonora Fagan a inventé Billie Holiday comme son double, en transposant dans sa voix les émotions qu’elle seule entendait dans celle des autres : « Suivant mon état d’esprit, le même sacré disque me rendait tantôt si triste que je pleurais comme une madeleine, tantôt si heureuse (…) » Toutes les plus grandes chanteuses suivantes, et les plus différentes, ont appris à faire vibrer le cœur d’émotions contradictoires à l’écoute de Billie Holiday : Peggy Lee, Nina Simone, Abbey Lincoln… Les trois Calypsos sont les filles de Lady Nullipare. Peggy Lee (la seule blanche) : séductrice et désespérée, sympa comme une actrice comique, mélancolique comme une star totale, sa voix hésite entre faire sourire ses conquêtes masculines, jouer la bonne copine, les faire tomber raides dingues, et les faire pleurer à chaudes larmes sur leurs amours perdus ; Nina Simone (la plus sombre) : autoritaire et implorante, impériale, inquiétante et soumise à ses passions et ses démons, qui vous galvanise, vous enivre, vous réduit à sa merci et ensuite demande l’absolution de tous ses crimes ; Abbey Lincoln (la moins dure) : chaleureuse et légèrement inquiétante, comme la plus belle et la plus tendre des sorcières mais aussi la plus habituée à chevaucher l’hippogriffe ou dompter les chats-huants, voyager dans les rêves, démantibuler les corps astraux. Je n’oublie pas le plus billiesque de tous : le magnifique Little Jimmy Scott, qui assistait à ses funérailles et qui aura réussi le pari de ralentir les chansons plus encore que son mentor, de pousser encore plus loin la barre de mesure pour étendre le feeling de chaque mot, de chaque note, de chaque souffle. On ne chante jamais assez lentement. C’est en ralentissant chaque note que Achille, un jour, réussira à rattraper la tortue.
En inventant le ralentissement en chanson, en chantant moins vite que tout l’orchestre joue, Billie Holiday sait faire basculer n’importe quel air dans un puits de rêves éveillés. Elle ouvre un vaste champ de rêveries. Elle réinvente également les mélodies, indifférente aux notes habituelles de « On the Sunny Side of the Street » ou de « All of Me », ou plutôt : en proposant une variation, plus sèche, plus sobre, plus raide, sur leur exécution. Billie n’est pas seulement une chanteuse, c’est l’expression d’une éthique artistique et affective, le nom donné à un désespoir sans mesure, des vies offertes simultanément à la grâce et au malheur. Au XIXe siècle, on appelait ça, après Baudelaire (qui adorait les bijoux et Edgar Allan Poe), les « poètes maudits ». Les grandes actrices, les grands jazzmen, eux aussi, ont été « maudits ». La fin de Twin Peaks, dans la pièce rouge, avec cette lente ballade chantée de Jimmy Scott, « Under Sycamore Trees », est impensable sans l’ombre planante de Billie Holiday sur tout Twin Peaks, de la personnalité chaleureuse et désespérée, généreuse et sacrificielle, de Laura Palmer, aux couleurs magnétiques presque vaudoues de l’esthétique de David Lynch et au swing lent et inquiétant de la musique de Angelo Badalamenti. Laura Palmer est à la fois Arthur Rimbaud et Billie Holiday, Gene Tierney et Alice au pays des merveilles. Même l’étrange bijou de Laura Palmer, sa parure dans la pièce rouge, a une dimension holidayenne. C’est le moment où le bijou se met à vibrer et investir l’espace psychique du spectateur. Et Billie Holiday à son tour est à la fois Charles Baudelaire et Laura Palmer, la sœur spirituelle de Edgar Allan Poe, le double de Remedios Varo et le chainon manquant de tous les arts et de tous les chants, la passeuse de toutes les morts et de toutes les vies.
Tout ce que Billie Holiday a fait, vécu et chanté se referme comme un mystère. Tout ce que Billie Holiday a vécu, fait et chanté est une manifestation de l’âme, une manifestation de l’esprit, une manifestation du cœur. Chaque chanson qu’on écoute de Billie Holiday ne nous fait pas seulement passer par des vertiges émotionnels, du spleen le plus total à la joie ensoleillée, mais, comme les romans de Henry James, elle nous détourne de nos affects habituellement projetés dans des chansons pour rendre à la vie son caractère proprement énigmatique. Il y a plusieurs manières de se défaire d’un cauchemar qui nous étreint le cœur : par l’indifférence ou par la sainteté, par la surenchère dans l’horreur ou par la focalisation sur le Bien – mais encore par la saisie d’un mystère plus grand et plus profond encore. C’est ce mystère essentiel que recèle la musique de Billie Holiday : ciselée comme un joyau, close et mystique comme ses boucles d’oreille, elle nous parle moins qu’elle ne nous écoute. La musique voyante de Billie Holiday est passive comme le fakir de ses boucles d’oreille : elle fait vibrer le cœur et, à travers elle, ce sont nos émotions qui chavirent, se tordent et respirent jusqu’à ce que nous apprenions à vivre.