Actualitte - Tu décides de proposer ton Histoire de France, rien que ça, et tu l’appelles L’Empire n’a jamais pris fin, que tu reprends à Philip K. Dick, un auteur de SF. Quelle drôle d’idée… Pourquoi ?
P.T. - L’Empire n’a jamais pris fin, c’est une phrase qui est apparue dans un rêve de Philip K. Dick. Un rêve dont la date exacte nous est inconnue mais qu’il a retranscrit dans L’Exégèse, son journal rédigé toutes les nuits de 1974 à sa mort en 1982, ainsi que dans son roman Siva en 1978. Dick était dans une boutique vendant des vieux magasines de SF rares et il cherchait une série nommée L’Empire n’a jamais pris fin. S’il la trouvait, « tout » lui serait révélé. Selon ses propres mots : « S’il mettait la main dessus et s’il pouvait la lire, il saurait tout. Voilà ce qui était en jeu dans son rêve. » A cette époque de sa vie, Philip K. Dick a également eu une expérience mystique surnaturelle, une « invasion divine ». Une voix est apparue dans sa tête et lui a parlé, à partir de février 1974 pour repartir entre deux et trois mois plus tard. Cette voix était celle d’un disciple « gnostique » de Jésus persécuté de l’an 70, Thomas, qui lui a expliqué que nous vivions toujours sous le joug de l’empire romain, que la victoire du christianisme était un leurre, une victoire « en carton-pâte », l’Église n’était que la continuation de l’Empire. Et, à son époque, il fallait voir les USA et l’URSS comme les deux visages de celui-ci. Je cite Dick : « Rome s’étendait partout à travers les âges. Rome écrasait le monde de sa masse, cuirassée comme elle l’était, énorme avec ses noirs murs de métal, ses geôles et ses rues, ses chaînes et ses anneaux de fer, ses guerriers casqués. »
Tout ça me parle beaucoup. Comme les nombreux textes, fragmentaires et posthumes, de la philosophe Simone Weil sur le poids de l’influence romaine sur notre vision du monde en général, et sur l’Histoire de France en particulier : L’Enracinement, « Quelques réflexions sur les origines de l’hitlérisme » et « L’agonie d’une civilisation vue à travers un poème épique » dans les Écrits historiques et politiques, etc. C’est d’ailleurs pour cela que le premier tome de L’Empire n’a jamais pris fin commence avec un texte qui tente de donner des éléments de contexte concernant à la fois Philip K. Dick, Simone Weil et un texte d’André Breton très étonnant, Flagrant Délit, où le père du surréalisme associe les « gnostiques », dont on venait de retrouver les textes à Nag Hammadi, et les poètes visionnaires (Hugo, Nerval, Baudelaire, Lautréamont, Mallarmé, Rimbaud, Jarry). L’Empire n’a jamais pris fin, c’est une Histoire de France alternative qui tient à la fois de la science-fiction, du « gnosticisme » et de la poésie.
Ça fait plus de dix ans que j’ai envie de faire une « Histoire de France ». Mais narrative, subjective, comique, nonsensique, vivante. J’ai tellement aimé ces « Histoires » racontées et parfois réinventées par un auteur seul, comme les émissions d’Alain Decaux ou d’Henri Guillemin et, bien sûr, les livres de Cavanna. Cavanna a fait une Histoire de France « Hara-Kiri ». Je voudrais faire une Histoire de France « Freak Show ».
Tu es formel sur un point : tu ne fais pas œuvre d’historien, mais d’exégète. Peux-tu expliquer ce que tu entends pas là, à ceux qui ne sont pas familiers de ton approche ?
J’ai choisi le titre d’exégète parce qu’il est tombé en désuétude. Pour moi il a quelque chose de comique. Mais il est également « sérieux » (malgré tout) dans le sens où l’exégèse implique l’idée d’une interprétation multiple, potentiellement infinie, d’un texte considéré comme sacré. Dès Poppermost, mon premier livre, il y a plus de vingt ans, j’avais fait de l’exégèse. Mais pas de La Bible ni du Coran ou de la Baghavad Gita. J’avais fait l’exégèse de faits divers (le mythe de la mort de Paul McCartney, les morts réelles de Sharon Tate et de John Lennon) et des chansons des Beatles, qui étaient sacrées pour moi. Aujourd’hui je fais l’exégèse de l’Histoire de France. C’est pas si différent.
Faire l’exégèse de l’Histoire de France, cela veut dire qu’il s’agit ici, non d’une description scientifique, ou d’une recherche universitaire, mais d’une interprétation personnelle, subjective de celle-ci. C’est une lecture. Je n’ai pas fait d’études d’Histoire, je ne cherche ni à reproduire la méthodologie des historiens, ni à entrer en concurrence avec eux. Je fais autre chose. Je fais avec l’Histoire de France la même chose que j’ai fait auparavant avec les Beatles dans Poppermost comme dans mes autres livres. Je collecte des informations, je choisis celles qui me semblent honnêtement pertinentes et j’en propose une interprétation. Mais je ne dis pas que c’est la seule possible.
Pour cela, j’ai quand même reçu de l’aide de spécialistes, comme Franc Bardou pour l’histoire des « Cathares » ou Raphaël Carbonne pour les chapitres concernant la guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons et l’histoire de Jeanne d’Arc. C’est important que les faits soient justes, qu’il n’y ait pas de contresens historique, et quand on ne sait pas quelque chose, je dis « on ne sait pas ». Mais la narration des faits n’est pas le but que je me suis proposé dans L’Empire n’a jamais pris fin. Cette narration est toujours au service d’une interprétation, une lecture du passé qui puisse avoir un sens pour aujourd’hui et qui puisse nourrir notre séjour sur la Terre.
Finalement, tu proposes une contre-histoire, face, entre autres, à deux références, Jacques Bainville et Jules Michelet. Quels sont les fils conducteurs de ton approche ?
Jules Michelet, je le respecte profondément et même je l’aime beaucoup. Souvent il dit des dingueries, mais ça n’est jamais sans intérêt. Il est habité. Il vit dans ce drôle de truc qu’on appelle « L’Histoire de France ». Il la vit comme une transe ! Ou comme la rencontre avec un sphinx. Ça m’intéresse. Je considère qu’on vit encore en grande partie dans son texte, son labyrinthe, une Histoire qu’il a écrite, qui est devenu ensuite pour le meilleur ou pour le pire (et surtout pour le pire) le « roman national ».
Jacques Bainville, en revanche, me semble un triste imbécile. Ce qui m’hallucine, c’est la place que l’historien de L’Action Française a réussi à prendre dans le monde politique contemporain. Bainville fétichisé ridiculement par Zemmour, qui pleure de joie quand il peut dire à ses amis que son fils désormais le lit (c’est dans une conversation avec Paul-Marie Couteaux sur une chaîne YouTube, ça doit pouvoir se retrouver) ; Bainville cité par Gérald Darmanin à l’Assemblée nationale… C’est de la folie pure, parce que c’est l’amour de l’ordre, de la hiérarchie et du pouvoir en dehors de tout autre critère d’évaluation de la vie. Et Bainville parle toujours au nom de la France : « La France pensait », « La France voulait ». C’en est à la fois extrêmement comique et incroyablement sordide. C’est l’amour de la Mort.
Ton point de vue est celui d’une puissante faiblesse, face au pouvoir plein de misères. Quel changement de paradigme, de perspective, proposes-tu aux lecteurs ?
L’opposition à une doctrine de la force ne se fait pas par la force mais par un autre regard porté sur les notions de force et de faiblesse, de victoire et d’échec. Que ce soit Jésus, Marie-Madeleine, les « Cathares », Jeanne d’Arc, Rabelais et d’autres, c’est une autre image de l’humanité que celle de ces stupides rois et guerriers, conquérants victorieux. Et c’est cette humanité qui me bouleverse et dont je veux parler. Elle a aussi sa place dans la façon dont nous nous racontons notre passé, et dont nous essayons de nous le réapproprier. Elle a connu ses victoires, comme elle a connu ses défaites. L’Empire n’a jamais pris fin contient également des passages sur L’Iliade et sur La Bhagavad Gita, parce que ces deux poèmes contiennent des éléments essentiels qui permettent de modifier notre regard. Dans L’Iliade, l’idée que les perdants ne sont pas moins honnêtes que les gagnants d’une guerre, qu’il n’y a pas de corrélation entre la victoire et la supériorité morale. Dans La Bhagavad Gita, l’éthique d’une action sans regard pour son fruit, réalisée en dehors des notions d’échec et de victoire.
Ta contre-histoire est aussi une contre-histoire religieuse : Jésus serait l’inverse du christianisme ? Et qui sont ces “Sans roi”, martyrisés depuis des siècles, mais toujours vivants, notamment grâce à toi ?
Je réfléchis à Jésus indépendamment de ce qu’en a fait le christianisme, comme figure émancipatrice, dans la continuité de ceux qui ont été considérés comme des hérétiques par l’Église. L’Église les a appelés « gnostiques », mais c’est un terme péjoratif. En lisant les textes retrouvés à Nag Hammadi en 1945, j’ai trouvé cette expression dite par Jésus pour décrire ses interlocuteurs privilégiés, « Abasileus Genea », la génération Sans Roi. Ça me semble intéressant, comme la phrase, également dite par Jésus, dans le Discours du Sauveur, un de ces écrits dits apocryphes : « Je ne suis pas venu comme un Seigneur mais comme un soutien, je suis votre frère en secret. » Depuis La Victoire des Sans Roi en 2017, une réflexion sur leur vision du monde, une spiritualité révolutionnaire, est un des fils rouges de mon enquête, qui va de livre en livre.
Dans ce premier tome, tu interroges le traitement de figures féminines, comme Marie-Madeleine, passée de proche, voire concubine de Jésus Christ, à prostituée, ou Jeanne d’Arc, devenue tragiquement un symbole pour l’extrême droite. Comment expliquer de tels contresens ?
C’est un fonctionnement systématique, de la part des pouvoirs, de récupérer des figures révolutionnaires et de les transformer en fétiches à leur usage. Marie-Madeleine a été confondue avec Marie l’Égyptienne, et transformée ainsi en prostituée dans le monde chrétien (même s’ils se sont excusés depuis sur cette « fake news » millénaire, on continue à retrouver cette idée stupide remise régulièrement au goût du jour) alors que, dans les textes Sans Roi, elle est la personne la plus proche de Jésus, peut-être même sa compagne. En faire une prostituée a permis à l’Église de la mettre à distance au profit de Pierre et de Paul. D’en faire un objet de pitié.
Quant à Jeanne d’Arc, elle a tout d’abord été une héroïne de gauche. C’est la Jeanne de Michelet, de Quicherat ou même de Péguy (et c’est celle qu’on retrouve au cinéma, chez Dreyer, Bresson et Rivette). Et c’est cohérent : une jeune fille du peuple, qui n’a peut-être même pas appris à écrire, qui sort de sa condition de paysanne comme de femme, qui se lève contre un occupant, malgré la lâcheté profonde des pouvoirs au nom desquels elle va se battre, et contre l’Église qui va la brûler et qui tient tête, lors de son procès, toute seule à un aéropage de vieux messieurs capuchonnés. Je cite un écrivain et révolutionnaire péruvien, José Carlos Mariàtegui, pionnier de l’indigénisme, qui a écrit en 1926 : « Jeanne d’Arc est revenue vers nous portée par la houle de notre propre tempête. » Ainsi que toutes ces « Jeanne » d’autres pays, figures de libération et d’émancipation : Yu Gwan-Sun, Qiù Jin, Maria Pita, qui ont à chaque fois été considérées comme des « Jeanne » coréenne, chinoise, congolaise…
La récupération de Jeanne par l’Église, puis par l’Extrême-droite, j’en décris les étapes dans mon chapitre qui lui est consacrée. Cette récupération est purement intéressée. C’est une récupération cynique. Et c’est une des plus grandes impostures jamais réalisées. Jeanne n’appartient à personne, bien d’accord, mais la laisser à l’Extrême-droite est un crime. Pour me moquer d’eux, je rappelle aux fans de De Villiers et de Zemmour qu’il y a bien une phrase islamophobe dans les minutes du procès, mais elle n’a pas été prononcée par Jeanne. Elle a été prononcée par Cauchon : « Si vous ne voulez pas vous soumettre à l’Église et lui obéir, on vous abandonnera comme une Sarrasine. » Oui, dans son procès, Jeanne a été littéralement traitée par Cauchon d’islamo-gauchiste… On se croirait dans une émission sur Cnews, pas vrai ? En fait, c’est Cauchon le véritable héros de ces imbéciles. C’est à lui qu’ils ressemblent. Qu’ils nous laissent Jeanne et qu’ils célèbrent Cauchon.
Tu aimes à faire des parallèles avec aujourd’hui, pourquoi ? Tu n’as pas peur d’être accusé d’anachronisme ?
Ben non, je n’en ai peur. C’est ce qui m’intéresse justement, l’anachronisme. L’anachronisme est un autre nom de la présence ou de l’actualité. Comme disait Christian Gabrielle Guez Ricord (je le cite de mémoire, c’est sans doute beaucoup mieux exprimé) : « Ça ne m’intéresse pas de savoir ce que Rimbaud a voulu dire à son époque, ce qui m’intéresse, c’est ce qu’il veut nous dire aujourd’hui. » Ce qui m’intéresse, quand je lis les minutes du procès de Jeanne d’Arc, c’est ce qu’elles nous apprennent sur aujourd’hui. C’est même ce que Jeanne veut nous dire aujourd’hui.
Finalement, quel est ton rapport à ce qu’on appelle La France ?
La France est une construction artificielle, un fantasme délétère de dominés. Les Francs étaient des guerriers germains utilisés par Rome pour mater les révoltes gauloises. Plus exactement pour mater les Bagaudes. C’est une histoire méconnue et passionnante. Et puis finalement les Francs se sont attaqués aux Romains eux-mêmes, et ils ont imposé leur pouvoir par la force alors qu’ils ne parlaient même pas la langue des Gallo-romains qu’ils occupaient. Pourquoi n’abanderions-nous pas ce nom, « La France », qui était celui de nos colonisateurs et occupants, et ne retournerions pas à celui de « Gaule » ? La Gaule est déjà artificielle, certes. C’est une construction des Romains mais qui, au moins, correspond aux peuples multiples qu’ils ont colonisés, et le nom de « Gaulois », même imposé par César, est d’origine « gauloise » alors que « France » est d’origine franque ! La « France », c’est le pays des occupants, des individus sinistres qui nous dirigent, depuis Clovis jusqu’à Macron.
Et j’ajouterais, à l’attention de ceux qui rétorqueraient que l’allusion aux Gaulois est une idée d’extrême-droite : qu’ils relisent leur « Goat », leur cher Bainville, et qu’ils voient ce qu’il pense des Gaulois – et avec lui, toute sa mouvance. Je cite Bainville : « À quoi devons-nous d’être ce que nous sommes ? À la conquête des Romains. C’eût été un malheur si Vercingétorix avait triomphé. » De même, Napoléon III, expliquant aux Algériens en 1865 que vaincus, ils sont semblables aux Gaulois promis à ressusciter dans une civilisation nouvelle. Ou écrivant dans son livre : « Tout en honorant la mémoire de Vercingétorix, il ne nous est pas permis de déplorer sa défaite. N’oublions pas que c’est au triomphe des armées romaines qu’est due notre civilisation : institutions, mœurs, langue, tout nous vient de la conquête. » Ne l’oublions pas, en effet, mais battons-nous pour nous en défaire. Abattons Rome. Et, à défaut de renoncer à ce nom piégé de France, allons à la recherche d’une autre France. Elle existe chez François Villon, chez François Rabelais, chez Jean-Jacques Rousseau, chez Gérard de Neval, chez Arthur Rimbaud et Alfred Jarry. C’est cette France que j’aime et que j’appelle la France des Sans Roi.
La saison 2 de “L’Empire n’a jamais pris fin” a déjà commencé, qui traite d’un autre sacré zig, Rabelais. Que peux-tu déjà nous dire sur ce qui devrait devenir le volume 2 de ton Histoire de France ?
Le deuxième temps de L’Empire n’a jamais pris fin partira de Rabelais pour aller jusqu’à la Révolution. Si les petits Cauchons ne nous mangent pas, à Blast, je compte bien parler des régicides, de la Fronde, de Louis XIV et de Jean-Jacques Rousseau. Et on déploiera ces deux autres fils rouges, celui du Carnaval et celui de la « vie étrange » comme dit Rimbaud en parlant de Villon. A savoir ce que les poètes ont vu, parfois dans des états hallucinatoires, et qui éclaire autrement l’Histoire de France. Nous n’en avons fini ni avec les Sans Roi, ni avec le Carnaval, ni avec les visions des poètes.