Portrait d'Elina Löwensohn écrit pour accompagner une sélection de films et de rencontres avec l'actrice aux Journées cinématographiques en Seine Saint-Denis (février 2023)
Elina Löwensohn, c’est d’abord un son. C’est une voix de conteuse, pleine de miel et d’épices, qui déploie de façon intense et minutieuse un récit picaresque, une bataille épique entre deux mondes, un drame cosmique situé quelques secondes avant la naissance du Temps. C’est une voix qui s’éternise, comme si elle s’adressait directement à l’enfant perdu dans la psyché de chacun de nous. C’est une voix qui s’impose, doucement mais sûrement, parce qu’elle doit nous libérer du manoir de l’ogre ou de la gueule du loup.
Elina Löwensohn est pleine de dièses et de bémols, de notes tenues et de silences. Ce n’est pas une voix, c’est La voix. Celle qui vient de loin, de très loin, qui a traversé cents mondes pour nous rejoindre, et qui affrontera mille morts pour nous souffler à l’oreille la solution à l’énigme du sphinx.
Et puis c’est une apparition : de danseuse, de vampire, de sainte, d’artiste. Danseuse, certains l’ont découverte comme ça : dans cette séquence de Simple Men d’Hal Hartley (1992) où, sur « Kool Thing » de Sonic Youth (« Fear of a Woman Planet » y dit Chuck D.), elle mène la danse – mais alors littéralement – et tous les acteurs du film la suivent comme les enfants suivent le joueur de flûte de Hamelin. Vampire, d’autres l’ont hallucinée ainsi : dans Nadja de Michael Almeyreda (1994) où, fille du comte Dracula, elle erre dans un New York en noir et blanc sur la musique de Portishead. Sainte, folle ou innocente, quelques-uns en ont gardé le souvenir impérissable dans Sombre de Philippe Grandrieux (1998), son premier chef-d’œuvre en France, avec la chanson de Bauhaus « Bela Lugosi’s Dead ».
C’est enfin les corps « artistes » de presque tous les films, courts et longs, de Bertrand Mandico, une « planète de femmes » à lui tout seul, un cinéma de vampires innocents à faire peur : génie dans la boîte dans Boro in the Box (2011) où elle joue le double rôle du cinéaste Walerian Borowczyk et de sa mère ; taxidermiste chamanique dans Living Still Life (2012), strip-teaseuse organique dans Prehistoric Cabaret (2014) ; artiste inquiétant dans Souvenirs d’un montreur de seins (2014) ; comédienne venue d’ailleurs dans Notre-Dame-des-Hormones (2015) ; Jeanne d’Arc pansexuelle immorale et tragique dans Y a-t-il une vierge encore vivante (2015) ; cheffe de guerre des ex-garçons dans Les Garçons Sauvages (2017) ; réalisateur/réalisatrice crépusculaire dans Ultra Pulpe (2018) ; mère peureuse adorable dans After Blue (2021) et, scoop : chien de l’Enfer dans Conann la Barbare (2023).
En quelques années, Elina Löwensohn est tellement devenue Bertrand Mandico et Bertrand Mandico est tellement devenu Elina Löwensohn que, parfois, il n’est plus vraiment possible de les distinguer. Ils se sont mutuellement réinventés : c’est une folie à deux – mais une haute folie. A partir de Boro in the Box, Elina est devenue mandicienne. Elle a extrêmisé son côté baroque, exacerbé ses contrastes, perturbé ses genres et approfondi les éléments les plus subtils de sa technique de jeu. Toutes ses dimensions se sont accentuées. C’est devenu une géante. Mais Bertrand lui aussi est devenu löwensohnien. Son écriture s’est dévoilée poésie pure. Ses récits se sont faits tourbillons. Sa vision a acquis un nouveau pouvoir d’engendrer des vertiges.
Et puis Bertrand est devenu l’actrice des films de Löwensohn, sa trilogie hallucinante, Rien ne sera plus comme avant (2022) – comme Elina était l’acteur des siens. Dans Rien ne sera plus comme avant, c’est une autre Mandico qu’on découvre, une autre facette de son androgynie. Et c’est aussi un autre Löwensohn qu’on entend : plus viscéral, sauvage et exigeant que jamais.
Comme tous les génies, Elina Löwensohn est plusieurs. C’est un génie mélodique, expressif, comique, mélodramatique, avant-gardiste, épique. Mais c’est aussi une technicienne du trouble, une experte de l’équivoque, une ascète de l’extrême. C’est quelqu’un qui a pris très au sérieux ce que jouer veut dire. C’est-à-dire inventer une forme pour exprimer un sentiment, et brûler cette forme à l’instant même où elle risque de se figer. Il n’y a jamais deux fois la même Elina Löwensohn. Personne ne se ressemble moins qu’elle, à cela près que personne d’autre qu’elle n’est capable de si peu se ressembler. C’est à l’imprévisibilité de ses métamorphoses qu’on la reconnaît. Elle a fait de son impermanence une signature. Elle a inventé un jeu si unique et déployé un éventail si large de ses possibilités qu’elle ne peut plus être défini qu’à partir de ses propres termes. Un jour, Elina Löwensohn deviendra un qualificatif ou une qualité. Elina Löwensohn, c’est l’art d’être Elina Löwensohn.