Pacome Thiellement.com

corpus_512_denisecolombportraitdeco.jpg
Ce qui reste d'un monde qui a sombré, Colette Thomas
Paru en 2021

Contexte de parution : Le Testament de la Fille Morte

Présentation :

Postface à la réédition du Testament de la Fille Morte de Colette Thomas par les éditions Prairial, publiée en août 2021


Sujet principal : Colette Thomas




 

 

Les textes de Colette Thomas présagent la formation d’un autre univers. 

Antonin Artaud 

 

Nous avons déjà vaincu évidemment mais personne ne le sait.

Colette Thomas

 

 

C’est une histoire terrible. C’est une histoire sublime. Une histoire qui « ne veut pas être racontée », dirait Edgar Allan Poe. C’est la rencontre de deux êtres extraordinaires. L’un est un poète visionnaire de cinquante ans, interné en hôpital psychiatrique depuis neuf ans. L’autre est une aspirante inspirée – poète, comédienne, philosophe – de moins de trente ans, mais qui a déjà subi deux hospitalisations psychiatriques, dont l’une avec un traitement au cardiazol entraînant plusieurs « comas surveillés ». Nous sommes en 1946. Leur relation – filiale, fraternelle, théâtrale, amoureuse, d’âme à âme – se poursuit durant deux années. Antonin Artaud meurt en 1948 et, même si de nombreux points de son histoire restent obscurs, est connu de tous. L’une de ses « filles de cœur à naître », celle qui ne l’« aimait pas à en mourir mais à en vivre », Colette Thomas, publie un livre en 1954, Le Testament de la fille morte, puis continue à vivre, mais recluse et silencieuse. Elle meurt en 2006 et personne ou presque ne la connaît. Ce n’est pas Colette Thomas qui signe son unique livre prophétique, mais un certain « René ». Nous l’appellerons quand même Colette Tomas, comme nous disons Antonin Artaud quand nous parlons des Nouvelles révélations de l’être pourtant signées « Le Révélé » lors de leur publication en 1937. 

Née en 1918 à Draguignan, Colette Renée Gibert grandit à Caen auprès de sa mère Reine et de sa tante Jane Bourlot, directrice d’une École Normale d’institutrices. Son père, René Gibert, inspecteur des impôts, ne vit pas avec elles, mais à Saint-Girons, puis à Clermont-Ferrand et à Bar-le-Duc. Colette fait des études de philosophie à la Sorbonne et suit parallèlement les cours de Charles Dullin. C’est autour de ses vingt ans qu’elle est hospitalisée une première fois, à Saint-Anne. De cette première hospitalisation, de son origine comme de ses conséquences, nous ne savons rien. 

Avant Artaud, une première relation intense s’instaure entre Colette Gibert et Louis Jouvet, dont elle suit également les cours et à qui elle écrit : « Je n’arrive pas encore très bien à réaliser qu’il existe des hommes aussi épatants que vous ni surtout qu’ils consentent à s’occuper si simplement des autres. Vous êtes formidable, simple, fort, dur, direct. » Louis Jouvet semble lui-même impressionné par la jeune femme, puisque, dès le mois de janvier 1939, il écrit à Jane Bourlot : « Je ne connais votre nièce que depuis peu, mais j’aime beaucoup sa conviction très sincère et j’ai grande confiance en elle. Je l’ai chargée de certains travaux littéraires pour lesquels sa culture générale est nécessaire. En outre, je compte la faire jouer dans la pièce que je monte en ce moment à l’Athénée ce qui lui permettrait tout en demeurant philosophe d’entreprendre sa carrière théâtrale. La façon dont elle envisage le métier d’acteur me paraît valable parce qu’elle ne s’attache pas au côté brillant, facile et « vedette » mais à tout ce que cette vocation demande de travail et d’effort. » 

Colette refuse finalement de jouer dans sa mise en scène d’Ondine de Jean Giraudoux. Elle a un bon prétexte. Elle est en train de rédiger sa thèse de philosophie : Les diverses formes d’imagination chez Kant. A cette époque, la jeune femme officie comme une sorte de documentaliste auprès de Jouvet à qui elle envoie des informations sur Bergson, Kierkegaard ou Nietzsche. Mais elle continue à rêver de théâtre. A une certaine expérience du théâtre, qui produise « des effets intérieurs » et qu’elle finit par obtenir en travaillant Phèdre de sorte à ce qu’elle s’évanouisse concrètement à la mort de l’héroïne.

En 1939, Colette Gibert échoue à l’examen d’entrée du Conservatoire. Elle ne perd pas pour autant le respect et l’affection de Louis Jouvet, sur qui elle écrira en 1945 dans la revue Terre des hommes et qu’elle invitera et conseillera lors de son apparition pour l’hommage à Antonin Artaud en 1946. Elle fait Normale Sup et rencontre Henri Thomas en 1940, mais elle est une nouvelle fois hospitalisée en août 1941 à la clinique Bon-Sauveur de Caen. C’est là qu’elle reçoit le traitement au cardiazol dont elle parlera à Artaud. 

Colette et Henri Thomas se marient le 11 avril 1942. Ils s’installent à l’Hôtel Henri IV, place Dauphine. Puis à Saint-Germain-en-Laye, près de la famille de Colette, Jane Bourlot y ayant déménagé son École Normale d’institutrices. Colette passe l’agrégation de philosophie, réussit l’écrit et renonce à présenter l’oral. Pour autant, elle ne veut pas devenir femme au foyer. « L’important, pour toi, lui reconnaît Henri Thomas, ce sont tes pensées, c’est même la pensée, et là non plus, on ne peut pas servir deux maîtres. » « Je suis devenue entièrement étrangère aux questions de famille de sexe et d’argent » écrira Colette Thomas dans Le Testament de la fille morte. 

Elle vit alors un moment mystique : « Je crois totalement en Dieu maintenant » écrit-elle le 8 janvier 1945 à Jean Paulhan, avec qui elle est entré en correspondance et à qui elle fait lire des textes qu’elle écrit, puis détruit immédiatement après. C’est une mystique sans carcan théologique : « J’ai mes grands moments de licence avec Dieu (…) Je m’autorise de son existence pour me libérer des autres et de moi-même. C’est à la fois un acte de soumission et un acte d’audace – j’aime Dieu sans intermédiaire – en dehors du monde et de ses lois. » Colette et Henri Thomas s’intéressent tous deux aux écrits d’Artaud. « Henri a pensé à écrire à Antonin Artaud, écrit Colette à Paulhan, j’avais lu autrefois Le Théâtre et son Double – je me suis fait une idée d’Artaud – avec l’envie de lui écrire – j’ai trainé longuement une lettre – je ne l’ai jamais envoyée. » Henri écrit bien à Artaud une semaine plus tard. Il rédige également une étude, « Le Théâtre mort et vivant d’Antonin Artaud », qu’il publie dans le premier numéro de L’heure nouvelle, la revue d’Adamov, toujours en 1945. 

Quand ils reviennent à Paris en mai, les Thomas se réinstallent à l’hôtel, place Dauphine. La place Dauphine semble avoir eu un rôle déterminant dans les années de mariage de Colette Thomas, retraversant le labyrinthe de malheurs de Nadja qui y a vécu un de ses moments les plus intenses d’amour-vertige avec André Breton, mais aussi son ombre : le désespoir, la folie, l’enfermement.

Le mariage des Thomas se défait assez sérieusement dès le mois de juin. Colette n’est pas faite pour la vie ordinaire. Henri ne peut concevoir un mariage sans enfant, et Colette ne veut pas d’enfants. « La maternité est à détruire, écrira Colette Thomas dans Le TestamentLa femme doit donner son instantanéité à l’homme, non sa descendance. » Colette travaille alors au sein de l’association « Travail et Culture ». Elle écrit dans Terre des Hommes et intègre une troupe de théâtre, « Les Harlequins », sur laquelle on ne sait pas grand-chose. Une lettre à Jean Paulhan datée du 18 septembre 1945 montre qu’Artaud obsède déjà Colette avant même qu’ils ne se soient rencontrés : « Je sais qu’il est de mon devoir d’aider Artaud. Il a donné aux gens qui s’inquiètent de théâtre bien plus par son petit livre que nous ne pourrons jamais lui donner – Il n’a pas regardé à la dépense lui puisqu’il est devenu fou (…) Il ne nous a pas créés mais il a créé pour nous au-delà de nous-mêmes – au-delà de ce pas que nous n’osons pas franchir. » 

Henri part visiter Antonin Artaud à Rodez, où il est interné, le 10 mars 1946. Colette les rejoint le 11. Dès son retour, elle écrit à Roger Blin : « Comment ? La même société considère l’œuvre de cet homme comme celle d’un génie et traite sa personne comme elle traiterait un fou indigent. Tout cela tourne en rond dans ma tête. Je suis à la fois responsable et impuissante devant cet état de choses. » Quant à Artaud, le lendemain, il écrit à Henri : « Il faut que Colette Thomas se fasse sa place dans le théâtre sans que les questions de copulation charnelle interviennent comme un barrage avant. » Commence alors une relation qu’on peine à définir mais qui est sans doute ce que, dans la vie d’Artaud comme celle de Colette Thomas, s’approche le plus de l’amour. Une relation qui, selon les mots de Colette Thomas, pose radicalement la question du « sens de la rencontre sur la terre »

Le 15 mars, Artaud écrit à Colette : « Vous m’avez dit : J’ai lu Le Théâtre et son Double comme le livre d’un auteur dont je ne savais même pas qu’il était là sur la terre, et que c’était un homme de ce temps. Et en effet bien de gens avaient oublié, en moi, l’homme, d’autres avaient voulu l’oublier, d’autres, de merveilleuses âmes prédestinées d’enfants, c’est-à-dire d’immortelles jeunes filles, comme la vôtre, ne savaient même pas que j’étais un être, et que j’existais. Je vous dis cela aussi comme du fond du temps, comme une vieille racine arrachée au peyotl enfoui du cœur, je veux dire en effet comme un vieux mort qui n’entrera jamais dans les attractions intéressées de la terre, et comme je parlerais à l’âme d’un arbre ou d’une fleur car j’ai eu l’impression d’une âme qui m’appelait en effet pour vivre de beaucoup plus longtemps qu’ici. » Il lui demande également de retrouver la comédienne Génica Athanasiou, qui fut sa compagne de 1922 à 1927 et dont il est sans nouvelles. Colette Thomas est-elle entrée en contact avec le premier amour du poète ? On ne sait pas. 

On ne sait pas non plus ce que Colette Thomas répond à la lettre du 15, mais elle lui parle peut-être de Dieu, puisque, dans une lettre datée du 27 mars, Artaud précise : « Saviez-vous que l’idée de dieu était une idée récente inventée 4 ou 5 mille ans avant J.C. et qu’avant elle n’existait pas, et cette terre a déjà des millions d’ans d’existence vécue non par des bêtes mais par des hommes vrais qui d’ailleurs même avant dieu ne valaient pas cher. Alors d’où viennent les choses ? Non de dieu mais d’un homme, toujours mort et toujours vivant. » Il répond aussi à une question, à la question de Colette, sur le sens de la rencontre sur la terre : « La rencontre sert, et elle ne sert que sur la terre et si celle-ci peut être meilleure, il n’y a pas de paradis. »  

Enfin le 3 avril, Colette lui a déjà raconté une partie de sa vie et leur parenté spirituelle est désormais établie. « L’histoire de l’asile, des traitements et du cardiazol me suffoque quand j’y pense, lui écrit Artaud, car elle ressemble étrangement à toutes celles que j’ai vécues depuis l’âge de la puberté en 1914. » Artaud répond peut-être à la lettre de Colette qui « passe » sur sa vie et qu’elle reproduit dans « Le débat de cœur » : « Je passe. Je passe sur les traitements, le docteur, les bonnes sœurs, les malades, la camisole de force et le cardiazol. » 

Il semble qu’Artaud remplace temporairement le Christ dans la vision prophétique de Colette Thomas, si l’on en croit ces paroles, répétées deux fois dans Le Testament de la fille morte « Il existe un homme plus vrai que le Christ – le malheur des passions vient du Christ – oui, il nous rachète, mais notre propre douleur en est le prix. » Ce à quoi elle ajoute ou corrige : « Et moi je préfère la terre que j’achèterai avec du Bonheur. » Ce Bonheur qu’apporte la femme, se substituant finalement à l’homme comme à Dieu, sera le message prophétique central de son Testament.

Le 26 mai 1946, Antonin Artaud est libéré de Rodez. Arthur Adamov et Marthe Robert ont créé un « comité de soutien des amis d’Antonin Artaud » et organisé une soirée hommage au Théâtre Sarah-Bernhardt (aujourd’hui Théâtre de la Ville) qui, doublée d’une vente aux enchères, permet de financer le retour d’Artaud. Colette Thomas fait partie de ceux qui accueillent Artaud à la Gare d’Austerlitz. 

Les jours qui suivent, Artaud va faire répéter Colette. Il lui apprend une manière particulière de respirer et de crier, en ne laissant tomber le cri qu’à l’anéantissement. Pour sa soirée hommage, il lui confie son texte le plus récent, un extrait de « Fragmentations », au sujet duquel il lui écrit, le 3 juin : « Disant publiquement que les enfants de la mise en scène principe ne sont pas dans le son mais dans le con, vous ne serez pas une actrice mais la plus grande amie de mon âme désireuse de manifester et d’imposer l’un de mes élans de cœur, à tous. »

Colette Thomas apparaît sur la scène du Théâtre Sarah-Bernhard le 7 juin 1946. Alors qu’elle commence à dire le texte, l’électricité saute et la salle se retrouve dans l’obscurité, Colette continuant à expectorer le poème devant une audience stupéfiée. 

Tous les noms qui accompagnent Colette Thomas sont des légendes vivantes, et deux d’entre eux ont été ses « maîtres » de théâtre : Charles Dullin et Louis Jouvet. André Breton, qui est revenu des États-Unis la veille du retour d’Artaud de l’asile de Rodez, introduit la soirée. Puis c’est Roger Blin, Jean Vilar, Jean-Louis Barrault, Alain Cuny, Madeleine Renaud, Maria Casarès, etc. Pourtant, dès le compte-rendu publié le lendemain dans Combat, tous ces grands noms s’effacent, deviennent presque anecdotiques, et on peut lire, sous la plume de Charles Estienne, une évocation stupéfiée de Colette Thomas : « Nous serons nombreux à entendre résonner longtemps encore cette voix solitaire, chargée de toute la beauté plus qu’humaine du message d’Artaud. » « Et Colette Thomas, en transe, dit un texte inédit, écrit Jacques Prevel. Sa bouche martèle les mots. Elle a travaillé avec Artaud. C’est Artaud qui parle. Éclair magnésium et obscurité. Cette voix tremble et vibre, fantastique. Applaudissements et bravos. Elle est rappelée plusieurs fois. » Prevel décrit également André Breton essayant ensuite de la retrouver dans la foule pour la féliciter. On peut encore citer le témoignage de la photographe Denise Colomb dans le documentaire de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, La véritable histoire d’Artaud le Mômo (1993)que le chanteur Christophe fera réentendre dans son morceau « It Must Be a Sign » en 2008 : « Et puis il y avait Colette Thomas… Colette Thomas, c’était une petite merveille. Elle avait une petite jupe plissée, écossaise, un chandail blanc. Elle était blonde. Et elle avait l’air vraiment d’une petite jeune fille, quoique… On pouvait lire dans son regard toute l’émotion… Mais quand elle lisait Artaud, alors ça c’était sublime. Pour moi, c’était sublime… »

C’était sublime, mais ce sera terrible. Le 8 juin 1946, après la lecture de l’article de Combat qui le remplit de joie, Artaud va à la rencontre de Colette Thomas mais l’attend en vain à Saint-Germain-des-Prés, de 20h à 23h. En rentrant, il lui écrit : « Colette, évitez les hommes – on sent trop d’hommes autour de vous, à l’affût de votre faiblesse. Je suis sans jalousie mais je ne veux pas qu’on vous abîme votre âme. » Il attend de nouveau Colette à la Reine Blanche le 14 juin mais, à nouveau, Colette ne vient pas. A-t-elle quitté Paris sans le prévenir ? Le 25, lorsque Prevel les rejoint aux Deux-Magots, Artaud refuse de prendre la main que Colette lui tend. Le 29 juillet, Artaud dit à Prevel que Colette est malade : « malade de tout le mal qu’on lui a fait. » En aparté, il parle avec Henri Thomas. Prevel soupçonne que Colette a essayé de se suicider. C’est à cette époque que Colette Thomas fait lire à Artaud un ou plusieurs textes, parmi lesquels « L’Odeur de la Nature » qui sera publié très longtemps après, dans un numéro d’Obliques, en 1977. Et Artaud note dans ses cahiers : « Adamov et Marthe Robert ne sont pas encore nés. On dirait que Colette Thomas est en train de vraiment naître. » Mais tout cela n’est pas sans trouble, loin de là, et Artaud inscrit, quelques pages plus loin : « J’extrairai de Colette l’esprit ange criminel, il existe. »

Ce n’est pas un esprit que Colette extrait d’elle-même fin juillet, mais des phalanges de ses pieds. Alors qu’elle se fait soigner un oignon par un médecin, ce dernier (un charlatan, selon Paule Thévenin) la convainc de le laisser lui rapetisser les pieds en lui amputant une phalange par orteil. Après l’opération, elle s’installe en convalescence chez les Thévenin. Elle veut faire un collier de ses phalanges et l’offrir à Artaud, mais Paule Thévenin l’en dissuade.

Le 3 août, Artaud dit à Prevel que Colette Thomas a été violée par un individu qui lui aurait proposé de se reposer chez lui. « Je trouverai cet individu et je lui donnerai un coup de couteau. Je veux lui trancher la gorge. » Viol réel ou imaginé par Artaud ? On ne sait pas. 

Prevel revoit Colette Thomas le 24 août dans la chambre d’Artaud à Ivry. Elle a les deux pieds bandés, marche avec peine, et parle encore de faire un collier avec les os de ses doigts de pied. Prevel lui trouve alors des faux-airs de Virginia Clemm, la femme d’Edgar Poe. 

A partir du mois de septembre, Colette et Henri, qui sont officieusement séparés, partagent à tour de rôle un appartement au 49 rue Sainte-André-des-Arts. Mais Artaud dit à Prevel que Colette Thomas est en réalité actuellement internée à Ivry, dans un autre pavillon que lui. 

Le 13 septembre 1946, Artaud et Marthe Robert partent pour Sainte-Maxime. Ils descendent dans un hôtel, l’Auberge Sans Souci, sont rejoints deux jours plus tard par Colette Thomas et Paule Thévenin et s’installent à La Nartelle, dans la maison de famille de Colette. Ils vont même assister ensemble au premier Festival de Cinéma de Cannes. Mais Colette part dès le 20 septembre alors que Artaud ne rentre que le 4 octobre. Où va Colette ? On ne sait pas. 

En octobre, face à Artaud et Prevel au Flore, elle hésite à partir en tournée en Autriche avec « Les Harlequins ». Elle le fait finalement en décembre, et part ensuite deux semaines à Londres, où Henri Thomas vient de s’installer. Artaud a dû être très affecté par les allées-et-venues de Colette comme les émotions contradictoires que celles-ci entraînent chez lui. Dans une lettre du 7 décembre, il se fait exclusif et menaçant : « Vous êtes, Colette Gibert, ou ma fille ou mon ennemie, et il ne vous reste plus de choix ni de milieu. » Cette dernière, dans une lettre écrite « à l’étranger » et datée de mi-décembre 1946, lui répond : « J’ai quitté la France par désespoir. L’être humain est capable du sacrilège suprême sur l’être humain – celui qui se commet sur l’amour unique – car je suis votre amour unique – et le sacrilège a été commis. Mais vous êtes plus fort que l’amour et c’est pourquoi je demeure entière – intacte – vivante – quoique constamment piétinée par la mort. » Quelques lignes plus haut, elle écrit aussi : « Je ne vous aime pas à en mourir – je vous aime à en vivre – à vivre de votre existence dont je me prive de jouir. Car vous n’êtes pas mort mais vivant – parce que je viens de comprendre comment l’amour l’a emporté sur la mort – comment l’homme l’emporte sur Dieu – comment l’homme existe tandis que Dieu n’existe pas. Tel est le sens de la rencontre sur la Terre. » 

Colette revient à Paris avant la fin du mois de décembre et vit seule dans l’appartement de la rue Sainte-André-des-Arts. A cette époque, Artaud prépare la séance au Vieux-Colombier, qui aura lieu le 13 janvier 1947. Colette Thomas est-elle présente lors de cette séance ? On ne sait pas. 

Mais Artaud calme sa colère. Il s’explique dans une lettre qu’il lui envoie entre janvier et février 1947 : « J’ai parcouru les pages que vous m’avez donné, et je vois que vous souffrez du même mal que moi, courir pendant cent pages à la recherche d’une idée qui demande une phrase et 3 mots. Ainsi a été créé le Pèse-nerfs, avec 50 phrases utiles arrachées à 1000 pages stupides. » Ce ne sont plus seulement des reproches affectifs, c’est presque un travail d’éditeur. Colette est à la fois l’interprète d’Artaud, sa « fille de cœur » et sa parèdre. En février, il achève l’écriture de Suppôts et suppliciations,un livre qui restera inédit jusqu’en 1978, l’éditeur initial, Louis Bordas, pris brusquement de scrupules religieux, renonçant à le publier. En conclusion du texte d’ouverture, il annonce : « Et il y a aussi Colette Thomas, pour souffler les gendarmes de haine de Paris à Nagasaki. Elle vous expliquera sa propre tragédie. » Cette sentence peut être comprise comme la prophétie du livre de Colette à venir. On trouve en outre dans les cahiers de cette même période des textes qui indiquent que celle-ci a dû faire lire de nouvelles pages à Artaud, qui l’ont grandement impressionné : « Admirables textes de Colette Thomas, pas une page à supprimer, le drame psychologique y est entier. Une personnalité jamais vue se révèle, une psychologie spéciale que toutes ses paroles cernent, et elle donne un autre sens aux mots. Un tourbillon effarant d’éloignement. »

Le 22 mars 1947, Prevel retrouve Artaud désemparé chez Marcel Bisiaux. Colette est introuvable. Bisiaux dit qu’elle est partie avec un membre des « Harlequins » et Artaud la soupçonne d’avoir cherché une aventure sexuelle. Ce soupçon nous est confirmé par la lecture des carnets de Henri Thomas où, à la date du 27 mai, il écrit : « Son intégrité conjugale était pour moi quelque chose à la fois d’exceptionnel, de définitif et de naturel. Aussi, lorsqu’elle m’a fait le récit de ses deux nuits de hasard, ai-je eu le sentiment de la destruction de ma vie elle-même. Je l’ai sentie aussi absolue dans l’infidélité que dans la fidélité. » « Je couche avec des hommes pour ne pas risquer de devenir une sainte » écrira Colette Thomas dans Le Testament de la fille morte. 

Artaud et Colette continuent néanmoins de se voir dans la première moitié de l’année 1947, même si Artaud s’inquiète régulièrement, comme Henri de son côté, d’être sans nouvelles d’elle. L’inquiétude se transmue en fulmination lorsqu’une lecture va avoir lieu à la Galerie Pierre et que Colette Thomas s’est dérobée aux répétitions. 

Il fait une chaleur écrasante à la Galerie Pierre, et celle-ci est bondée de monde, le 4 juillet 1947, pour le vernissage d’une exposition de dessins d’Artaud. Pour l’occasion, ce dernier a écrit cinq nouveaux textes, parmi lesquels « Aliéner l’acteur » et « Le théâtre et la science »Colette, qui doit lire les nouveaux textes, est nerveuse, un trac terrible. Elle n’arrive pas à se dominer. Elle laisse à tous une impression pénible, tandis que Marthe Robert est plus calme lorsqu’elle lit « Le rite du Peyotl », qu’Artaud, caché, rythme par des crisHenri, qui est revenu de Londres pour l’occasion, revoit Colette Thomas le lendemain. Elle a les yeux bouffis d’avoir pleuré toute la nuit. Artaud lui aurait dit : « Vous m’avez définitivement indisposé, c’est la dernière fois que vous récitez quelque chose de moi. »

La décision d’Artaud n’est pas irrévocable mais la colère est encore tenace lorsque Colette Thomas se rend à Ivry, le 16 juillet, le visage tuméfié par la douleur. Artaud la réprimande sévèrement : « Vous n’aviez pas répété le texte que vous avez dit au vernissage et vous avez vu le résultat. » Colette fait mine de partir, puis finalement reste. Prevel se retire alors que Artaud commence à la faire répéter. Le résultat est une performance extraordinaire le 18 juillet, toujours Galerie Pierre, pour le dévernissage de l’exposition. Marthe Robert lit à nouveau « Le rite du Peyotl ». Elle est suivie de Roger Blin avec « La culture indienne ». Mais Colette Thomas dit « Aliéner l’acteur » dans un état de transe magnétique qui subjugue tout le monde. « Comme un esprit prêt à se matérialiser » dit Artaud, émerveillé, à Prevel.

Le coût psychique a dû être trop grand. La nuit même, Colette écrit à Artaud une lettre de rupture, dont on ne connaît pas le contenu, mais qu’il relit une dernière fois lentement devant Prevel le 20 juillet avant de la déchirer en tous petits morceaux et de la jeter dans un caniveau. Commence alors pour Antonin Artaud une nouvelle interprétation des événements, et l’idée d’une jalousie de Colette : « Colette est jalouse de ce que j’ai écrit, dit-il à Jacques Prevel. Elle croit que c’est elle qui a écrit, pensé mes textes, que je les lui vole. » 

Colette Thomas est en train de donner une forme de plus en plus aboutie à ses écrits. Jacques Prevel la revoit le 1er Août. Colette, qui n’a pas parlé à Artaud depuis la séance du 18 juillet, lui montre des textes destinés au n°3 des Cahiers de la Pléiade, une revue dirigée par Paulhan et conçue comme des hors-séries de luxe de la NRF. Les textes ne paraîtront pas. Pourquoi ? On ne sait pas. On ne sait toujours pas. 

Il y a dû avoir une sorte de réconciliation vers la mi-août 1947, puisque Colette Thomas part trois semaines à La Nartelle avec un pique-feu, cadeau d’Antonin Artaud, « qui est comme un éclair solidifié – et que je peux tenir dans ma seule main ». Pique-feu qui apparaît d’ailleurs dans En compagnie d’Artaud où Prevel voit celui-ci lui asséner des coups qui le transforment en serpent. Pique-feu qui devient l’instrument d’une vision extraordinaire le 23 août, évoqué dans Le Testament de la fille morte. A son retour de La Nartelle, la santé de Colette, cessant de se nourrir, décline à toute vitesse. 

Artaud s’inquiète suffisamment de son état pour écrire directement à la mère de celle-ci le 21 septembre : « Colette Thomas est la plus grande actrice que le théâtre qui s’en fout ait vue, c’est plus grand être de théâtre que la terre qui ne s’en fout pas mais qui a peur ait vu. Je suis moi-même très malade, aux ¾ paralysé, mais je mettrai tous les moyens que je dispose à faire que la grande Colette Gibert-Thomas puisse manger. » Entre novembre et décembre, sa déchéance physique semble de plus en plus inquiétante. Henri Thomas remarque qu’elle ne se lave plus. 

Antonin Artaud est en train de préparer l’émission de radio que Fernand Pouey lui a confiée dans le cadre d’un cycle intitulé « La Voix des poètes ». Ce sera Pour en finir avec le jugement de Dieu. Les enregistrements ont lieu entre le 22 et le 29 novembre. C’est Colette Thomas qui devait lire « Tutuguri, le Rite du Soleil Noir » mais, au dernier moment, elle refuse de participer. « Pour des raisons obscures » écrira Paule Thévenin. On n’en saura pas plus. Elle est remplacée par Maria Casarès. A ce jour, aucune trace de la voix de Colette ne nous est parvenue. 

Et le 4 décembre, c’est la crise. Tout se perd dans le flou des heures et des jours qui précèdent. On sait seulement que, à 17h, Colette Thomas retrouve un de ses plus proches amis, le musicologue François Michel, chez le peintre ésotériste Cosme de Scoraille, avenue de Tourville. Colette veut prendre un bain. Au bout de trois quarts d’heures, François Michel et Cosme de Scoraille s’inquiètent. Ils entrent dans la salle de bains et retrouvent Colette en râle dans la baignoire. Elle a avalé un flacon de détachant. Affolés, ils l’emmènent chez les Thévenin. Une fois arrivée, Colette, hagarde, balance à la gueule des personnes présentes 10000 francs qu’un homme lui aurait donné la nuit précédente après l’avoir violée. Elle insulte Artaud et Paule Thévenin. Elle dit aussi qu’elle va partir au Maroc : « Au Maroc, qu’est-ce que je me ferai enfiler ! C’est là qu’il y a des hommes ! »

Les Thévenin appellent la mère de Colette qui vient la chercher. Elle dira ensuite que Colette était excitée, riait, crachait et faisait les grimaces d’Artaud. Dès le lendemain, elle est internée dans une clinique du Vésinet. Elle y subit au moins trois séances d’électrochocs, les 16, 18 et 25 décembre. Le 3 janvier 1948, elle obtient l’autorisation de sortir de clinique. Elle s’installe à Saint-Germain-en-Laye. Mais trois jours plus tard, elle fait une nouvelle crise. Elle est de nouveau hospitalisée et on lui refait des électrochocs. On pourra lire dans son recueil de souvenirs la tristesse de François Michel qui ne reverra jamais Colette Thomas et qui en voudra beaucoup à Artaud et à Paule Thévenin : « Quant à Henri Thomas, n’en parlons pas : c’est un seau à charbon. »

Artaud ne reparle de Colette Thomas dans ses cahiers qu’en janvier 1948, dans une longue méditation concernant son dégoût de la sexualité : « Je sais depuis longtemps que j’ai en moi un mouvement contraire que celui d’attraction de la chair, mais de haine et de suppliciation et il faut bien distinguer qu’il s’agit non du corps féminin, mais de la chair mâle ou femelle (…) La route du corps étant celle qui répond à ce que j’ai toujours cherché, l’absence d’attraction sexuelle charnelle, l’absence de l’esprit de chair, celui que les prêtres regrettent le plus, en sortant la langue d’une certaine façon autour de leur calice, celui qui était le mieux marqué par la jointure des langues de Colette Thomas et d’Antonin Artaud, le corps qui se retient le plus, qui est le plus pauvre, le moins rutilant, et qui part dans la voie la plus ardue, la plus dure, mais la plus rare, merveilleuse, unique et inouïe. » Il ne cite Colette Thomas qu’une fois encore, en février. C’est dans la liste de ses amis qu’il estime malheureusement trop pacifiques et effrayés par son projet d’explosion « où les mondes seront emportés » : « (…) explosion qu’une Paule Thévenin craint par-dessus tout autre chose, de même qu’une Marthe Robert et qu’une Colette Thomas, Florence Loëb, Minouche Pastier, Georges Pastier, tous êtres qui voudraient que les choses au fond se passassent sans le grand tabassage de fond qui est la lame qui doit tout emporter. »

Le 1er février 1948, Henri Thomas repart travailler à Londres comme traducteur pour la BBC. Il y restera 10 ans. Dans ses carnets, il essaie de reconstituer la période récente de la vie de Colette : « Peu à peu (en un an), tout s’est « pris » en elle ; elle ne s’est plus souciée d’être bien vêtue, elle a accepté les vêtements qu’on lui donnait ; elle n’a plus cherché à gagner sa vie, a réduit ses repas. Son existence se simplifiait jusqu’à la misère, mais par ailleurs se compliquait : lecture, en préparant des notes, de tous les livres de Guénon, de la Revue Traditionnelle, participation à des réunions secrètes de gens étudiant des doctrines : peut-être, à de rares moments, de courts abandons à la sensualité, hasardeux, avec l’alcool à la clé ; je ne sais rien de plus là-dessus, mais il y a plusieurs indices. »

A qui pense Henri Thomas lorsqu’il parle de « réunions secrètes de gens étudiant des doctrines » ? Est-ce à Cosme de Scoraille, habitué de la librairie Vega et ami de Philippe Lavastine ? Mais ni Cosme de Scoraille ni François Michel, tous deux lecteurs de René Guénon, n’étaient des nouveaux venus dans la vie de Colette. Henri et elle les connaissaient depuis bien avant Artaud et, chez eux, les études traditionnelles ou ésotériques furent toujours mêlées à d’autres passions esthétiques ou littéraires. Peut-être s’agit-il de nouvelles fréquentations, moins inoffensives que les deux amis, et dont nous ne savons rien. 

Toutes ces connaissances ésotériques ou traditionnelles seront transmutées par le feu prophétique du Testament de la fille morte. A toutes formes de spiritualité préexistantes, Colette Thomas substitue l’advenue de la femme qui fermera ce cycle de manifestation et ouvrira le suivant. Celle-ci y parle de sa propre voix et répond à l’homme des Nouvelles révélations de l’être« Dans un monde livré à la sexualité de la femme, l’esprit de l’homme va reprendre ses droits, écrivait Artaud en 1937. A la base du Destin actuel il y a une trahison de la femme. » « C’est la femme qui ouvre le cycle du devenir et qui le fermera, répond Colette Thomas en 1954. La tradition est une femme sans devenir et pourtant féconde. La femme qui veut accomplir la faute dont elle n’est pas responsable. »

Le temps se fait court. Les événements se précipitent. Pour en finir avec le jugement de Dieu était programmé pour une diffusion le 2 février 1948. La veille, Wladimir Porché, directeur général de la Radiodiffusion, décide d’interdire l’émission. Des examens à la Salpêtrière révèlent chez Artaud un cancer inopérable du rectum. Et Antonin Artaud meurt le 4 mars 1948 d’une surdose d’hydrate de chloral, alors que Colette est encore internée au Vésinet. 

Henri Thomas est inquiet de la façon dont elle va réagir, mais le 13 février, il apprend qu’elle l’a admise mieux qu’il ne l’aurait espéré. Le mystère sera qu’elle ne reparlera presque plus d’Artaud, même si son nom est un des rares qui soient cités directement dans Le Testament de la fille morteTestament dont elle envoie le « manuscrit absolument unique » à Jean Paulhan le 8 février 1951, soit approximativement trois ans après la mort d’Artaud. 

A cette époque, Colette Thomas essaie de renouer avec Henri dont elle est toujours légalement l’épouse. Elle le rejoint le 15 mars 1951 à Londres, et tente de le reconquérir, éprouvant, écrira-t-il, « comme un retour de passion envers moi – ou plutôt comme une passion toute nouvelle, sans souvenirs (des pans entiers du passé ont sombré complètement pour elle) ». Henri Thomas lui trouve du travail comme traductrice. Il lui laisse son appartement londonien et s’installe dans un autre. Henri obtiendra son divorce officiellement en 1957, alors que Colette habite depuis cinq ans dans la maison familiale de La Nartelle où s’est installé son frère Renaud. 

Dans la lettre qu’elle écrit en février 1951, Colette Thomas évoque une enveloppe de la NRF adressée à elle trois ans auparavant et non décachetée. S’agit-il du texte envoyé initialement pour une publication dans Les Cahiers de la Pléiade (dans ce cas, il s’agirait de quatre ans et non trois) ou d’un envoi ultérieur ? Mais elle était sans doute internée lorsque Jean Paulhan lui avait expédié ces épreuves à corriger du « Débat du cœur » qu’elle lui renvoie alors accompagné de nouvelles parties. 

C’est finalement en 1952 que Colette écrit à Paulhan : « J’ai eu le bonheur d’apposer ma signature au bas de grands feuilles remplies de lettres dont j’ai admiré l’assemblage. On les appelle des contrats. » Elle lui parle en outre d’Une saison en Enfer qu’elle avait travaillé comme actrice, et dont elle lui propose de lui faire prochainement une lecture en privé : « J’espère dans deux ou trois mois être capable de le dire, quand il me plaira, à ceux qui en auront envie. » 

Lente est l’édition. Le livre n’est publié qu’en 1954, et attribué à un certain René. Pourtant, dès les premières lignes, l’auteur se dévoile : « Moi, Colette, la réelle Colette, la vraie, la joyeuse, me voici donc détruite, me voici morte et voici que va, que va le squelette apparent et que l’on frappe une âme inerte et sans compréhension, un cœur mort. »  

On ne sait quand Colette est devenue cette jeune femme blonde habillée comme une « petite jeune fille » qu’évoque Denise Colomb et qu’on retrouve dans ses photos. La jeune Colette Gibert est brune, et elle porte des costumes colorés chatoyants, dont on dit qu’ils lui donnent des allures de tzigane. A quoi ressemblait la Colette qui ne mange plus, porte les vêtements qu’on lui donne, subit les électrochocs, perd son identité et décide de signer « René » son Testament de la fille morte ? Et dans quelle mesure son titre doit-il être entendu comme celui d’un ouvrage sacré, répondant peut-être même aux Manuscrits de la Mer Morte dont on parle dès 1947 ? On sait que René est le prénom de son père, mort en 1940. C’est aussi le masculin de son deuxième prénom, Renée. Mais c’est surtout le « nouveau nom » d’une femme qui est morte et qui est revenue de la mort pour nous parler de ce qu’elle a traversé et pour nous annoncer ce qui doit venir. 

Il est trop tôt pour proposer une exégèse du livre de Colette Thomas. Il serait même inconvenant de le faire alors que celui-ci attend pour commencer des lectures, votre lecture. Comme l’a dit Artaud, ses textes présagent la formation d’un autre univers : « Ils sont tout ce qui reste d’un monde qui a sombré, asphyxié par l’être, le serpent. » A la fois recueil de lettres (écrites sans doute à Artaud, sauf la « lettre à un ami sur l’amour », qui fut initialement envoyée à Adamov), essai sur le théâtre, collection de « Crimes et contes », enchevêtrement de poèmes et d’aphorismes. Le Testament se présente surtout comme l’accomplissement de la prophétie d’Arthur Rimbaud : « Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme – jusqu’ici abominable – lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l’inconnu. » « Et voici que maintenant je dis ce qu’il attendait qu’une femme dise, écrit Colette Thomas. Maintenant Rimbaud est « consommé » – je veux dire « apaisé » — « réalisé » — « vainqueur » (…) Moi je te restitue ton nom entier en échange — ta virilité dont les malheureux adolescents tardifs te veulent arracher petit Rimbe. Me voici toi-même retourné – la Femme. »

Le Testament est enfin une réponse aux poètes qui, de Nerval à Artaud, ont eu tort de douter de la femme. C’est la femme qui accomplira leur vœu : à savoir la substitution de la parole poétique à la parole religieuse ou politique. « Gérard de Nerval a vu des vérités, écrit Colette Thomas, mais les poètes depuis longtemps ont cessé d’être des hommes – et ils n’ont plus eu la résistance physique leur permettant de supporter la vérité. (…) Les poètes mangent et oublient de nourrir l’humanité. Aussi sont-ils impuissants. Le pouvoir passe aux mains des forces brutes et la guerre sévitLes hommes ne peuvent plus transmettre à la femme par la chair leur spiritualité c’est pourquoi on a inventé Dieu pour bénir les unions et essayer de réintroduire la réalité qui a quitté le monde. Mais tout a été vain. (…) Le tour de la femme est venu d’aller chercher au fond de la terre la force régénérée. – C’est à la femme maintenant parce que le monde est seul, incommunicable, et malade. »

Lentes sont les révélations. A sa sortie, le Testament de la fille morte ne fait presque aucun bruit. André Breton en parle autour de lui. Et… C’est tout. Le livre est oublié. Et Colette se tait, disparaît.  

En 1974, dans la préface d’En compagnie d’Artaud de Jacques Prevel, Bernard Noël dit que Le Testament de la fille morte« laisse loin derrière lui la plupart des œuvres auxquelles on a fait un succès depuis vingt ans. » En 1977, dans le n°14-15 d’Obliques, dans « Colette Thomas ou la fin du narcissisme », un essai accompagnant la publication de l’inédit « L’odeur de la nature », Michel Camus, écrit : « Colette Thomas parle infiniment moins d’elle-même que ce qui infiniment la traverse et la dépasse. » En mai 1991, Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, qui préparent leur documentaire La véritable histoire d’Artaud le Mômo, rendent visite à Colette Thomas à La Nartelle. Elle leur parle comme un oracle, un sphinx : « Problèmes, questions. Un blanc total. C’est très loin et on est quatre. Problèmes, questions. On ne s’explique pas. C’est trois et on est quatre. On est quatre et on n’est rien. R, i, e, n. Un blanc total. Blanc, total. Cinq et cinq. » Elle ne participera pas au documentaire. 

Enfin, Colette Thomas fait une apparition en 1995 à l’inauguration d’une exposition Artaud au Musée Cantini, à Marseille. Sa seule apparition dans un contexte d’hommage au poète. Elle meurt le 10 octobre 2006, dans la maison de La Nartelle. Elle avait 87 ans. 

Après sa mort, la revue Midi publie un grand nombre de textes inédits, de photos et de documents qui permettent d’éclaircir quelques épisodes de sa vie, notamment la relation avec Jouvet et la correspondance avec Paulhan. En 2014, Samantha Marenzi achève une thèse sur Antonin Artaud et Colette Thomas. En 2018, Cristina de Simone écrit Proféractions ! dans lequel elle fait des lectures d’Artaud par Colette Thomas l’origine de la performance poétique contemporaine après Hugo Ball et Dada. Et… C’est tout. Pour l’instant. Parce que tout est sur le point de changer. 

Lentes sont les révélations, mais elles sont irrémédiables. Lire un jour Colette Thomas, c’est la lire pour toujours. Quand sera brisé l’infinie domestication du lecteur, quand il lira pour et par lui, alors émergeront ceux et celles qui furent nos authentiques prophètes et visionnaires. Nos frères et sœurs en secret. Parmi elles et eux, Colette Thomas aura une place centrale. Colette Thomas est la femme qui a perçue les contradictions internes de ce labyrinthe électrique prêt à imploser. Elle est l’Unique qui, armée du coupe-feu du langage, peut maintenant tout faire sauter

Il existe deux lettres, l’une de Colette Thomas, l’autre d’Antonin Artaud, qui nous sont parvenues non-datées. Celle de Colette était conservée par son frère. Celle d’Artaud apparaît dans Suppôts et suppliciations. Pour moi, elles ont été écrites depuis après. Elles sont la parole de deux âmes pures que le monde a souillées ; deux cœurs qui se sont rencontrés sur la terre et n’ont pas réussi à laisser épanouir cette fleur d’amour qu’ils étaient. Il existe un lieu où elles peuvent malgré tout se parler. Et voilà ce qu’elles se disent, pour toujours, depuis après. 

 « Colette, ne souffrez plus, ne désespérez pas de moi. La lumière de ce monde est fausse. Nous y avons une idée de l’amour unique qui fait souffrir. L’amour est unique et exclusif, mais pour que vous ne souffriez plus de l’amour que vous avez senti pour moi il faut que la lumière même de ce monde change. Rappelez-vous ce que je vous ai dit l’autre soir sur Sodome et Gomorrhe. Trop d’êtres vous prennent votre capacité d’amour et l’amour qui devrait vous nourrir et vous rassurer vous corrode et vous a rendu les cheveux blancs. Quand Sodome et Gomorrhe seront de nouveau tombées, j’ai une lumière où la fleur d’amour unique que vous êtes sera bien pour toujours et ne pourra plus souffrir de rien et sera heureuse de tout. Ne désespérez plus de moi. Je vous embrasse. » (Antonin Artaud)

« Un amour absolu et unique qui ne s’exprime pas et cependant continue d’exister. Un supplice. Et pas en rêve. En réalité vraiment. En réalité absolue et unique. Vous n’êtes pas malade, vous êtes génial. Et je ne vous soignerai pas, je vous aimerai. Je vous aime Antonin Artaud. Je vous demande de ne jamais parler de moi à personne et de ne pas tolérer qu’on vous en parle, Qui que ce soit. Car je suis intacte, et cette fois-ci j’en mourrai. » (Colette Thomas)

Colette Thomas est morte mais elle est vit. L’avenir est fille. L’homme lui ayant donné son renvoi, la poésie lui appartient. Son testament est entre vos mains. Questions, réponses. Elle y a déposé une parole qui ne présage pas seulement la formation d’un nouvel univers, mais l’accomplit : un monde dans lequel vous vivrez par elle ; un monde pour lequel vous ne pourrez plus jamais l’oublier. 

 

 

 

 

Avec l’aide inestimable de Virginie Di Ricci