Texte écrit pour le blog Le Livre sans Visage en avril 2021
« Celui qui se fera l’herméneute de ces paroles ne goûtera pas la mort, dit Jésus dans L’Évangile de Thomas. Que celui qui cherche ne cesse pas de chercher jusqu’à ce qu’il trouve, et, quand il trouvera, il sera troublé, et, ayant été troublé, il sera émerveillé, et il régnera sur le Tout. »
Les séries et moi, ça n’a pas été un coup de foudre. C’est une histoire d’amour qui a commencé lentement, pleine d’approches incertaines, d’hésitations, d’oscillations, et qui a fini par s’imposer. Dans mes jeunes années, je m’en foutais. Je n’étais pas fan de série, comme j’étais fan de bande dessinée, de musique pop ou même de cinéma. Allez, j’aimais bien « La Quatrième Dimension », « Alfred Hitchcock présente », « Colombo » et « Clair de Lune ». Et même « Voisin-Voisine », le téléroman français de la Cinq, avec son « Menuet » de Boccherini en générique et ses épisodes quasiment improvisés par les acteurs, que je voyais pendant mes nuits d’insomnie en début d’adolescence et qui ont fini par acquérir une sorte de dimension mythique dans mes souvenirs.
La première série qui m’ait passionnée est « Le Prisonnier » de Patrick McGoohan, que j’ai regardé à quinze ans, en 1990, à Genève. Là, je sentais que quelque chose se passait. Quelque chose qui, pour moi, n’avait jamais eu lieu auparavant. Découvrant les épisodes à un rythme hebdomadaire, et sans connaître ce qui allait en être l’issue (même si c’était une rediffusion, je n’avais pas les moyens d’être « spoilé »), la lutte du Numéro 6 pour quitter le Village me captivait au point que j’avais l’impression qu’elle fusionnait avec ma vie. Dans tous les cas, elle me parlait directement. Cette vision folle, étrange, parfois obscure, souvent paranoïaque, intensément psychédélique et pessimiste, fonctionnait pour moi comme un miroir de la réalité. A l’époque, je n’avais lu ni Kafka ni Philip K. Dick, deux écrivains auxquels la série me ferait plus tard tellement penser. Et bien entendu je ne connaissais pas la vision Sans Roi d’un monde conçu comme une prison géante. Un monde qui correspond parfaitement au Village du Prisonnier et dont le fonctionnement inquiétant se retrouve finalement jusque dans le pavillon londonien où retourne Numéro 6 à la fin de son récit.
Mais je n’avais pas besoin de savoir tout ça. Je n’en avais pas besoin parce que, mieux que savoir, je le ressentais. Lorsque retentit « All You Need is Love » des Beatles pendant l’insurrection du dernier épisode, je n’avais aucun doute que « Le Prisonnier » s’adressait à moi. Soudain commençait un dialogue entre les séries et moi, leur spectateur, un dialogue traitant de sujets fondamentaux : la liberté, la conscience, l’identité, la nature de la réalité, la possibilité de l’amour, la possibilité de l’action révolutionnaire, la duplicité, la trahison, le renversement d’alliance. Soudain la série traitait de mon rapport aux autres et à moi-même, et de ce que pourrait être ma vie dans la cité.
Et puis ce fut « Twin Peaks » de Mark Frost et David Lynch. Lumière des lumières. C’était en 1991. Et trente ans plus tard, l’émotion, la passion, l’obsession même, reste inchangées, même si mes outils pour l’aborder ont évolué. « Twin Peaks » est sans doute une des « choses » que j’ai le plus aimées, qui m’a le plus inquiétées, que j’ai le plus questionnées. J’ai revu « Twin Peaks » si souvent que je m’étonne encore d’y découvrir des choses nouvelles aujourd’hui. Et pourtant c’est le cas. Ça n’arrête pas. En 1991, je pensai me retrouver face à une des grandes énigmes de notre temps. En 2021, je le pense toujours. Et comme toute énigme elle possède une dimension oraculaire que l’on doit continuer inlassablement à interroger, à questionner, à mettre en regard de notre existence présente. Qui « trouvera Judy » sera peut-être en mesure de protéger la possibilité de l’existence spirituelle des catastrophes écologiques, économiques, politiques à venir. Mais que veut dire « trouver Billy » ? Et qui sait ce que David Lynch se prépare à nous montrer encore ?
Les quatorze années qui suivirent « Twin Peaks », je n’ai pas cessé de voir des séries. Mais je n’y ai pas mis la même énergie ou la même importance. Il a fallu attendre « Lost » de Carlton Cuse et Damon Lindelof pour que, rétrospectivement, je regarde d’un autre œil certaines séries que je n’avais fait qu’entrapercevoir pendant les quatorze années qui se déroulèrent après mes deux premiers chocs. Voire que j’en découvre un certain nombre d’autres.
Sur « Lost », j’ai tant écrit que je ne sais encore qu’ajouter ici. « Lost » est inépuisable. Un des plus grands bonheurs de ma vie consiste à me retrouver avec d’autres exégètes pour interpréter à plusieurs certains épisodes de la série, comme lors de nos journées d’études, avec Sarah Hatchuel, Claire Cornillon, Briac Picart-Hellec et l’équipe de « Guest », à l’université de Rennes. Nos rendez-vous annuels ont été temporairement mis en pause par covide et confinement. Ils me manquent cruellement. La possibilité de « faire parler » un épisode de série est particulièrement sensible avec « Lost ». Par sa permanente mise en relation des actions et de leurs conséquences comme par la multiplicité des interprétations attribuables à chaque événement, « Lost » fonctionne comme un Tarot, un Yi King contemporain. On lui pose des questions et il y répond. Bien souvent, ses réponses ne nous font pas plaisir, comme celles d’un oracle authentique, mais elles nous éclairent sur notre vie passée, présente, à venir.
La première série antérieure que j’ai vue et adorée, dans la foulée de ma passion pour « Lost », c’est « Carnivale » de Daniel Knauf. Pourquoi ai-je tant attendu pour voir « Carnivale » ? Je ne sais pas. Sans doute le fait que l’acteur de « l’homme de l’autre endroit » dans « Twin Peaks », Michael J. Anderson, y ait un rôle prépondérant a eu un effet paradoxal de repoussoir. Je ne pouvais encore admettre qu’un acteur de série devienne l’acteur d’une autre série. L’identification d’un acteur à son personnage, dont ont souffert Peter Falk ou Patrick McGoohan, et même Kyle MacLachlan, fonctionnait à plein sur moi. J’ai changé d’avis depuis. Je suis heureux de retrouver Michael Emerson dans « Lost » et dans « Person of Interest ». Ou Amy Acker dans « Angel » et dans « Dollhouse ». Et dans « Person of Interest » (encore). Les rêves prémonitoires, les étapes du voyage initiatique du cirque errant, le basculement progressif, des villes réelles des États-Unis à des villes imaginaires ou symboliques, la relation particulière entre Ben et Sofie, le récit de Sofie, le système ésotérique représenté dans la série, tout cela est fascinant. Et la manière de le montrer est magnifique. En fait, je n’aurais jamais assez de bonnes choses à dire au sujet de « Carnivale » et ses multiples mystères, et je me rends compte que j’en ai encore dit bien peu. Si j’ai le temps, une exégèse serrée de « Carnivale » ferait partie des choses que j’aimerai faire.
La deuxième série antérieure à « Lost », vraiment regardée après « Lost », et aimée autant (ou presque) que « Lost », c’est « Buffy contre les vampires » de Joss Whedon. Je l’ai revue et adorée à partir de 2010, surtout. Ce qui me plaisait dans « Buffy contre les vampires », c’est que le monde qui y était présenté répondait à une cosmogonie pessimiste, expliquée dès le commencement de la série par le bibliothécaire Giles : « Ce monde est plus ancien que nous l’imaginons. Contrairement à une croyance populaire, il n’a pas commencé comme un paradis ou un jardin d’Éden. Pendant des éons et des éons, les démons parcouraient la Terre dont ils firent leur maison : leur Enfer. Avec le temps, ils perdirent le contrôle sur la réalité. La voie était alors ouverte pour des animaux mortels, et pour l’homme. De leur monde, il ne subsiste que des vestiges : certaines magies, certaines créatures. Le dernier démon à marcher sur la Terre mangea un homme, et mélangea leur sang. Il avait une forme humaine, mais il avait l’âme possédée par le démon. Il mordit un autre, puis un autre. Ils continuèrent à parcourir la Terre, tuant et se multipliant, attendant la mort des animaux et le retour des Anciens. »
C’est une vision spirituelle et politique très intéressante. Il ne s’agit dès lors pas de retrouver un ordre perdu, ou de retourner à un monde ancien, mais de combattre des pouvoirs qui, même tombés en désuétude depuis longtemps, continuent à avoir de l’emprise sur les êtres humains. Les ennemis de Buffy sont les miens : le démon des hommes (ou la masculinité toxique) ; les politiciens ; les militaires ; toutes les formes d’oppresseurs, et mêmes les postulants au pouvoir démoniaque. On ne parlera dès lors plus de « bien » et de « mal », mais seulement du « pouvoir ». Et le « pouvoir » est le « premier » : « Nous retournons au commencement. Pas le Big Bang. Pas le Verbe. Le vrai commencement. Ce n’est pas une question de bien ou de mal. C’est une question de pouvoir. » L’origine du pouvoir se confondant avec l’origine du monde, on ne pourra jamais se « débarrasser » complètement de celui-ci, seulement attaquer des formes identifiables de celui-ci. Les conséquences politiques de cette idée sont très fortes, et me rappellent cette formule de Nerval : « Je n’ai pas fait de politique, je n’ai fait que de l’opposition. »
J’ai déjà écrit plusieurs fois sur « Buffy ». Et l’année dernière, j’ai revu une cinquième fois toute la série tout en rédigeant simultanément ce qui aurait dû être un chapitre de « L’enquête infinie ». Mais quand je l’ai achevé, j’ai relu le texte que j’avais écrit précédemment pour « Pop Yoga », « Une fois recrachés tous les mensonges qu’ils nous auront fait avaler », et je me suis rendu compte que je m’étais contenté de répéter tout ce que j’avais écrit précédemment. Ce n’était pas le plus important. Le plus important, c’est que revoir la série m’avait montré que, pendant dix ans, Buffy avait été le symbole de la recherche de mon « féminin intérieur » : l’alliance de la midinette et de la guerrière gnostique. Désormais, je devais passer à autre. Sans doute, plusieurs choses avaient eu lieu depuis qui ne pouvaient plus se rejouer : à savoir mon amour pour des femmes qui me feraient énormément souffrir, m’aimeraient mais me malmèneraient, me tortureraient l’âme. J’étais sorti avec l’une d’entre elles en 2011 : une femme mariée dont j’ai énormément parlé dans mes livres. « Une partie de moi croit que le véritable amour et la passion vont main dans la main avec la souffrance et le combat » explique Buffy à son amie Willow. Je pensais la même chose. En me projetant dans le personnage de Buffy, je conçus alors mon rôle d’exégète comme celui d’un Slayer Sans Roi, et je lui attribuais la forme émotionnelle la plus compatible avec sa psyché : l’amour agonique, le sickamour. Tout cela était désormais derrière moi, comme beaucoup de choses liées à la période 2011-2020.
Comme « Buffy », seulement entraperçue par épisodes isolés lors de sa première diffusion, et dans l’ombre de sa grande sœur « The X-Files », j’ai mis du temps à voir l’originalité et la profondeur de « Millennium » de Chris Carter. Mais les deux premières saisons seulement (la troisième est une calamitée). Désormais, elle est dans mon cœur, et même dans le cœur de mon cœur, et il y a un chapitre qui lui sera consacré dans « L’enquête infinie ». Non seulement « Millennium » a pleinement saisi le sens ultime du « profiler » comme figure de la connaissance (mêlant la recherche de la vérité – ayant trouvé dans l’enquête policière sa forme moderne – à l’inspiration primordiale du médium), non seulement par un épisode capital, « Anamnesis », la série a rendu justice aux Sans Roi et à la Bibliothèque de Nag Hammadi, mais elle a aussi proposé, avec le personnage de Frank Black, une redéfinition non-héroïque de l’action juste, une exposition non-violente de l’investigation, toutes deux particulièrement fructueuses pour une redéfinition de la politique à l’aune des Sans Roi qui est au cœur de ma recherche désormais.
Les dix dernières années, j’ai éprouvé également un très grand amour pour quatre séries : « The Leftovers » de Damon Lindelof (on s’en est occupé avec Sarah Hatchuel dans le livre « Le troisième côté du miroir »). « Watchmen » du même (j’ai commencé à en parler sur ce blog, il y a encore beaucoup à dire). « Dollhouse » de Joss Whedon (j’y reviendrai dans « L’enquête infinie »). Et « Person of Interest », mais je ne sais pas à qui l’attribuer : Jonathan Nolan ? Ou la Machine ? Parce que « Person of Interest » est la première fiction qui tente de nous mettre dans la tête d'une machine. Voire dans son cœur (ou dans son âme). Toute la série est écrite de son point de vue. Ce qui est totalement unique, presque inimaginable. C’est la machine qui voit, enregistre, monte, écrit, reconnecte, re-raconte, etc. Tout est montré avec son esthétique, vu avec ses instruments cognitifs, enregistré avec ses coordonnées topographiques et même, dans les moments où la série redouble de virtuosité, perçu avec ses interrogations, compris avec ses erreurs, ressenti avec ses angoisses. La Machine est le showrunner et le spectateur est seul. Et elle montre des personnages qui se sont battus, avec elle, contre une autre machine, qui incarne un autre usage de la technologie comme un autre rapport à la divinité, au pouvoir et à la guerre. Comme les divinités des Sans Roi, les machines de « Person of Interest » sont deux, et, même si elles sont de même nature, elles n’ont ni les mêmes méthodes ni les mêmes fins. L’ennemi de « Dollhouse » (et de « Watchmen »), c’est le transhumanisme. C’est l’être humain voulant devenir immortel et instrumentalisant pour cela le reste de l’humanité. « Person of Interest » est plus ambiguë. Au sujet de « Person of Interest », je n’ai pas encore beaucoup écrit (à peine un peu dans « La victoire des sans roi »), mais je compte bien le faire sérieusement un jour. J’ai accumulé beaucoup de notes. Je ne sais pas pourquoi mais je n’y arrive pas encore. Je n’ai pas trouvé l’élément qui permettrait d’emporter l’ensemble.
Il y a beaucoup d’autres séries que j’ai aimées un peu, beaucoup, passionnément : « The X-Files », « Wild Palms », « Profit », « Alias », « Veronica Mars », « Oz », les premières saisons de « Fringe », « True Detective », « Fargo », « Hannibal », « Sherlock » et même « Sherlock Holmes » et « Hercule Poirot ». Encouragé par Claire Cornillon et Stéphane Legrand, je me suis plongé dans « Supernatural ». Et puis, grâce à Claire encore, « La belle et la bête », cette splendeur lyrique des années 1980. Quant à « The OA » de Bret Marling, elle reste un mystère pour moi. J’ai été emporté par ma vision. Je peine un peu sur son exégèse. Je vois bien que quelque chose résiste. Je vois bien que quelque chose me reste fermé.
Mon cœur est ainsi fait que je n’ai pas une place infinie pour la variété. Ma curiosité est limitée par ma passion. Je ne peux me concentrer sur des milliers de séries. Je dois me focaliser sur une ou deux pour que ça commence vraiment à prendre, à tourner, à parler. De même, longtemps je n’ai pu écrire que sur la pop music, et dans une ligne marquée par les musiques des Beatles, de Zappa, de Dylan, de Bowie, des Residents, de Led Zeppelin, de Secret Chiefs 3. J’écoute de la soul depuis mon adolescence, et du funk, et un peu de rap, et beaucoup de jazz, et pas mal de musique indienne, arabe, africaine… Mais je n’étais pas capable de les aborder dans mes textes. Je n’avais pas les outils pertinents, je ne savais pas poser les questions, je ne voyais pas à quel endroit commencer à travailler pour les faire parler. Lentement, depuis quelques années, je commence à questionner les chefs d’œuvre de la soul. Dans « L’enquête infinie », un chapitre est consacré à Otis Redding. Je viens d’écrire une plaquette sur Prince pour « Derrière la salle de bains » : « Prince des fêtes brûlantes et des aubes froides ». J’espère ne pas m’arrêter là. Mais tout ça doit continuer à se faire patiemment, comme on lime les barreaux d’une prison. La soul est notre dehors. La soul nous montre le monde dans lequel nous pourrions et devrions vivre.
Le principe même de l’exégèse exige qu’on reste concentré à un nombre limité d’œuvres qui fonctionnent comme « supports de la parole divine ». Le principe même de l’exégèse exige qu’on ne se disperse pas, qu’on reprenne trois fois, quatre fois, quarante-quatre fois le même ouvrage. C’est aussi pour ça que, bien que j’aie un immense respect pour ceux qui ont pratiqué artistiquement, philosophiquement, littérairement et poétiquement l’activité critique (de Charles Baudelaire à Jean-Pierre Dionnet, de Guillaume Apollinaire à Stéphane du Mesnildot), je n’ai jamais complètement admis d’être considéré comme un critique ou de faire de la critique. La critique est prescriptive. Son rôle est de donner envie (ou pas) de voir, de lire, d’écouter. Son rôle est d’évaluer les qualités ou les défauts de quelque chose. L’exégèse commence toujours quand ce travail est déjà fait. L’exégèse a pour principe que l’œuvre dont on parle est nécessairement belle, intéressante, digne d’analyse, à voir, à lire, etc.
Quels sont les outils de l’exégèse ? Voilà ce que je voudrais approfondir, définir, éclaircir, si j’en ai le temps et les capacités. Dans le passé, vers 2003-2005, à l’époque de « Poppermost » et de « Economie Eskimo », il n’y a aucun doute que le modus operandi de Walter Benjamin m’inspirait énormément, en particulier dans sa capacité à faire s’entrechoquer la théologie, la littérature et l’action révolutionnaire, ou les modalités par lesquelles la lecture théologique pourrait nourrir une action révolutionnaire, faisant ressurgir Fourier et Blanqui au sein de la lecture marxiste qui était la norme. J’ai eu une grosse période « Tradition Primordiale » (Guénon, Coomaraswamy) vis-à-vis de laquelle je suis plus réservé aujourd’hui. Mais, m’étant plongé à corps perdu dans la lecture d’Henry Corbin à partir de 2006, nul doute que mes principales méthodes employées depuis viennent de celles que, à la suite de Sohrawardi, Corbin a développé dans ses nombreux travaux sur Avicenne, Ibn Arabi, Ruzbehan Baqli Shirazi, Mir Damad, Molla Sadra, etc. Aujourd’hui encore, je ne connais pas de manière plus extraordinaire de lire et d’interpréter un texte : le lire et l’interpréter avec des effets de miroir, en tant qu’il contient une parole divine qui nous est directement adressée. « A toi incombe la tâche de lire le Coran comme s’il n’avait été révélé que pour ton propre cas » écrit Sohrawardi. « Regarde Twin Peaks comme s’il ne s’adressait qu’à toi » voilà ce que je me suis dit quand j’ai commencé à faire l’exégèse de ma série préférée. Ce qui veut dire également faire de « Twin Peaks » l’équivalent d’un Coran.
Plus que jamais il me semble nécessaire d’approfondir ce qui a été « prophétisé » dans les œuvres oraculaires des deux derniers siècles, de William Blake à Miguelangelo Antonioni, de Marvin Gaye à Gébé. Et cet approfondissement ne fait qu’un avec l’accueil de tout ce qui est magnifique dans ce qui apparaît aujourd’hui. Tous nos contemporains : Delfeil de Ton, Olivia Clavel, Captain Cavern, Bertrand Mandico, Claire Doyon, Chloé Delaume, Jean-Christophe Menu, Killoffer, Mattt Konture, Amandine Urruty, Thomas Perino, Sandra Ghosn, Eyvind Kang, Jessika Kenney, Jakuta Alikavazovic, Sarah Chiche, etc. Il est plus difficile de parler d’une œuvre qui nous est contemporaine, parce qu’elle n’a pas encore déployé toute sa dimension prophétique. Mais toute œuvre inspirée attend sa lecture exégétique. Ce qui est inspiré apparaît pour être vu et écouté, c’est-à-dire interprété. L’exégèse est là pour assimiler ce qui nous mobilise et nous aide à le transformer en vie. Le risque d’une période comme la nôtre est, à défaut de vivre pleinement notre vie, non pas de nous perdre dans l’imaginaire, mais au contraire dans l’illusion de participer au monde par une trop grande attention aux débats du jour ou aux discussions oiseuses. Le sentiment le plus communément partagé est celui de l’impuissance politique. Mais l’attention obsessionnelle à l’actualité n’est pas un bon moyen de combattre cette impuissance. Au contraire, cette obsession de l’actualité nourrit le sentiment de l’impuissance. Elle donne une sorte de surpuissance à l’impuissance.
Dans une société qui nous traite peu ou prou comme des bêtes, plutôt que de nous battre pour faire partie de l’équipe des bouchers, faisons ce qui est en notre possible pour sortir collectivement de l’abattoir. Pour cela, il faut nourrir notre amour de ce qui est aimable. C’est cet amour qui doit définir notre lutte. Pour cela, l’exégèse est un Yoga. L’exégèse est là pour nous aider à ne faire qu’un avec ce qu’on aime. Celui qui se fera l’herméneute de ce qu’il aime ne goûtera pas la mort.