Entretien avec Christian Rosset publié le 1er octobre 2021
Il y aura bientôt un an, le 12 octobre 2020, tu publiais un texte intitulé Pourquoi je quitte les réseaux sociaux qui inaugurait ton blog Le livre sans visage. À notre première rencontre, il y a plus de quinze ans, Facebook n’existait pas. Alors qu’on rentrait en taxi d’une réunion avec nos amis de L’Association, tu m’avais offert Économie Eskimo, ton deuxième livre aux éditions MF : première passe d’une série d’échanges on ne peut plus concrets. Au cours de cette première décennie du XXIe siècle, on se rencontrait de temps à autre dans des cafés, ou lors de manifestations où nous étions conviés. Nous étions, entourés de beaucoup d’autres amis, et pas nécessairement “communs”, comme des membres d’une conspiration secrète, un peu “rivettienne”. Et puis Facebook est arrivé, “me donnant – écris-tu – une visibilité, un statut social, une place dans le monde culturel, et même, si l’on doit parler avec cynisme, un semblant de carrière. (…) J’en ai même tiré, je crois, le meilleur, pas seulement pour ma petite gueule (que j’ai quand même beaucoup mise en avant) mais en l’utilisant pour célébrer également tous ceux que j’estimais.” Cette visibilité n’a pas été, comme toujours, sans inconvénients. “Aujourd’hui – dis-tu – j’ai besoin d’autre chose. Je suis fatigué de cette injonction à réagir à tout et à n’importe quoi. Je ne veux plus savoir ce qu’untel « pense » d’un événement. S’il a quelque chose à en dire, je préfère lire le livre qu’il écrira sur ce sujet que son dernier statut énervé. Ça ne me dérange pas d’attendre un an pour connaître un point de vue. Ce qui me dérange, au contraire, c’est de savoir que celui-ci a été donné sans travailler un minimum sur le sujet.” Et tu conclus ton “billet” avec ces mots : “Je ne me retire pas, je déménage. Je ne fais pas mes adieux à la scène, je vais dans un autre théâtre. Je passe sur un blog : c’est plus petit, plus discret, mais vous verrez, on s’y sentira très bien et, pour ce que j’ai à y faire, c’est beaucoup plus adapté qu’un stand au milieu d’une foire d’empoigne. On pourra parler tout bas. On pourra s’embrasser discrètement. On fermera les portes et on dansera jusqu’au petit matin sans que déboulent des inconnus bourrés complètement cons et agressifs qui cherchent la baston. Depuis que j’ai pris cette décision, j’ai l’impression de commencer à vivre, à vivre enfin. Je ne trouve pas que la vie était mieux avant Facebook ; je pense qu’elle sera mieux après. On se retrouve de l’autre côté.”
Peux-tu nous dire en quelques mots en quoi cette expérience de retrait – tout en gardant un lien, ouvert, mais réservé, avec tes lectrices et tes lecteurs – t’a (ou non) changé ? T’es-tu trouvé un autre rapport au temps ? Et ce temps est-il en premier lieu celui de l’écriture, non plus “à flux tendu”, mais accordée au rythme ta propre respiration ?
J’ai essayé de mettre en pratique ce que je me répétais comme un mantra : aimer ce qu’on aime. Pour prendre une image, je dirai que je m’impose désormais une “écologie de la communication”. Au niveau relationnel, je commence par nettoyer devant ma porte. Puis je trie mes déchets, je fais mon possible pour diminuer le taux de pollution et créer humainement des espaces verts et respirables, enfin j’essaie d’entrer dans une forme de décroissance communicationnelle, mais sans brutalité, sans exode rural, sans quitter Paris. Et sans misanthropie non plus. Je n’ai rien contre la présence des autres, j’ai juste besoin de sentir mon esprit libre dans ses mouvements. C’est ma “transition existentielle”. Elle a aussi une dimension éthique, dans le sens où je cherche quelque chose comme une “communication équitable”. Je ne refuse pas de participer au “jeu médiatique”. Mon but n’est pas de disparaître. Simplement je ne veux laisser personne imposer sa présence psychique dans mon quotidien et, réciproquement, je ne cherche pas ou plus à imposer ma petite gueule à ceux qui n’en veulent pas. Facebook, Twitter, Instagram, j’ai donné pendant dix ans, beaucoup. Mon éloignement de cet univers était une condition nécessaire pour réapprendre à vivre. Un jour, je raconterai sans doute l’épisode de ma vie – épisode amoureux bien sûr – qui m’a fait prendre conscience de la nocivité de rester dans les rouages de cette machine délirante… C’est encore trop tôt. Mais, depuis que je ne suis plus sur les réseaux sociaux, j’ai l’impression que l’air que je respire a changé. C’est le même monde, mais il n’a pas le même son. La distance prise à l’égard des réseaux plonge dans une autre temporalité et dans une autre socialité. Peut-être même dans une autre musique.
D’ailleurs, depuis un an, j’écoute davantage de disques, et moins de morceaux chopés sur YouTube que je voyais passer sur les murs des amis. Le soir, après m’être fait à dîner, je regarde des films plutôt que de mater les vidéos qui circulent. Le matin, je lis beaucoup plus (beaucoup, beaucoup plus). Et cet été, malgré la pluie, je me suis énormément baladé dans Paris, seul ou accompagné, et promené jusqu’à me perdre sans avoir une partie du cerveau préoccupé par l’activité sur la toile : un contraste énorme avec toutes ces années passées à participer à des discussions Facebook sans fin et sans lendemain, toujours là en bruit de fond, même quand j’étais simultanément occupé de tout autre chose…
Je continue à communiquer par mail ou par téléphone avec des amis et des lecteurs ou lectrices, mais ce n’est pas permanent comme ça l’était sur les réseaux sociaux. Il n’y a plus de “prise de tête”, plus de “polémique”, plus de “débats”, plus d’emojis et de hashtags en série. Je suis passé relativement à côté des buzz et des clashes qui me prenaient jadis un temps inutile et surtout me rendaient malade : des buzz et des clashes que j’aimais passionnément ne pas aimer au lieu d’aimer ce que j’aime. On parle moins de l’actualité et davantage du Sphinx, de Prince, de Cavanna ou de la guerre civile des Armagnacs et des Bourguignons. Et puis je peux passer une semaine avant de répondre à un mail, tandis qu’un message facebook jadis devait souvent être répondu dans l’heure. J’ai besoin de ce temps désormais. Si je dois rester deux ou trois jours plongé dans un problème spécifique, je suis content de pouvoir l’explorer sans remonter à la surface toutes les dix minutes pour vérifier mes messages ou lire des commentaires. Enfin, le monde est vraiment différent dehors, quand on ne se sent pas constamment sollicité par cet autre « dehors » très envahissant et contradictoire qu’est devenu le réseau social. Même revoir des amis est différent, quand on ne s’imagine pas quotidiennement en relation avec eux parce qu’on voit leurs avatars causer sur la toile. C’est beau de se retrouver quand on s’est perdu de vue. Je crois que j’avais quitté un peu la terre pendant toutes ces années et je suis content d’être revenu. Je n’ai pas seulement quitté les réseaux sociaux, j’ai surtout retrouvé la vie.
Le premier chapitre de L’enquête infinie s’intitule Sphinx Hôtel. Du Sphinx “qui se dresse devant les pyramides de Gizek en Basse-Égypte”, tu dis qu’on ne sait même pas son nom. “Les Arabes ne l’appellent pas le Sphinx, mais abou al-Hôl, le Père la terreur.” On a déjà comme viatique, dès les premières pages de ton livre : Sphinx, Égypte, Sans nom, Terreur, Énigme. Ta mère est franco-égyptienne. Te sens-tu plus oriental qu’occidental ? Ou plutôt : développant intérieurement une hybridation non figée de tout ce qui t’a été transmis depuis la naissance ? Sans roi et aussi sans patrie, etc.
Entre les écrits retrouvés dans le désert de Nag Hammadi, le cinéma au milieu de celui de Charm el-Cheikh et le Sphinx de Gizeh, ce serait évidemment absurde de ma part de ne pas reconnaître et même revendiquer l’égyptianité presque systématique et obsessionnelle de mon prisme. Et celui-ci n’est sans doute pas étranger au pays, à la nationalité et à la culture d’origine de ma mère, à mon baptême copte ainsi qu’à la profession de la mère de celui qui a été mon mentor, Jean-Christophe Menu : égyptologue. Ce sont d’ailleurs nos deux mères – sa mère égyptologue et ma mère égyptienne – qui nous ont fait nous rencontrer, quand j’avais douze ans et lui vingt-deux.
Un autre élément qui a été marquant pour moi, et qui m’est venu de Virginie di Ricci, c’est la découverte d’une des sources possibles du Théâtre de la Cruauté d’Antonin Artaud : Le “Théâtre égyptien”, théâtre décrit par le père Eugène Drioton comme une pratique cultuelle antérieure à ce qu’on appelle pompeusement le “miracle grec” et qui fait partie de ces “épisodes manqués” de l’Histoire auquel je consacre pas mal de pages dans L’Enquête infinie. Dans le “Théâtre égyptien”, dont on possède, grâce au père Drioton, quelques documents historiques, les acteurs étaient des prêtres faisant descendre l’esprit des dieux et les incarnant. Ils ne jouaient pas, ils devenaient. Les dieux descendaient, ils vivaient et mourraient en eux. Quant au Sphinx qui ouvre le livre et continue son cheminement tout le long de celui-ci dans de multiples métamorphoses, c’est même surprenant que je n’aie pas pensé à lui avant, qu’il ne me soit pas apparu plus tôt comme l’image de tout ce qui m’importait dans la vie : on ne sait pas ce que c’est et pourtant il est tellement central et énigmatique que Hegel en a fait le symbole… du symbolisme. C’est le mystère qui réapparaît à répétition dans nos destins mais qu’on doit désensabler continuellement. Les plus gros mystères sont juste devant nos yeux et il semblerait qu’on fasse sans cesse comme si on ne butait pas dessus, encore et encore.
Pour ce qui est de mon identité “ressentie” – comme on parle de températures ressenties – je me vis un peu comme un oriental dans un monde occidental. Mais je ne me raconte pas trop de salades à ce sujet non plus. J’ai un père français. Je suis de naissance et de nationalité françaises. J’ai une culture française. Enfin, mes goûts en littérature et en bande dessinée, voire même en peinture, sont français à 90%. Évidemment ce n’est pas n’importe quelle France : j’ai horreur de la culture académique, institutionnelle, française, de la saloperie historique qu’elle représente également – coloniale et collaborationniste, misogyne et raciste, donneuse de leçons au reste du monde : le Zemmour de toutes choses. J’aime la France de la Marge : la France de la Bohème littéraire (tendance Nerval), de la littérature fin-de-siècle (tendance Jarry), du surréalisme (tendance Desnos), du Grand Jeu (tendance Gilbert-Lecomte), de la Nouvelle Vague (tendance Rivette), de l’humour (tendance Hara-Kiri), de l’art visuel imprimé (tendances Bazooka et les graphzines) et de la bande dessinée (tendances Métal Hurlant et L’Association). Est-ce encore la France ? C’est “Paris, ville d’Isis”, au fond. Et c’est la France révolutionnaire, dont Nerval avait dit qu’elle avait également un caractère isiaque, ne serait-ce que dans la personnalité de Robespierre, que Nerval aimait autant que Desnos. “Il faut reconnaître, écrit Nerval, parmi les détails de la cérémonie qu’il institua en l’honneur de l’Être Suprême, un ressouvenir des pratiques de l’illuminisme dans cette statue couverte d’un voile auquel il mit le feu et qui représentait soit la Nature soit Isis.”
Quant à ce qui m’a été transmis à la naissance, évidemment c’est presque toujours ce que je retrouve, un moment ou un autre, au cœur de mon enquête – comme on se retrouve sans cesse devant le Sphinx. Ma mère m’a transmis tout ce qui est égyptien. Mon père m’a transmis la bande dessinée, la culture Hara-Kiri, la science-fiction, le rock, la musique soul. Sans lui, je n’aurais sans doute pas le même sentiment de familiarité quand je lis Gébé ou Lovecraft ou quand j’écoute Otis Redding. Évidemment, démarrer L’Enquête infinie avec le Sphinx, Œdipe, la recherche des signes, le labyrinthe de l’existence n’est pas une indication extrêmement subtile que ce livre est aussi, chez moi, le premier où je me confronte directement à des questions liées à la psychanalyse, notamment dans le deuxième temps du livre : ce bloc de chapitres concernant l’identité masculine… De celui consacré à Tod Browning à celui sur Trois Femmes de Robert Altman, en passant par le film Vertigo d’Alfred Hitchcock (très gros morceau concernant le « démon des hommes ») – et où reviennent régulièrement Freud et Jung. Tu m’y fais penser : le fait que le Sphinx soit sans nom est peut-être ce qui a mobilisé ma volonté d’ouvrir le livre avec lui, un livre lié à des questions à la fois artistiques et d’identité… L’animal Sans Nom incarne singulièrement la part individuelle et artistique de la série des Sans Roi qui traversent mes livres depuis 2017.
Toi qui t’intéresses à la magie, es-tu sans illusions ? Ou pourrais-tu reprendre à ton compte ces mots de Peter Handke : “Vive les illusions, elles nous mettent en chemin” ?
C’est une question magnifique et difficile. Si je dois schématiser (et je schématise toujours trop, tant pis, c’est mon défaut depuis trop longtemps pour que j’arrive à m’en défaire) je dirais qu’il faut distinguer deux sortes d’illusions : celle sur les phénomènes merveilleux (et celle-ci je l’embrasse totalement) et celle sur les significations de ceux-ci – et sur celle-là je serai assez sévère. Je déteste lorsqu’on se fait des illusions sur soi-même ou sur les autres. D’où, très vite, au début, les pages sur André Breton qui est, sur bien des points, une de mes figures artistiques et même “historiques” préférées, mais qui est très humain, et qui a fait beaucoup d’erreurs, non seulement dans l’organisation du mouvement surréaliste mais aussi dans sa vie personnelle. Il s’est beaucoup illusionné sur l’amour, pas seulement sur Léonie Delcourt dans Nadja (là, d’ailleurs, il l’a surtout laissé se faire des illusions – même s’il n’a pas remarqué des choses essentielles la concernant), mais sur Jacqueline Lamba, par exemple, la femme aimée de L’Amour fou, très beau livre rempli d’illusions très pénibles concernant la réciprocité de leur relation. L’amour fou est un livre étrange : il est rempli de signes très inquiétants mais que Breton n’arrive jamais à interpréter avec assez de lucidité.
J’y reviendrai sans doute un jour, si les petits cochons ne me mangent pas. J’aime Breton et j’aime le fait qu’il décrypte la vie comme un cryptogramme, mais je n’aime pas quand il s’auto-illusionne sur le sens des signes qu’il perçoit. Dans L’Amour fou, Breton décrit la fonction prophétique de l’activité poétique lorsqu’il évoque le soir de sa rencontre avec Jacqueline le 29 mai 1934, et leur dérive entre les Halles, la Tour Saint-Jacques et la rue Gît-le-Cœur reproduisant le tracé d’un poème écrit en 1923 ou 1924, Tournesol. Mais ce qu’il omet de dire, c’est que leur rencontre était tout sauf fortuite. Jacqueline Lamba l’attendait. Il ne le savait peut-être pas mais, découvrant le surréalisme par l’entremise de son cousin, André Delons (lui-même membre du Grand Jeu), on peut même dire qu’elle traquait Breton. Elle le traquait parce qu’elle espérait de cette rencontre une reconnaissance en tant que peintre, qu’elle n’obtiendra jamais de sa part et qui est sans doute le nœud du problème les concernant. Et L’Amour Fou, récit des « signes » annonciateurs de leur rencontre, se termine comme Nadja, sur un faux happy end. André et Jacqueline partent au Fort-Bloqué de Plœmeur. Ils passent par une station balnéaire, Le Pouldu, où Breton s’énerve inexplicablement contre les oiseaux (le fait que les oiseaux sont le symbole du langage crypté, le “langage des oiseaux” dans l’alchimie, n’est certainement pas fortuit) et ils se perdent jusqu’à la Maison du Loch. Nous sommes le 20 juillet 1936. Le temps est sombre : plus rien ne circule entre les deux jeunes mariés. C’est ensuite qu’ils apprennent que la Maison du Loch était celle d’un certain Michel Henriot, qui élevait des renards argentés (autre intersigne : Jacqueline Lamba avait amené avec elle deux romans, La Renarde de Mary Webb et La Femme changée en renard de David Garnett). Henriot avait tué sa femme Georgette avec un fusil de chasse. Fort-Bloqué étant le lieu où habitaient les Henriot avant la construction de la Maison du Loch, André Breton vient alors de suivre, de très près, un chemin ténébreux, comparable à ceux de Dale Cooper dans Twin Peaks ou de Betty Elms dans Mulholland Drive.
Ce que le livre, publié trop tôt, ne raconte pas, c’est que Jacqueline Lamba, loin d’être son plus grand amour, sera la femme qui fera le plus souffrir Breton. Elle le quittera en 1942, pendant leur exil aux États-Unis, pour David Hare, un jeune peintre américain beau, bronzé et athlétique, qui dirigeait la revue surréaliste VVV. Ce sera un très grand choc et une immense souffrance pour Breton, déjà affaibli par la mise en suspens du mouvement surréaliste avec le début de la seconde guerre mondiale et son exil américain. Charles Duits qui le rencontrera à cette période en dressera un portrait saisissant : “Il avait à cette époque quarante-cinq ans, mais il paraissait beaucoup plus âgé, humainement parlant. Il paraissait las, amer, seul, terriblement seul, supportant la solitude avec une patience de bête, silencieux, pris dans le silence comme dans une lave qui achevait de durcir.” Parmi les humiliations que lui faisait vivre Jacqueline, elle-même déçue par leur relation, il y avait celle d’aller chercher leur fille Aube dans le vaste chalet de Long Island où elle vivait avec Hare et où Breton tournait la tête pour éviter de voir son ex-femme, dont il était encore extrêmement épris, le recevoir, totalement nue au bras du beau David : également nu, athlétique et bronzé. Tu parles d’un amour fou : c’est surtout un sickamour de dingue.
Par contre j’aime immensément Breton quand il est lucide. Politiquement bien sûr : sur le stalinisme et sur le nazisme. Mais aussi sur le faux Rimbaud, La Chasse spirituelle. “La Chasse spirituelle” est initialement un texte perdu d’Arthur Rimbaud. Dans Les Poètes maudits en 1883, Verlaine décrit un manuscrit “qui contenait d’étranges mysticités et les plus aigus aperçus psychologiques” et suggère que sa femme l’a volontairement égaré. Ce texte a fait rêver nombre de rimbaldiens, parmi lesquels André Breton pour qui La Chasse spirituelle “n’est pas seulement un manuscrit perdu.” Pour autant il ne tombe pas dans le “bateau” de cette “Chasse Spirituelle” retrouvée et publiée dans Combat en 1948. Et Breton, là, aura eu sacrément raison puisque cette “Chasse spirituelle” était en réalité l’œuvre de Nicolas Bataille et Akakia Viala, deux acteurs ayant joué Une saison en enfer en 1948, et désireux de se venger de leurs très mauvaises critiques, qu’elles soient consécutives à leur spectacle ou a priori, comme Maurice Saillet qui leur avait dit “Je ne pense pas que j’irai vous voir, car jouer la Saison au théâtre, c’est attenter à l’esprit du poète. Si j’avais le manuscrit de La Chasse spirituelle, je ne vous le confierais certainement pas, pour que vous l’assassiniez comme cette pauvre Saison !” La supercherie marche bien, puisque non seulement Maurice Saillet y croit, mais également Pascal Pia et Maurice Nadeau : et ce seront les principaux adversaires d’André Breton qui repère, dès publication, le faux.
Aujourd’hui, j’ai horreur de Zemmour pour sa connerie raciste, c’est entendu. Mais je lui en veux aussi pour sa petite fabrique d’illusions de grandeur passée de la France. C’est très grave d’entretenir son public avec des illusions concernant Napoléon par exemple, ou les Rois de France… C’est ce qu’ont toujours fait les militants politiques, certes, mais c’est un véritable poison pour l’esprit. Par contre, l’art de la prestidigitation me semble très proche de la magie authentique parce qu’elle participe d’une conversion de regard et d’une réflexion sur la fréquentation du monde invisible. J’aime ce qui, dans l’art, a à voir avec la prestidigitation ou le monde du cirque et l’univers des forains, et c’est sans doute une des multiples sources de mon attachement profond et éternel à Apollinaire, à Tod Browning, à Fred, à Federico Fellini, à Céline et Julie vont en bateau, à Andy Kaufman, à Carnivale et à Bertrand Mandico.
Ce qui est annoncé comme étant “une autre histoire du XXe siècle” est traversé par le siècle précédent qui fut notamment celui de Hugo, de Nerval, de Poe, de Van Gogh, des débuts de Jarry, de Freud, etc. André Breton parlait du “splendide XIXe siècle ”qui jouait le mystérieux contre le mystère. Si tu avais la possibilité d’entreprendre un voyage dans le temps et dans l’espace, quelle destination choisirais-tu ?
Je vais te raconter un rêve que j’ai fait en août de l’année dernière. Dans celui-ci, j’étais invité avec François Angelier à donner une conférence dans le passé. On nous disait que celle-ci devait avoir lieu en 1790. “On va vérifier si ce n’est pas trop dangereux, commentaient les organisateurs, dans ce cas, on vous enverra en 1780, ce sera plus sûr pour vous, d’autant plus qu’une fois là-bas, on ne peut pas vous accompagner, vous devrez vous débrouiller sans nous…” Je me suis réveillé en riant ! Il y a énormément de voyages que j’aimerai faire, et celui des années qui suivent la révolution française en fait partie (en particulier autour de Catherine Théot) comme celle des tables tournantes de Guernesey, ou l’époque des “sommeils” dans l’histoire surréaliste, mais ce ne sont que trois périodes parmi mille autres… Et puis les problèmes sont trop nombreux : on ne pourrait, on ne saurait vivre dans aucune autre époque que la nôtre. Et en se rendant dans le passé, notre seule présence le modifierait de sorte que notre présent à son tour changerait et les conditions de notre départ le modifieraient encore dans un paradoxe sans fin.
Ceci étant, dans l’exercice de l’exégèse, j’essaie de mettre beaucoup de reconstitution historique, pour goûter un peu de l’air de ce temps, et pour planter aussi le décor de certaines visions. Et puis, plus les années passent, plus je lis des livres d’Histoire. J’aimerais faire une autre lecture de certaines séquences sur lesquelles les politiciens ou les chroniqueurs mentent continuellement, ça me semble même indispensable pour nous prémunir contre la gigantesque falsification historique qui accompagne l’émergence des politiques nationales racistes crapuleuses depuis Sarkozy… Je pense à tous ces épisodes qui nous sont rabâchés continuellement pour illustrer la grandeur de la France et qui sont presque toujours des falsifications du bilan émotionnel collectif de l’époque : l’histoire des Rois de France, l’occupation anglais de Paris, les conquêtes napoléoniennes, la Commune… Ou les massacres de la révolution. On est habitué aux récits concernant les crimes des révolutionnaires, et on nous fait bien pleurer sur la mort du roi ou de Marie-Antoinette, mais on rappelle rarement un des plus atroces massacres, celui du 17 juillet 1791, et pour cause : il ne fut ni le fait des Sans-Culotte ni celui de la Terreur.
Je résume. Les 20 et 21 juin 1791, Louis XVI se casse. Son plan n’est pas simplement de sauver sa peau (il n’est absolument pas question de le guillotiner à cette époque), mais, rappelons-le, de réunir en loucedé les régiments français de mercenaires étrangers afin de revenir avec une armée et de rétablir par la force son pouvoir initial. Mais Louis est reconnu et arrêté à Varenne. On le ramène à Paris, et là, n’admettant pas qu’on le maintienne sur le trône après ce parjure et cette trahison, Cordeliers et Jacobins rédigent une pétition et font ouvrir un registre pour une demande de déchéance. C’est le 17 juillet qu’une foule considérable de petites gens vient signer le registre au Champ-de-Mars en cortège pacifique et là, d’un commun accord, le général Lafayette et le maire de Paris, Bailly, font ouvrir le feu sans sommation sur cette foule désarmée. 1800 morts selon Robespierre : il y en a sans doute eu moins, Robespierre n’est évidemment pas objectif, mais tout de même… Ça n’“excuse” aucune mort du côté révolutionnaire, bien entendu, mais ça contextualise, ça donne une couleur, ça “explique”.
Tu as eu une formation de vidéaste et il me semble que c’est important de le noter. L’Enquête infinie établit un certain nombre de constellations associant de grandes figures (aussi bien des écrivains et artistes extrêmement connus dont tu reparcours à ta manière la vie et l’œuvre que, sinon des inconnus, disons des mal-connus, comme par exemple Tod Browning dont tu racontes à la perfection l’étonnant trajet) ; et la manière dont tu passes, non seulement d’un chapitre à l’autre, mais d’une séquence à l’autre parfois, à l’intérieur d’un même chapitre, me semble relever du montage (et même du mixage), ce qui me fait intensément plaisir et surtout me permet d’entrer en toute liberté dans ton livre. D’accord pour parler de “grand montage in progress” au sujet de ton travail, comme si tu écrivais depuis le début un seul livre à entrées multiples, accompagné en contrepoint par divers travaux audiovisuels ?
C’est tout à fait vrai. C’est ma formation professionnelle, monteur. Je ne suis pas universitaire, je n’ai fait qu’un pauvre deug de lettres modernes, mais j’ai fait une école de cinéma. Du coup, j’ai appris à composer mes livres – et à lire ceux des autres d’ailleurs – comme on monte des films. J’ai été également formé par Thomas Bertay, avec qui je fais des films depuis plus de vingt ans, qui m’a appris à utiliser le logiciel de montage Média100, et dont la rencontre a sans doute été la plus déterminante dans ma vie après celle de Jean-Christophe Menu. Ce qui n’enlève rien à l’admiration folle et l’affection profonde que j’ai pour, entre autres, Killoffer, Olivia Clavel, Delfeil de Ton, Chloé Delaume, Bertrand Mandico, Eyvind Kang ou Jessika Kenney… Thomas Bertay et Jean-Christophe Menu m’ont appris à voir et à travailler. Ce sont des choses qu’on n’oublie jamais.
Je ne peux pas juger du résultat, et je ne suis pas le mieux placé pour analyser la place de chaque livre dans l’ensemble, mais si la lecture de plusieurs d’entre eux peut produire l’impression d’une continuité ou d’un seul grand livre à entrées multiples… alors je dirai que je ne serais pas passé totalement à côté d’un de mes souhaits, c’est sûr.
Et puis, depuis le début, je suis continuellement obsédé par les mêmes artistes, les mêmes œuvres, les mêmes objets, les mêmes thèmes : les Beatles, Frank Zappa, Gérard de Nerval, Jacques Rivette, Antonin Artaud, Mattt Konture, Twin Peaks, Lost, Hara-Kiri, les Sans Roi, les doubles, les renards, les changements de perspective, les pressentiments, le erreurs d’orientation, les savants fous, les Freaks, les vampires, les serpents, les marelles, l’esprit des lieux, l’amour, la voyance, le labyrinthe… Parfois, ils sont les personnages principaux d’un livre et parfois les superstars invités pour un second rôle. Mais j’essaie toujours d’apporter quelques éléments nouveaux les concernant, histoire que ce ne soit pas une redite par rapport aux livres précédents mais une continuation, une sorte de composition exégétique élaborée sur toute ma vie. Pour ce qui est de L’enquête infinie, je me suis imposé une sorte de règle pour ne pas être immédiatement submergé par eux : à part Nerval, Artaud et les Sans Roi dont j’avais besoin dès le commencement et qui sont même indispensables sur les questions liées à la poésie et à l’enquête policière, je me suis forcé à les faire entrer le plus tard possible dans le livre – le dernier à apparaître étant Zappa, évidemment.
Tu écris dans L’Enquête infinie que “les œuvres d’art ne naissent de la volonté d’un artiste que lorsqu’elles ne sont pas très intéressantes. Nous sommes cons, certes, mais pas au point de nous passionner pour la volonté humaine ou pour les pensées humaines d’un homme.” Quel est le rôle du hasard dans ton enquête ?
Le même que dans ma vie, je suppose, c’est-à-dire qu’il a le premier rôle. Je suis devenu essayiste par hasard. Je n’ai aucune idée de ce que j’aurais fait les vingt dernières années si, au début des années 2000, une revue qui me publiait, Musica Falsa, ne s’était pas transformée en maison d’édition, Editions MF, et si je n’avais pas alors croisé Bastien Gallet qui la lançait, et s’il ne m’avait pas proposé d’écrire un livre pour celle-ci ; si, la veille, je n’avais pas raconté à un groupe d’amis la fameuse légende urbaine de la mort de Paul McCartney, et si, dix ans avant, je n’avais pas cru, l’espace d’une semaine qui m’a semblé aussi longue qu’un an, cette mort fantasmée parce que ma professeur d’anglais me l’avait raconté, y croyant elle-même… Enfin si, rédigeant ce premier livre, Poppermost, je ne m’étais pas rendu compte que j’adorais écrire des essais et que je voulais continuer.
On peut continuer comme ça longtemps : je n’aurais pas écrit sur les Sans Roi si Philippe Manœuvre ne m’avait pas demandé un texte pour un hors-série de Rock & Folk sur Lennon et si je n’avais pas choisi, simplement parce qu’il avait autrefois dirigé Métal-Hurlant avec Jean-Pierre Dionnet, de réfléchir aux relations entre celui-ci et Philip K. Dick, et si, en lisant en parallèle, des entretiens avec les deux, je ne m’étais pas aperçu qu’ils parlaient tous deux des gnostiques. Je n’aurais pas écrit l’ouvrage autobiographique Tu m’as donné de la crasse et j’en ai fait de l’or si je n’étais pas tombé mystérieusement malade en 2017, pendant que j’écrivais La Victoire des Sans Roi, et si, dans un sentiment de solitude et de détresse, je n’avais pas écrit alors une poignée de posts archi-personnels sur Facebook et si Ariane Molkhou et Denis Robert, les lisant, ne s’étaient pas dit : “Il faudrait demander à Pacôme d’écrire un livre entier comme ça” ; enfin si Ariane n’avait pas trouvé pour un livre très bizarre que je n’avais pas encore écrit – et que je n’étais pas sûr de savoir écrire – un éditeur aussi libre, inventif et rassurant que Florent Massot. Et L’Enquête infinie n’aurait probablement existé sous cette forme sans le confinement, c’est-à-dire sans cette incroyable mise en suspens de tout le reste de la vie, et donc à la fois un mélange de crainte et de frustration – et la possibilité de plonger complètement, intégralement, dans le dossier ouvert de toutes mes “affaires en cours” depuis dix ans, du Sphinx à L’Exégèse de Dick, en passant par les serial killers, les profilers, Tod Browning, Vertigo, Federico Fellini, l’affaire Grégory, l’effet Mandela, le transhumanisme, la politique d’ingérence, les trompe-l’oeil, etc. tout en relisant en parallèle, encore une fois, les Écrits Sans Roi de Nag Hammadi et les œuvres complètes de Gérard de Nerval et d’Edgar Allan Poe. Et pour ce qui est du cheminement intellectuel, il est totalement similaire à la façon dont Thomas Bertay et moi faisons des films. Je crois que le terme adéquat serait : sérendipité. Je suis conscient que c’est une notion polysémique, qui change régulièrement de sens selon le contexte, et qu’on retrouve tout autant dans l’analyse des conditions de possibilité de l’enquête policière selon Régis Messac, dans l’usage d’Internet ou dans la psychanalyse… On pourrait tout aussi bien dire : la chance. Ce que disait Apollinaire : “Perdre. Mais perdre vraiment. Pour laisser place à la trouvaille.” Je veux écrire des essais qui fassent se succéder des moments d’obscurité et de grands éclairs lumineux, mais je veux que ces éclairs arrivent par chance.
Les derniers mots de ton livre sont : “Un jour on saura ce que c’est que vivre”. Les derniers mots (ou presque) de Jacques Derrida ont été : “Apprendre à vivre enfin”. Mais a-t-on le temps, en une vie, de bâtir un espace où s’éteindre en toute tranquillité ? Quelque chose comme une pyramide, ou un disque – Blackstar, par exemple ?
Encore la sérendipité : tout récemment, m’intéressant à la Commune et aux réactions souvent pathétiques et honteuses des écrivains pendant celles-ci (de George Sand à Barbey d’Aurevilly, en passant par Flaubert et Zola), j’ai pris mon courage à deux mains et j’ai lu le livre de celui qui, parmi les détracteurs des pauvres “communards” (terme péjoratif, comme celui de “gnostiques” pour les Sans roi), était sans doute initialement le plus cher à mon cœur. Je veux parler de Théophile Gautier. Le livre s’appelle Tableaux de siège. Bon, pas de doute, c’est un livre souvent indigne de Gautier, mais il y a un passage magnifique au tout début, alors qu’il fait le tour de sa maison dont les travaux viennent de finir… Et là, il se souvient d’un “grave aphorisme de la sagesse orientale” : “Quand la maison est finie, la mort entre.” Il faut se méfier de compléter quoi que ce soit : une maison, une enquête ou un livre. Laisser des espaces ouverts est indispensable à la vie.