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Ou ce monde est mort ou ma montre s'est arrêtée
Paru en 2021

Contexte de parution : Le livre sans visage

Présentation :

Texte publié le 14 janvier 2021


Cité(s) également : plusAlain Finkielkraut, Andrzej Zulawski, Groucho Marx, Klaus Kinski, Pétrone




Parfois je me demande si tout ça ne se passe pas dans ma tête. C’est tellement irréel. Je n’en parle à personne, je n’ose pas. Mais si je décrivais ça à quelqu’un, il me prendrait sans doute pour un dingue. Il me dirait que je déconne complètement, ou alors que je me paye sa fiole. Que je joue au fou. Que je fais semblant. Mais voilà ce que je vois au quotidien ; du moins voilà ce qu’on me raconte sur les internets et dont je vois des morceaux quand je sors de chez moi : Un virus méchant envoyé par les extraterrestres ou les chinois menacerait l’humanité toute entière. Les gouvernements du monde, par souci de protection des plus faibles, auraient dès lors mis les peuples sous protection sanitaire forcée, avec des mesures qui varient selon les pays. Parfois, les hommes seraient strictement confinés ; parfois, ce serait un confinement léger (ils appellent ça un couvre-feu) ; et parfois simplement, la recommandation de rester chez soi. A me promener autour de chez moi, je remarque que les bars et les restaurants sont fermés, depuis des mois maintenant, et pour une durée illimitée. Les théâtres et les cinémas sont également fermés, et même les musées. Et tout le monde est masqué. Cette histoire dure depuis maintenant un an. On a sorti les vaccins, plein de vaccins. Mais il paraît que le virus a muté, et maintenant on ne sait pas ce qu’on va pouvoir faire encore. On a pourtant nos masques, nos couvre-feux et nos absences de restaurants, de théâtres, de cinémas, de musées. Qu’est-ce qu’on peut bien faire de plus contre le mutant : Un couvre-feu à 18h, à 16, à 14 ? Un reconfinement strict de durée illimitée ? Une attestation de sortie, et une attestation pour s’autoriser à rédiger une attestation de sortie ? Et si on mettait un masque par-dessus nos masques ? Et si on se masquait les cheveux ? On pourrait se confiner dans des boîtes capitonnées. On pourrait enterrer les hommes sous la terre.

Oui, parfois je me demande si tout ça ne se passe pas dans ma tête. Un autre truc qui a l’air fou, un autre truc qui a l’air d’être dans ma tête, c’est un type qui s’appelle Alain Finkielkraut et qu’on voit tout le temps dans les médias depuis que je suis né. Et quand je dis tout le temps, c’est tout le temps. Je vous résume, vous n’êtes pas obligés de le connaître, et puis vous n’êtes pas dans ma tête. Alain Finkielkraut, c’est un homme assez désagréable, revêche, irrité, l’air d’un monsieur à qui on a oublié de passer le sel ou de rapporter du pain ; un homme désagréable, un pisse-froid qui a toujours l’air de pester derrière son assiette, et qui passe dans les médias, et qu’on traite toujours avec un respect un peu effrayé, comme si on le créditait d’avoir fait quelque chose de bien dans le passé. Comme s’il avait de l’importance.

Mais on cherche en vain ce qu’il a pu faire de bien. On cherche en vain l’importance. C’est une sorte de grand escroc, un confidence man de la pensée, mais pas dans la version « vieux sage pépère ». Ce n’est pas le Maharashi Finkielkraut Yogi. Plutôt dans la version « Et je vais me gêner, peut-être ? ». C’est un gangster pour qui la meilleure façon de ne pas se faire prendre, c’est d’avoir l’air courroucé à la moindre occasion et d’agresser ses interlocuteurs. C’est assez malin. C’est une bonne technique. Mais les maffieux et les gangsters, les gars dans le genre d’Al Capone, on ne leur demande pas leur avis sur la société. On peut les craindre, d’accord, mais on ne va pas écouter leur philosophie. Quand on le voit, ce Alain Finkielkraut, avec ses gestes nerveux, sa langue qui rentre et qui sort au milieu d’une phrase, sa tête qui remue, il fait un peu penser à Klaus Kinski qui jouerait un député de la Saône, ou de la Seine-et-Loire, dans un film qu’aurait réalisé Andrzej Zulawski. Klaus Kinski dans le rôle d’un mec à l’assemblée qui devrait se fader les discours d’un adversaire politique, que ça énerverait, et qui finirait par taper sur tout le monde autour de lui.

Sauf que Klaus Kinski jouait dans des films. Lui, il joue dans la télévision. Il joue au mec qui publie des livres et donne son avis sur les sujets de société, mais il ne se comporte pas du tout comme un mec qui publie des livres et réfléchit sur la société. C’est juste un dingue qui s’énerve et dit n’importe quoi devant des gens qui semblent l’écouter avec respect. Bref : soit je suis fou, soit cet homme est fou. Mais il y a forcément un fou entre lui et moi, parce que ce que je vois n’est pas du tout, du tout normal. Peut-être a-t-il attrapé le virus extraterrestre chinois ? Peut-être que tout le monde l’a attrapé ?

C’est qu’il est comme ça depuis très longtemps. Il existe médiatiquement depuis que je suis né. Et il anime une émission de radio depuis 1985, Répliques. Je vous ai dit qu’il y avait bien une histoire d’extraterrestre derrière tout ça. Ça doit vouloir dire qu’il est lui-même une réplique de philosophe. En 1985, j’étais trop jeune. Je m’en fichais. Je ne m’inquiétais pas plus que ça des répliques, et puis il n’y avait pas encore le virus extraterrestre chinois. La première fois que j’ai entendu parler de lui, concrètement, c’était quand j’avais vingt-cinq ou trente ans, je ne suis plus très sûr. C'est déjà loin tout ça. Il se plaignait des noirs et des arabes qui n’aiment pas les blancs. Et puis il trouvait aussi qu'il y avait trop de noirs dans l'équipe de football. Trop de noirs ? Tempête médiatique. Il avait présenté des excuses, ensuite, en disant qu’il regrettait que « ce personnage qu’il n’était pas » ait pu blesser des gens. C'était donc sa réplique qui avait répliqué, pas lui. Tout s'expliquait. Il disait même qu’il ne devait plus donner d’interview, au cas où la réplique interviendrait à sa place. Le virus n’avait pas encore muté, semble-t-il. On avait dû le vacciner.

Et puis il a continué, en boucle. Tu parles qu’il ne s’est jamais vraiment arrêté. Ou alors c'est la réplique qui s'est imposée, définitivement. Toujours les noirs, toujours les arabes. C’était son moteur, son crédo, son créneau. Et puis les blancs, les pauvres blancs. Il trouvait qu’on était trop antiraciste. Ça semble fou, dit comme ça. Parfois, quelqu’un s’énervait. Mais en général, on le rabrouait et on lui disait qu’il n’avait pas compris ce qu’avait dit le gangster. Al Finkielpone avait dit quelque chose de plus subtil, ou, s’il ne l’avait pas dit, il avait voulu le dire.

Et puis ensuite il s’est énervé contre Nuit Debout, et puis les Gilets Jaunes, et puis ensuite, carrément, contre les femmes qui ne veulent pas être violées. Toujours cette même séquence. Le monsieur s’énerve, s’emporte, il sort et rentre la langue et s’agite convulsivement. De philosophie, on n’en voit toujours pas un morceau. C’est toujours un gangster joué par Klaus Kinski qui s’énerve tout seul devant son assiette vide. Désormais, c’est carrément la victime d’un viol pédophile incestueux de 14 ans qui est la source de son énervement. Oui, vous avez bien lu : pas l’agresseur, la victime. C’est intéressant. Ou plutôt, soyons juste, c’est l’agresseur pour lequel il demande une plus grande clémence, une plus grande mansuétude. A peine l’a-t-on accusé, ce Monsieur Duhamel, qu’il trouve déjà qu’on l’accuse trop. « Mais y a-t-il eu consentement ? A quel âge est-ce que ça a commencé ? Y a-t-il eu consentement ? Y a-t-il eu ou non une forme de réciprocité ? »

Y a-t-il eu consentement ? Tempête médiatique. La chaîne lui retire son poste. Il est fumasse. Il a encore son émission de radio de science-fiction, son émission sur les répliquants, qui dure depuis trente-cinq ans, mais ça ne lui suffit pas. Le gangster est même à l’académie, mais ça, c’est leur problème : on rentre dans l’académie française comme dans un moulin. C’est tout de même une chose curieuse, un phénomène pareil, sur une si longue durée. On se demande quelle sera la prochaine étape, sachant qu’il n’y a pas vraiment de prochaine étape. A part exiger l’extermination immédiate et complète du genre humain, on ne voit pas bien ce que la réplique pourrait inventer. Elle a déjà coché un peu toutes les cases. Et là, je me demande : cet homme parle-t-il vraiment à la télévision ? Ce ne serait pas dans ma tête, des fois ?

C'est tellement irréel, tout ça. Je me renseigne. On m’explique. Al Finkielpone n’est vraiment pas le seul. Tous sont comme ça, maintenant. Tous, tous. Tous les chroniqueurs, tous les animateurs, tous les invités. Le défi, c’est d’être le plus dégueulasse possible, c’est vraiment ça le délire. Jouer aux gangsters, s’en prendre aux victimes, aux minorités, aux pauvres, aux malheureux. Faire parler de soi en étant le plus agressif et le plus colérique possible. Devenir un parangon de saloperie, à défaut d’être un parangon de vertu : Pascal Praud ou les prospérités du vice. Non, nous ne sommes vraiment plus chez les bien-pensants. Nous sommes plutôt dans une généralisation de la mal-pensance. Mais ce n’est pas tellement mieux. En réalité, c’est exactement la même chose. Les bien-pensants prêchaient la vertu pour s’arroger le monopole du vice. Les mal-pensants font l’inverse, mais pour la même chose. Ils prêchent le vice, exclusivement pour eux-mêmes. Ils défendent leur droit d’exercer la violence en toute impunité. Ça semble dingue, dit comme ça. Non mais je suis d’accord : ça doit être dans ma tête.

Ou alors ce n’est pas ça. Ou alors c’est un monde qui meurt. Et si c’était ça, un monde qui meurt ? Et si ça se passait comme ça ? Et si ça commençait par une séquence historique où les figures de l’autorité politique, académique, culturelle, font à découvert ce qu’ils faisaient autrefois en cachette. Matzneff, Duhamel, Finkielkraut, Darmanin, Claude Levêque, et tous les autres, tous ceux dont on parle en ce moment, et sur lequel on a raison de s’étendre, parce qu’ils sont un symptôme. Et puis tous ceux dont on ne parle pas, pas encore, mais qu’on évoque en soirée, ou dans les conversations chuchotées. Ils sont trop nombreux pour être cités. Ils semblent sortis du Satyricon de Pétrone, fin de l’empire romain. Ou d’un roman de Sade, fin du régime monarchique. Ce sont des petits marquis dégénérés, des courtisans prédateurs en goguette pour leur dernière partouze avant l’insurrection, avant la révolution, avant les têtes coupées. Ils sont nostalgiques de l’époque où l’inceste était le privilège des princes. Ils sont nostalgiques du droit de cuissage et du troussage de domestique.

Il y aurait long à dire sur le mal que ces petits princes de la prédation ont fait à l’amour et au sexe. Long à dire sur ce que cela révèle de la dimension purement mentale, non-pulsionnelle, de leur désir. Le viol, l’inceste, le droit de cuissage, le troussage de domestique, sont des variantes d’un désir qui ne naît que du sentiment d’impunité, pas d’une pulsion irrépressible qui émanerait de leur sauvage masculinité. C’est si peu pulsionnel, si peu sauvage, qu’il suffit de braquer un flingue sur la tempe d’un violeur pour qu’il cesse de bander. C’est ce sentiment d’impunité, cette impression d’avoir droit de vie et de mort sur autrui, qui actionne le levier de la petite bite de ces messieurs. Ça n’a rien à voir, ni avec le sexe, ni avec l’amour, et encore moins avec la sauvagerie. Et ça a tout à voir avec la conservation des privilèges, avec la haine du plaisir ou de la volupté, avec la sordide bandaison de celui qui a besoin de savoir qu’il domine socialement, politiquement et psychologiquement la personne qu’il pénètre. Ca n'a rien à voir avec la sauvagerie et tout à voir avec la civilisation en stade terminale, avec la fin d'un monde.

Oui, c’est tout simplement sordide. Et c’est dans leur tête. Pas dans la mienne, pas dans la nôtre : dans la leur. Tout ça, ça se passe dans leur tête, et ils voudraient continuer à nous faire vivre dedans. Y a-t-il eu consentement ? Moi, déjà, j'ai jamais consenti à vivre dans un monde où Alain Finkielkraut commente la pluie et le beau temps à la télévision. Y a-t-il eu oui ou non une forme de réciprocité ? Il n'y a jamais de réciprocité quand il n'y a pas d'égalité. Il n'y a jamais de réciprocité quand l'un des des deux domine, et l'autre subit. Ce qu'il y a, c'est juste les pensées mortes qu'on trouve dans la tête d'une réplique. Dans la tête d'un gangster. Dans la tête d'un homme mort. Ce qu'il y a, ce n'est ni un consentement, ni une forme de réciprocité. Ce qu'il y a, c'est le monde mort d'un homme mort. Oui, comme dirait Groucho Marx : ou ce monde est mort, ou ma montre s'est arrêtée.