Publié le 4 décembre 2020
Depuis quelques mois, j’ai des cafards chez moi. J'ai provoqué un dégât des eaux chez le voisin. Ça venait d'un tuyau qui passait sous le faux plancher et s’était fendu en deux. Il a fallu casser, retaper, mais l'espace entre les deux étages est resté poreux. Et les cafards du voisin, qui squattent chez lui depuis plusieurs années, ont commencé à monter dans ma cuisine depuis le deuxième confinement. Ce que je mange n’est pas supposé intéresser les cafards : ces fins gourmets, amateurs distingués de miettes de pain, de céréales qui traînent et de biscuits secs. Les fruits et les légumes, ce n’est pas leur truc, normalement. Mais ils sont venus quand même, comme si Jean-François Piège avait ouvert un nouveau restaurant spécialement pour eux : Aux Miettes d’Or. J’avais mis une pancarte : « Ne venez pas, c’est un piège » – hommage à Brian Simard – mais ils ne sont pas plus sensibles que moi aux calembours. Aucune nourriture à l’extérieur. Tout est dans des bocaux, ou dans le frigo. Et puis je fais des allers-retours bihebdomadaires au BHV pour les insecticides naturels, la terre de diatomée, etc. Ce n’est vraiment pas la terre promise, pour eux. C’est plutôt la guerre du Vietnam. Je vous passe le détail. C’est fort désagréable à vivre, et ça l’est déjà un peu trop à décrire, à lire, à imaginer. En bref : malgré tous mes efforts, les cafards reviennent quand même.
Les cafards sont aussi têtus que bêtes, aussi égoïstes que nombreux, aussi individualistes que similaires. Le propre des cafards, c’est leur incroyable absence de cohésion de groupe en termes de transmission d’informations essentielles – informations de vie ou de mort – mais leur parfaite identité de besoin et de comportement. Ils viennent tous du même endroit, au même endroit, massivement, compulsivement. Même s’il n’y a rien pour eux. Même si leur destin sera de s’y faire tuer. Ils ne se préviennent pas entre eux qu’ils y ont trouvé la mort. Ils meurent et d’autres cafards viennent pour mourir à leur tour.
Ce que devient l’humain dans les réseaux sociaux est analogue. Il se met à vouloir la même chose que les autres : massivement, compulsivement. Par contre, il n’a aucun souci de l’intérêt général. La question est de savoir qui obtiendra le plus grand nombre de pouces bleus. Qui sera le chouchou de la maîtresse algorithme. Bien sûr, beaucoup de gens bien intentionnés essaieront de vous convaincre du contraire, avec des arguments du type : Il n'y a pas qu'un seul usage du réseau social ; Facebook est ce que vous en faites. Mais regardez les fruits de cet arbre. Regardez-les avec honnêteté. C'est le contraire exact qui se produit : nous ne faisons pas usage du réseau social ; le réseau social fait usage de nous. Facebook n'est pas ce que nous en faisons ; nous sommes ce que Facebook fait de nous. Et Facebook nous transforme en cafards.
Les exemples sont légion. A de nombreuses reprises, emmerdé à répétition par un troll quelconque, par lassitude, par ennui, je l’ai bloqué. Il est toujours revenu avec un nouvel avatar et le même ricanement : « Hahaha, tu croyais m’échapper, eh bien non, j’ai d’autres identités, je ne te lâcherai pas. » Quel intérêt ? Quel intérêt de venir chercher quelqu’un qui, pour une raison ou une autre, ne veut pas vous parler, surtout si vous ne vous connaissez pas ? Quel intérêt de prétendre « débattre » alors qu’on déteste son interlocuteur et qu’en réalité, tout ce qu’on veut, c’est lui claquer la gueule ? D’où vient cet incroyable appétit de l’être humain (appétit massif, compulsif) pour celui qui ne s’intéresse pas à lui ? Pourquoi cet acharnement à lui nuire ?
Rien à faire. Ça se reproduit, encore et encore, sur un mode obsessionnel. Parfois même de la part de gens qui sont extérieurement des « personnalités publiques » : ces individus qui présentent une image de personne équilibrée ou capable de s’exprimer avec calme et recul. Eh bien, ces personnes se transforment littéralement en monstres à travers le filtre des réseaux sociaux. Ils ne se transforment ni en freaks (ils ne sont pas assez poétiques) ni en animaux (ils ne sont pas assez gracieux). Ils se transforment en insectes. Et le « syndrôme Griveaux » est beaucoup plus courant qu’on ne le dit. Combien de copines m’ont montré leurs « échanges » avec des penseurs, souvent connus, parfois d’allure respectable, qui, après une heure du soir, se transformaient en Gremlins de l’exhibitionnisme. Une petite discussion qui passe au badinage avec des smileys. Puis une tentative maladroite de drague contournée qui occasionne une non-réponse ou une tentative d’esquive gênée de la fille. Et paf : photo de la bite. Sans doute petite branlette malingre en off. Sexualité d’insecte.
Ce problème de la transformation de notre psychologie humaine, on en trouve la prophétie chez Roger Gilbert-Lecomte, dans un texte publié dans Le Grand Jeu en 1930 : « L’Enfer : c’est l’Insecte. Ris donc, monstre hominien, ris si tu en as encore le courage, tu n’as qu’à persévérer dans la voie que tu suis sur le globe en ces jours, et, réellement, cette ère ne passera pas que tu ne deviennes minuscule et coriace comme l’habitant des termitières qui est ton digne ancêtre et dont tu suis l’exemple. Contemple où tu en es et sache que ton progrès matériel n’est pas un vain mot. Perfectionne tes machines, rationalise ton travail. Spécialise-toi, ta physiologie suivra et te transformera bientôt en l’outil de tes vœux. Rappelle-toi, voici, je te donne un signe à quoi tu reconnaîtras si je dis vrai ; dans peu de temps tu ne rêveras plus. Alors, conséquence obscure pour toi et néanmoins fatalement directe tu perdras tout conscience individuelle. »
Vous avez forcément remarqué l’abondance de commentaires négatifs sur les pages officielles, les comptes Facebook « tenus » par une « personnalité publique ». Bien entendu, toute personne atteignant une part de célébrité prive nécessairement quelqu’un d’autre de celle-ci. La gloire est un gâteau et tout le monde veut une part du gâteau. La quantité de gloire disponible en ce monde n’est pas infinie : plus quelqu’un mange des miettes de cette gloire, plus quelqu’un d’autre doit se priver. Mais d’où vient ce besoin d’ajouter de la tristesse à la tristesse en exprimant sa frustration dans des commentaires ? Se sentir privé d’un plaisir que quelqu’un d’autre a obtenu est compréhensible. En parler à son meilleur ami est humain. Vouloir en informer des inconnus sur des réseaux sociaux est, au mieux, une absurdité. Je dis « au mieux ». En réalité, je ne pense pas que ce soit un acte absurde. Je pense que c’est bien pire. Je pense que c’est un acte compulsif ; un comportement de cafard ou de drogué. La reconnaissance est la drogue suprême. Si, par un petit commentaire agressif malingre, on peut récupérer le pouce bleu d’un autre cafard, ce sera toujours cette petite reconnaissance de gagnée dans le visage de maîtresse algorithme. Nous avons tous des traumas, des blessures narcissiques. Nous passons nos vies à tenter de les cicatriser. Facebook nous empêche de les cicatriser à tout jamais. Facebook nous transforme en drogués de la reconnaissance, en cafards de l’ego affamé. Orgueil d’insecte. Mégalomanie d’insecte.
Nous sommes en train de nous transformer en cafards. Je ne plaisante pas. C’est très sérieux : ces machines sont très puissantes, et leur logique n’est pas négociable avec la nôtre. C’est vraiment le risque principal que nous pose cette année de confinement, de masques, de réseaux en folie. La question qu’on devrait se poser est celle de notre passage à un autre type d’identité.
Je n’apprends pas vite. Pendant des années j’ai trouvé tout ça super. Il m’a fallu attendre cette année et son premier confinement pour voir l’insecte dévorer l’homme dans les réseaux sociaux. Pour ne plus être capable de voir dans les petits commentaires agressifs malingres sous les posts que des comportements de cafards. Pour voir même dans ce besoin insatiable de commenter (massif, compulsif) le comportement d’un cafard. La faim de demander cette reconnaissance dont nous sommes privés. La faim d’être aimé et de ne pas aimer en retour : la maladie humaine. L’« esprit cafard » a toujours été dans l’homme. Dans son besoin d’être aimé et de ne pas aimer en retour. Dans sa recherche de la promotion par la méchanceté. Dans son désir d'apparaître comme un fort en gueule, un tueur qui ricane devant le cadavre de son ennemi, un snipper. Mais un snipper qui mérite quand même le respect, la reconnaissance, l'admiration, les pouces bleus. Ambition de cafard, née d'une blessure narcissique grosse comme le Ritz. Facebook, en rendant les blessures narcissiques incicatrisables, permet à « l’esprit cafard » de dévorer intégralement l’âme humaine. C’est quelque chose qui se préparait depuis des années, quelque chose qu’on a laissé faire, qu’on a laissé filer, ébloui par les prodiges que nous offraient la technologie et la mise en connexion de tous nos contacts. C’est très grave. Nous sommes en train de nous transformer en cafards.
La question qu’on devrait se poser est celle de notre passage à un autre type d’identité. Il y a deux semaines environs, dans l’Utah, des responsables locaux survolant la zone ont découvert une curieuse installation : un monolithe de métal, de plus de trois mètres et de forme comparable à celui de 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, qui se dégageait de la terre. Quelqu’un avait passé suffisamment de temps pour couper et creuser la roche dans la forme exacte de l’objet afin de l’encastrer. « Il y a des routes pas loin, mais ramener le matériel pour découper la roche, ramener le métal, faire tout ça dans cet endroit perdu, c’est réellement captivant » avait déclaré le porte-parole du département de la sécurité publique. Certains observateurs ont noté une ressemblance avec les sculptures de John McCracken, un artiste américain ayant résidé un temps dans l’État voisin du Nouveau-Mexique et décédé en 2011. On a également évoqué Richard Serra, Petecia Le Fawnhawk, Max Siendentopf. Et puis le monolithe a disparu, évacué une dizaine de jours plus tard par un funambule adepte des sports extrêmes et ses trois complices, qui ont immédiatement mis en ligne leur coup d’éclat : « Nous avons enlevé le monolithe de l’Utah ». Puis un autre monolithe est apparu en Roumanie, sur la colline de Batca Doamnei, face au mont Ceahlau. Puis ce monolithe a disparu à son tour, sans doute emporté par quelques rigolos. Ces apparitions de monolithe sont des épiphanies.
Et ces épiphanies m’en ont rappelé une autre. Moins condensée, moins épurée mais pas moins fascinante. C’est mon ami Arthur-Louis Cingualte qui m’en avait parlé, il m’avait même envoyé le documentaire Ressurect Dead qui lui était consacrée. A partir des années 1980 et jusqu’en 2000 on pouvait trouver dans les rues de multiples villes des États-Unis et de pays d’Amérique du Sud des inscriptions au sol, sur la route, qui avaient été inscrites sous la forme de mosaïques de linoléum de la taille d’une plaque d’immatriculation cimentées dans l’asphalte : Toynbee Idea in movie 2001 Ressurect Dead on Planet Jupiter. Inscrites au sol dans des endroits impossibles, on pouvait ne jamais les remarquer, mais une fois qu’on en avait vu une, on en voyait beaucoup d’autres, dans beaucoup d’autres villes. Il a fallu des années pour qu’un trio d’enquêteurs obsessionnels et attachants, quelque part entre Pynchon et Rivette, finisse par retrouver l’auteur. Ainsi que son but : encourager les hommes à explorer cette idée qu’il avait trouvé dans un essai d’Arnold Toybee et pensait être le sujet caché de 2001. A savoir récupérer l’ensemble des molécules d’un corps humain et les replacer dans la même séquence pour ressusciter à répétition une personne morte. Sur Jupiter. Ressuscitez les morts sur la planète Jupiter. Ah oui ?
C’est très étrange, tout ça. Je n'ai jamais pensé que 2001 parlait de la résurrection des morts sur Jupiter. Mais de quoi parle 2001 de Stanley Kubrick au juste ? Au juste, je ne sais pas. On ne sait pas. Ça ne semble pas être de ressusciter les morts sur Jupiter, mais ça parle de quoi ? Du chaînon manquant ? De l’évolution des animaux en humains, puis des humains à autre chose ? Du rôle des extraterrestres dans les basculements de civilisations ? De Dieu, de l’homme, de la machine, du surhomme ? Des risques de la technologie enfantant des monstres ? Je ne sais pas. On ne sait pas. On a des hypothèses. 2001 est le plus difficile des films populaires, le plus énigmatique des grands succès. C'est le plus expérimental, surtout. 2001 oblige le spectateur à faire un saut interprétatif. Il le force à réfléchir. Il fonctionne comme un extraordinaire vecteur de métamorphose. C’est du moins comme ça qu’il a été perçu à sa sortie, et ensuite. Jusqu’à ce que la passion des spectateurs pour d’autres films de Kubrick (Shining, Eyes Wide Shut) ne l’occultent pas, il ne faut pas exagérer, mais le fassent temporairement passer au second plan. Cette année, 2001 revient.
2001 n’a jamais cessé d’agir sur ses spectateurs. Sa puissance est celle de l’épure, et du basculement dans l’abstraction. Peu de dialogues, une puissance hypnotique, une esthétique tirée au cordeau, et puis un voyage mental. L’équivalent d’une transe chamanique. Une sortie du corps. C’est quelque chose que la saison 3 de Twin Peaks a rejouée, dans le fameux épisode 8 et son voyage dans l’atome. Ligeti dans 2001, Penderecki dans Twin Peaks : même les puissances hypnotiques des musiques s’y font écho. Le spectateur est au cœur du processus. Il part très loin. Il revient complètement ébloui et ébahi. Il ne sait pas ce qu’il a vu. Il doit faire des sauts interprétatifs. Il doit combler les vides. Il doit agir et se métamorphoser. Puissance extraterrestre du cinéma dans 2001, puissance extraterrestre de la télévision dans Twin Peaks : ce sont des « mythes modernes » que C.G. Jung avait déjà perçu dans les apparitions d’objets volants non-identifiés. Ce sont les prémisses d’une grande métamorphose. Et celle-ci doit être une rupture dans la narration, une rupture avec le « scénario ». Une ouverture vers la puissance indomptable de la poésie.
2020 est bien l’année de la science-fiction. On n’a cessé de le dire, de le répéter. Le virus maléfique, mondial, le confinement, les masques, ont produit essentiellement deux types de scénario, tous deux dystopiques. L’un, apocalyptique, est le récit d’un virus venu de Dieu, du Diable ou de la Nature, terrifiant les populations, les tuant, les confinant, les isolant, les séparant de leurs proches. L’autre, complotiste, est le récit d’une prise de pouvoir biopolitique par une élite financière, et celui de son extermination d’une partie de la population mondiale. Et le tout a été traversé en zigzags par des retours en force de l’Histoire de la ségrégation et la persistance du racisme systémique dans le monde occidental (#BlackLivesMatter), ainsi que par une police devenant toute-puissante et d’une violence hallucinante. Une police organisée comme un syndicat du crime.
Après un remake de Watchmen, et la crainte d’un remake de 1984, soudain est apparu un clin d’œil qui nous vient de 2001. C’est un clin d’œil du numineux. C’est l’enfant divin qui décide de jouer avec nous, l'irruption de l'inactuel dans le flux de l'actualité. C'est le rappel que nous sommes transformés par l'inactuel, pas par l'actualité. Le monolithe noir est un miroir tendu au spectateur du film comme à l'individu confiné qui décidera d’y voir ce qu’il porte déjà en lui mais qui ne demande qu'à s'extérioriser et à produire de nouvelles formes de vie. Son apparition aujourd’hui, quel qu’en soit l’auteur, et quelles qu’en soient ses intentions, est une tentative héroïque de sortir notre terrible année de son étau narratif, scénaristique, cousu de fil blanc. Une tentative de nous extraire de notre devenir-cafard et de nous rattacher à la puissance indomptable de la poésie.