Publié le 27 novembre 2020
Regarder la série Watchmen de Damon Lindelof en 2019 était intéressant. Regarder la série Watchmen de Damon Lindelof en 2020 est totalement flippant. Non seulement la série apparaît comme une prophétie lisible de ce qui s’est passé immédiatement après, mais également comme la prophétie de sa prophétie, enfin comme une prophétie supplémentaire, en excès et très importante, et qui n’a peut-être pas encore été vue ou lue. Il m’est donc apparu comme absolument nécessaire de revoir Watchmen de Damon Lindelof et de redéplier ici ce qu’il contient.
Watchmen de Damon Lindelof est, donc, d’abord, une adaptation libre de la bande dessinée scénarisée par Alan Moore et dessinée par Dave Gibbons entre 1986 et 1987 et publiée par DC Comics.
Watchmen de Alan Moore et Dave Gibbons se déroule, sous la forme d’une « uchronie », en 1985, dans un univers proche du nôtre, mais où il y a eu, dans les années cinquante, des « super-héros ». La plupart d’entre eux était des hommes sombres, aux psychologies compliquées, mais c’était des hommes. Un seul d’entre eux, Dr. Manhattan, était, à la suite d’un accident, doté de « super pouvoirs » : étant capable de vivre à toutes les époques de sa vie en même temps, de se dédoubler, de se télétransporter, de grandir ou de rétrécir à volonté, et étant également insensible aux armes ordinaires, donc « un dieu ».
C’est son intervention au Vietnam qui permet la victoire des Américains, et entraîne la réélection de Nixon, et sa réélection ensuite, jusqu’en 1985, date du récit raconté dans la bande dessinée. Pour les relations entre le personnage du Dr. Manhattan et le fonctionnement même de la bande dessinée, qu’on est capable de traverser à la fois chronologiquement et comme une totalité, dont la dernière case coexiste toujours avec la première comme les épisodes de la vie du Dr. Manhattan, il faut lire le très bel essai de Aurélien Lemant, Watchmen Now, qui fait de la bande dessinée de Moore et Gibbons une bande dessinée au carré, une bande dessinée explorant les implications métaphysiques de son propre médium. Une bande dessinée fonctionnant comme un double de son personnage, un double du Dr. Manhattan.
Watchmen de Damon Lindelof est une adaptation qui tire partie, de façon à la fois ostentatoire et mystérieuse, de la détestation professée par Moore au sujet de toutes les adaptations de ses œuvres. C’est donc une série écrite malgré, voire même écrite contre. Mais c’est aussi un détournement qui s’autorise des détournements initiaux du scénariste. Moore a toujours chié sur les films qui se donnèrent comme des adaptations de ses bandes dessinées. Mais Moore a toujours lui-même détourné des fictions qui existaient déjà pour faire ses scénarios. La Ligue des Gentlemen extraordinaires en est un parfait exemple, puisque Moore y met en scène Allan Quatermain, le capitaine Nemo, le docteur Jekyll ou L’homme invisible.
Lindelof fait avec les Watchmen de Moore ce que Moore a fait avec ses Gentlemen extraordinaires. Il raconte une autre histoire à partir de son histoire. Il la considère comme une mythologie avec laquelle il peut travailler.
Watchmen de Moore et Gibbons se terminait sur une fausse intervention extraterrestre, fomentée par un ancien « super-héros » et collègue du Dr. Manhattan, Ozymandias. Son objectif était de mettre fin à une « montée aux extrêmes » qui allait déboucher sur une guerre nucléaire entre les USA et l’URSS.
Watchmen de Lindelof se déroule en 2019 dans le monde qui a succédé à cette fausse intervention. Celle-ci a signé la fin de la présidence Nixon et Robert Redford est le chef d’état depuis presque trente ans. Celui-ci a mis en place un système de rétributions financières pour les familles des victimes de l’esclavage et de la ségrégation. Une bourgeoisie noire-américaine a pu se constituer. La police s’est attachée à la défendre, et, de rage, les « exclus de la nouvelle société », soit des petits blancs pauvres, ont été ralliés à projet suprémaciste blanc qui avait continué à perdurer en secret : dans le secret des placards des vieilles familles ségrégationnistes blanches. C’est la « Septième Cavalerie » : des terroristes tous déguisés avec des masques de Rorschach, qui ont perpétré un attentat contre les policiers de Tulsa, les identifiant un à un, les pistant et les exécutant une nuit connue sous le nom de la « nuit blanche ». A la suite de la « nuit blanche », le sénateur Joe Keene décide de masquer tous les policiers, pour leur « sécurité », afin qu’ils ne puissent plus être identifiés, pistés, exécutés.
Dès lors, on se retrouve dans une série où terroristes, policiers et super-héros sont tous trois masqués, et où chaque épisode contient sa part de réflexion douce-amère sur le sens du port du masque.
De façon générale, les « hommes masqués » sont un problème complexe, parce que leurs masques indiquent des choses très différentes. Ils peuvent pointer vers un surcroît de force (quand un individu porte un masque, il devient plus courageux, téméraire même, sans doute moins entravé par sa conscience réflexive, mais aussi plus indifférent aux conséquences de ses actes ; c'est ce qu'on trouve chez les Minutemen et Hooded Justice, dont le masque peut aussi renvoyer à la difficulté à assumer publiquement son homosexualité dans une société qui ne la tolère pas). Ou alors le masque devient l'expression d'une insécurité personnelle et un besoin de protection (Looking Glass). Il y a un peu de tout ça qui passe, en vrac, dans les réflexions de la série sur le masque.
Revoir aujourd’hui la série, avec tous ces hommes masqués qui discutent de la signification du port du masque, semble anormalement post-2020, mais surtout parce que ce détail esthétique (qui n’est pas un détail) apparaît dans le contexte d’une guerre civile raciale. Des blancs qui estiment s’être assez excusés comme ça. Des blancs à la Pascal Bruckner, à la Geoffroy Lejeune ou à la Jean Castex, qui refusent la « repentance ». Des blancs qui considèrent qu’ils sont désormais les victimes et ont décidé de « reprendre les choses en main ». Ils le font de façon à la fois très sournoise (par des agents infiltrés chez des politiciens « progressistes ») et très grossière (on repère quand même toujours assez vite leurs enjeux). Et en 2020, nous avons eu les deux : les masques et la guerre, ou presque. La population masquée, l’assassinat de George Floyd, le retour en force de #BlackLivesMatter. Tout ça résonne fortement avec Watchmen.
Watchmen de Lindelof, rappelons-le, s’ouvrait sur un véritable événement historique, un de ceux qui a été le plus longtemps enterré dans l’Histoire américaine, le massacre des populations noires de la ville de Tulsa en 1921.
Et la série annonce bien une tentative de reprise en main fasciste du pouvoir, par des blancs mécontents, mais qui avancent masqués derrière leur champion. Un golden boy à l’air gentil, une espèce de Olivier Véran américain aux bonnes joues de winner : le sénateur Joe Keene.
Donald Trump démarrant sa campagne à Tulsa en juin 2020, en plein #BlackLivesMatter, c’était comme un épisode comique de Watchmen. Sauf que la série ne dit pas que ça. Écoutons-la plus. Écoutons-la mieux.
Parce que tout ce que la série raconte se déploie à partir d’une information que personne n’avait à la base : celle que le chef de la police de Tulsa, Judd Crawford, cachait un uniforme du Ku-Klux Klan dans son placard. Le transfert de cette information entre Angela Abar et son grand-père Will Reeves est une boucle circulaire. C'est « la poule ou l’œuf » comme dit Dr. Manhattan (et les œufs ont un rôle proéminent dans la série, qu’il faudra encore analyser, mais pas cette fois-ci, pardon). Tout d’abord, Angela découvre le costume du Ku-Klux Klan après la mort de Judd, parce que son grand-père, qui a tué ce dernier, lui dit d’aller le chercher. Mais lui-même tient cette information du Dr. Manhattan, dans un de ses voyages dans le passé. Et celui-ci l'a appris de la bouche d’Angela bien après la mort du chef de la police de Tulsa.
Oui, c’est un paradoxe temporel qui a « commencé tout ça » comme le découvre, atterrée, Angela. Toute la dimension chronologique du récit est elle-même prise dans une boucle avec un centre absent : l’information donnée depuis le futur dans le passé à travers les interventions de Dr. Manhattan.
Ainsi, Dr. Manhattan, ancien « miroir » de la bande dessinée d’Alan Moore, devient un des deux miroirs de la série de Damon Lindelof. L’autre miroir étant le personnage et le récit de Looking Glass, qui marquent la dépendance de Watchmen avec les deux séries précédents, Lost et The Leftovers (mais ce sera également le sujet d’une autre analyse, je ne peux pas tout faire d’un coup).
Ce paradoxe temporel au coeur même du récit est une nécessité. Il était nécessaire afin de préparer aux deux événements attendus en fin de série, deux événements qui excèdent la fiction et sont annoncés dès le début par les « tic-tac » répétés des personnages. Tic-tac, tic-tac, tic-tac. Des « tic-tac » qui n’annoncent pas seulement le « coup » perpétré par la Septième Cavalerie mais également l’inauguration de l’horloge géante de Lady Trieu. Et ce paradoxe temporel, cette boucle circulaire avec un centre absent, ce « la poule ou l’œuf » est la représentation, au sein de la série elle-même, de la fonction prophétique de celle-ci.
Le Watchmen de Lindelof est ce paradoxe temporel d’une série de 2019 essayant de nous informer de ce que nous aurons à affronter à partir de 2020. Nous aurons à l’affronter de façon grossière d’abord ; subtile ensuite. Parce que toute la série est tendue comme une flèche vers les deux événements qu’il s’agit de contrer : le premier, le plus évident, celui de la reprise du pouvoir par les suprémacistes blancs. Mais ce petit con de Keene et sa troupe de vieux salopards ne sont que les premiers ennemis. Ce sont des « hommes du ressentiment », et ils sont assez faciles à identifier comme tels, même avec leurs costumes de golden boys ou d'énarques progressistes.
Ce dont parle Watchmen avec plus de crainte, c’est de l’ennemi derrière.
Et c’est là où la série se donne comme la prophétie de sa propre prophétie. Le Dr. Manhattan de Watchmen (la série) est à la série ce que le Dr. Manhattan de Watchmen (la bande dessinée) est à la bande dessinée. La bande dessinée de Moore, profondément pessimiste, était une réflexion sur l’ambiguïté du combat pour le Bien, qui finit toujours par s’identifier au Mal. Et cette fameuse phrase (qui prendra un tout autre sens dans la série de Lindelof) : on ne peut pas faire d'omelette sans casser des oeufs. Enfin, de l’indifférence ou de l’apathie qui naît d’une connaissance de toutes les conséquences des actions commises par les hommes. Elle-même était profondément ambiguë et montrait ce qu’elle redoutait, mais sans le juger. Elle atteignait le « point de vue » de « son » Dr. Manhattan. En gros, émotionnellement, elle se cassait sur Mars.
La série de Damon Lindelof, elle, est beaucoup plus combattive, même si elle tire partie de sa propre capacité à exister à tous les instants de sa trame et à proposer une forme en miroir à ses spectateurs. Le Dr. Manhattan de Lindelof ne va pas être indifférent aux actions commises par les hommes. Au contraire, il va participer au combat contre les deux ennemis. Le premier, visible, évident, c’est les suprémacistes blancs. Ce sont les petits connards à la Valeurs Actuelles, les Zemmour du monde entier (et il n’est nullement question d’éviter ce combat ou de le minimiser, il faut le mener jusqu’à son terme : les idées véhiculées par ces hommes sont un authentique poison). Mais il y a le deuxième. Celui-ci est plus maîtrisé, plus avancé scientifiquement, moins caricatural, moins ressentimental. Plus dangereux, donc. Ce deuxième ennemi est incarné par le personnage de Lady Trieu. Une Lady Trieu qu’une séquence nous montre en train de lire La source d’Ayn Rand (Hommage à Stéphane Legrand, qui a tout dit et écrit sur la Bible des dominants dans Ayn Rand femme capital).
En cela, la série de Lindelof est profondément whedonienne. Elle continue objectivement le travail visionnaire de l'auteur de Buffy et de Angel. Elle équilibre le Mal qui vient du passé et le Mal qui vient du futur. Les salauds d’avant qui ne veulent pas lâcher l'affaire et les salauds qui viennent. Et elle nous place sur le fil du rasoir, à défendre notre pauvre petite liberté, notre pauvre petite politique et notre pauvre petite spiritualité, entre les fantasmes dévorateurs des uns et les fantasmes dévorateurs des autres. Ce que pouvait indiquer le choix d’appeler le fils d’Angela « Topher » pratiquant l’élision de la première syllabe comme chez les personnages de Joss Whedon (« Xander » pour Alexander, etc.) « Topher » est d’ailleurs le surnom du savant fou de Dollhouse, la quatrième série de Joss Whedon. Et le deuxième ennemi de Watchmen est exactement le même que celui de la série Dollhouse.
Cet ennemi, c’est le transhumanisme.
En quoi Watchmen n’est pas seulement une adaptation de Moore mais aussi une continuation de Whedon.
C’est lui, l’« éléphant dans la pièce », que la série met littéralement en scène dans l’avant-dernier épisode. Lady Trieu est clairement dépeinte comme une transhumaniste : industrielle milliardaire, spécialisée (entre autres) dans les produits pharmaceutiques, surpuissante, surdiplômée, capable de trafiquer le génome humain, et décidant de récupérer la puissance « démiurgique » du Dr. Manhattan.
Ce dont parle Watchmen, c’est de cette guerre que vont nous faire les transhumanistes. Bien sûr, dans le présent de nos enjeux économiques, sanitaires et sociaux immédiats, nous ne pouvons les voir, alors qu'ils préparent leur règne depuis cinquante ans et que, de nos jours, ils mènent nettement la partie. Ce que Watchmen a à nous dire concerne cette séquence spécifique d’événements. Une séquence qui nous mènera à devoir affronter, après l'épisode des masques et les tentatives de reprises en main par les suprémacistes blancs, les suppôts de cette « religion du futur » qui se prépare depuis un demi-siècle déjà. Et surtout à ne pas sous-estimer la dimension profondément criminelle de leurs visées.
La domination a pu être le fait de l’Empire romain, de l’Église chrétienne, de l’impérialisme occidental, du capitalisme. Elle est désormais le Graal des transhumanistes, dignes continuateurs de tous les précédents.
Et leur guerre a déjà commencé.