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L'Antipocalypse ou : de l'importance de d'avancer masqué
Paru en 2020

Contexte de parution : Le livre sans visage

Présentation :

Publié le 13 novembre 2020


Cité(s) également : plusAlan Moore, Damon Lindelof, menu_mondes.pngLostmenu_mondes.png, The Leftovers




C’était l’époque où les hommes portaient, non pas des chapeaux, mais des masques. Et c’était tellement énorme qu’on faisait comme si on ne le voyait pas. Ou que ça ne nous troublait pas plus que ça. La seule chose qu’on remarquait, désormais, c’était quand quelqu’un n’en portait pas. L’absence de masque sur un passant se voyait comme un sexe sur la figure. Cependant, dès qu’on se mettait à en parler, on voyait bien qu’il y avait un problème quand même. On oscillait entre le fou-rire et l’effroi. Des rues remplies d’hommes et de femmes masqués, avec leurs enfants masqués, et les vieillards sur des chaises roulantes masqués ; des écrans de télévision avec des retransmissions d’hommes politiques en campagne masqués, face à des supporters masqués… Un an plus tôt, cette image aurait provoqué l’incrédulité. Il n’y avait que les bébés et les chiens qui ne portaient pas de masques (et les joggers). Et encore, les bébés, on sentait bien que ça n’allait pas durer. Bientôt on leur enfilerait un masque dès la naissance, une fois coupé le cordon ombilical : « Regardez : il a le même masque que sa mère ! »

En quelques mois, on avait vu des choses hallucinantes. Un président (masqué) toussant et s’étouffant sous son masque devant les jeunes (masqués) d’un lycée professionnel à Clermont-Ferrand, et disant « J’ai dû absorber un truc du masque. » Un ministre de la santé (masqué) à l’assemblée en train d’engueuler des députés de l’opposition (masqués) qui n’ont pas voulu voter la prolongation de l’état d’urgence, faisant des efforts surhumains pour ne pas s’étrangler avec son masque : « C’est ça, la réalité mesdames zes messieurs les députés : si vous voulez pas l’entendre, zortez d’ici. Elle est là, la réalité de nos zhôpitaux ! Elle est là, la réalité de nos zhôpitaux ! C’est ça, la réalité de nos zhôpitaux ! ». Mais l’image la plus étrange, c’était celle des militants de la Ligue de Défense Noire Africaine devant les locaux de Valeurs Actuelles, réclamant la démission du rédacteur en chef suite à leur Une avec Danièle Obono en esclave : avec le pénible crétin du torchon droitard (masqué), entre ses gardes du corps au crâne rasé (masqués), et autour d’eux les policiers (masqués), et face à eux, Sylvain Afoua (masqué), et les militants derrière lui (tous masqués). C’était L’Apocalypse, mais à l’envers. C’était L’Antipocalypse. L’Apocalypse, c’est une jeune fille qui enlève son voile. L’Antipocalypse, c’est une jeune femme qui le remet. Qui met un masque en plus de son voile et de sa robe de mariée.

L’Antipocalypse now. On assistait au recouvrement intégral du monde, et on avait une incapacité totale à exprimer ce qu’on ressentait devant un phénomène pareil. Parce que ça ne sortait pas de nulle part. Pas du tout. On pouvait même dire que la grande mascarade mondiale avait été écrite, rêvée, conçue par nous depuis fort longtemps. Et pas seulement parce que nous avions tous vu ces reportages où on voyait des Japonais portant des masques dans le métro.

Les Japonais avec des masques dans le métro, ça, franchement, nous n’en faisions rien. Ça ne nous troublait pas plus que ça. Que le port du masque soit alors associé aux pics de pollution, aux épidémies de grippe, ou à la contamination nucléaire de Fukushima, ça nous semblait encore très loin de nous. Il ne nous venait pas à l’esprit qu’on puisse un jour se retrouver à cette place, et surtout à cette place mondialement, partout, au même moment. Même grande, une contamination nucléaire est locale. Le coronavirus 19 se donne comme un phénomène mondial. Et même si la politique sanitaire change selon les pays (la France a évidemment une des plus connes, laissant les supermarchés ouverts et fermant les librairies et les petits commerces), le masquage du visage est potentiellement celui de la population mondiale. Bienvenue sur la planète masquée.

Mais on aurait dû quand même mieux tendre l’oreille. Parce qu’en 2019, il y a quand même eu les Watchmen de Damon Lindelof, la troisième série (après Lost et The Leftovers) du plus grand showrunner de notre époque. Une adaptation des Watchmen de Alan Moore qui n’en est pas une, puisqu’elle traite d’un tout autre sujet (la guerre civile raciale aux États-Unis et non la guerre froide), mais en étant tout aussi uchronique, avec des policiers masqués gangrénés par une ultra-droite cherchant à reprendre le pouvoir sur la classe moyenne noire née des « compensations » pour l’esclavage instaurée par la présidence Redford. L’occasion pour Lindelof de faire remonter de vrais pans de l’histoire noire-américaine, de la participation des noirs à l’effort de guerre de 1914-1918 au massacre de Tulsa de 1921 (oui, Tulsa où Trump, en plein Black Lives Matter, ramènera sa fraise pour le premier meeting de sa campagne en juin 2020). Tout ça en automne 2019 : quelques mois seulement avant les masques et le meurtre de George Floyd. Dans cette série, les policiers, les terroristes et les super-héros sont tous masqués. Watchmen ressemble tellement à ce que 2020 avait d’inimaginable en 2019 qu’on dira sans doute aux générations futures que la série a été produite en 2021 histoire de ne pas leur faire peur.

Mais l’Antipocalypse était surtout prévisible parce qu’il y avait eu deux macro-phénomènes qui avaient occupé les quinze dernières années en France : l’obsession du voile islamique et celle du manifestant cagoulé, et les deux étaient évidemment symboliquement plus que liés, indissociables. La première affaire concernant le voile à l’école remontait à 1989, certes, mais la première loi, elle, était de 2004. C’est la loi sur les signes religieux à l’école. Elle avait été condamnée par le comité des droits de l’homme de l’ONU quand un lycéen sykh qui ne voulait pas ôter son turban avait été exclu de son établissement scolaire. L’État Français, disait le comité des droits de l’homme, « n’a pas apporté la preuve irréfragable que le lycéen sanctionné aurait porté atteinte aux droits et libertés des autres élèves, ou au bon fonctionnement de son établissement. » Et cette disposition avait été redoublée en 2010 par la création d’une loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public : une loi qui faisait d’une pierre deux coups et affectait simultanément les femmes voilées et les militants cagoulés. Pour la défendre, on avait même vu des hommes politiques nous sortir Lévinas et le concept du visage dénudé comme symbole de l’altérité, de la vulnérabilité et de l’impératif éthique. C’était pourtant des policiers casqués qui attaquaient les manifestants masqués en 2019, et c’est comme si, avec la police, l’État s’arrogeait alors le monopole, non seulement de la violence, mais de la dissimulation du visage. D’une certaine façon, le comportement de la police nous amenait à voir une équivalence symbolique entre la dissimulation du visage et la violence. Comme si, au moment où nous cachions notre visage, nous exercions symboliquement une violence sur autrui en lui retirant la preuve de notre vulnérabilité. Mais qu’en était-il désormais ? Désormais, on découvrait des écoles remplies d’enfants masqués, devant des professeurs masqués, et qui retrouvaient à la porte de leurs établissements des parents masqués.

C’était le signe qu’il y avait sans doute un sens plus profond encore à cette image du peuple masqué. Il y avait une signification encore supplémentaire à celle d’un contre-coup symbolique à la tentative de rendre illégale la dissimulation du visage. Il y avait celle d’un devenir énigmatique du monde. « Larvatus Prodeo » : j’avance masqué, c’est la phrase de Descartes. Dorénavant, nous sommes tous masqués, c’est-à-dire que nous sommes tous des terroristes, des policiers et des super-héros. Nous sommes tous, symboliquement, violents, parce que nous sommes tous impliqués dans la transformation, lente mais sûre, du monde. Nous faisons comme si nous obéissons, mais en réalité, cachés derrière notre masque, nous préparons autre chose.

Avec leurs masques, mêmes nos chefs d’État ressemblent désormais à des ennemis de l’État. Qui sait ? Peut-être que, eux aussi, sont nos complices secrets, et qu’ils n’attendent qu’une seule chose : que nous renversions leur règne, que nous mettions fin à leur emprise. Ça doit être plutôt facile, avec des masques, de remplacer des hommes politiques eux-mêmes masqués. Ça doit être plutôt facile, de renverser un pays où tout le monde a l’air d’un terroriste, d’un super-héros ou d’un policier. Mais sommes-nous encore la même personne une fois que nous avons retiré notre masque ?

Il y a cette fameuse histoire de bal masqué d’Alphonse Allais à laquelle je pense sans arrêt depuis le début de cette Antipocalypse. C’est « Un drame bien parisien », une très courte nouvelle qui pourra servir de conclusion provisoire à notre mascarade méditative. Raoul et Marguerite reçoivent tous les deux une dénonciation anonyme concernant leurs infidélités respectives. Le délateur leur conseille de se rendre au bal masqué où leur conjoint va rejoindre son amour secret. Raoul est supposé s’y rendre en templier, apprend Marguerite, et celle-ci sera en pirogue congolaise, apprend Raoul. Au cours du bal, le Templier invite la Pirogue à se retrouver tous les deux dans un endroit plus calme. Une fois seuls, ils enlèvent leurs masques et, surprise : Lui, ce n’était pas Raoul, et elle, ce n’était pas Marguerite non plus.

Peut-être qu’à la fin de l’Antipocalypse, le ministre et le citoyen se retrouveront dans un endroit plus calme pour enlever leurs masques, et, surprise, ce ne sera ni l’un ni l’autre.