Texte publié le 30 octobre 2020
C’est une vieille histoire. Vous l’avez entendue vingt fois. C’est le récit de la découverte d’un nouveau monde. Des hommes en exil, jadis citoyens d’un pays libre mais ayant basculé dans la dictature, ont pris le bateau pour échapper au bagne ou à la mort. A la suite d’une déviation ou d’une grande tempête, ils débarquent sur une île et découvrent une terre sauvage, un nouveau lieu dans lequel ils pourront vivre, vivre enfin, selon des règles démocratiques, ayant en vue l’intérêt général ou le bien commun. Mais les îles ne sont jamais désertes (je pense que vous connaissez déjà ce twist), les terres ne sont jamais vierges (il marche à tous les coups, ce twist). En outre, quand bien même les terres seraient vraiment vierges quand les hommes y arrivent (ce qui n’arrive jamais), quand bien même l’île serait authentiquement désert quand ils débarquent sur celle-ci (faisons comme si, si vous le voulez bien, au moins le temps de notre démonstration) : vierges, les hommes ne le sont pas, eux. Ils ont voyagé avec eux-mêmes et ils ont emporté leur passé avec eux. Et l’île est immédiatement peuplée par le continent qui s’est déplacé avec les hommes. Eh oui. Je vous avais dit, que vous connaissiez déjà le twist.
Les hommes arrivent dans leur nouveau monde avec leur mémoire, leurs habitudes, leurs blessures, leurs névroses. Ils veulent créer une société idéale, une utopie anarchiste, une démocratie réelle, mais ils agissent encore comme leurs papas et leurs mamans. Ils ont abandonné la religion de leurs pères, mais ils continuent à penser avec leurs catégories. Ils ont une idéologie de gauche mais ils réagissent comme des hommes de droite. Ils détestent les fachos, mais ils les combattent avec une violence de facho. C’est une vieille, vieille histoire. Vous l’avez entendue vingt fois. Trente, peut-être. C’est aussi l’histoire des réseaux sociaux. Les hommes ont abandonné des médias corrompus qui pratiquaient un traitement de l’information s’apparentant à de l’abêtissement généralisé. Ils ont laissé sur le continent médiatique les chroniqueurs, toutologues, intellectuels au rabais, philosophes à vendre, et ils arrivent sur la terre vierge, l’île libre, l’utopie pirate du réseau social (vierge, libre, pirate, le réseau social ne l’est jamais, mais on a déjà évoqué ce twist, et du reste ce n’est pas à partir de lui qu’on parlera aujourd’hui). Les exilés et les réfugiés de la bêtise médiatique et politique décident de recréer du lien social et de la pensée critique hors de toute hiérarchie de l’information, dans l’utopie sauvage de voir le collectif s’emparer de ce qui le concerne, avec le but d’exercer leur puissance d’agir, de penser, de parler… Et, au bout de quelques années, ils finissent par ressembler aux hommes du monde qu’ils ont quitté. Donneurs de leçons et trolls se tirent la bourre, caricatures d’artistes et pseudo-penseurs jouent des coudes pour arriver en première ligne. Et même les meilleurs des hommes finissent par agir de la pire façon, c’est-à-dire débattre comme des chroniqueurs, jouer au jeu de vouloir avoir toujours raison, mettre les rieurs de leur côté, ou les « intelligents » dans leur camp, etc. Le projet utopique a échoué, une fois de plus.
Je sais ce qu’on va reprocher à cette image. Je me la reproche déjà moi-même. Elle confond le devenir-révolutionnaire et l’avenir de la révolution. Elle juge les choses par leur fin, au lieu de les prendre par le milieu. Elle analyse a posteriori quelque chose qui n’a de sens que d’être expérimenté en direct. En gros, elle tombe dans tous les pièges intellectuels, les « idéalismes » philosophiques, dont Gilles Deleuze nous a bien parlé, nous a bien dit de nous méfier. Et c’est normal. Comme disait l’autre : le siècle est deleuzien.
Le siècle est deleuzien. Le fait qu’on ne parle presque plus de Gilles Deleuze aujourd’hui alors qu’on en avait parlé beaucoup très peu de temps avant l’avènement des réseaux sociaux (fin des années 1990, début des années 2000), devrait nous indiquer que nous sommes dans un espace qui a été ouvert par une métaphysique dont Deleuze était le Voyant. Ce qui fait que ses livres sont plus que jamais opérants pour comprendre ce qui s’y jouait, s’y joue, s’y jouera.
Lignes de fuite, déterritorialisation, flux, codes et décodages, délires géographiques, désirs géopolitiques, rhizomes, devenirs-animaux, devenirs-sorciers, corps sans organes : placés sous le signe d’une horizontalité apparente, Facebook et les réseaux sociaux fonctionnent selon une logique apparente de « capitalisme schizo » qui recoupe la quasi-totalité des thèmes des deux chefs d’œuvre de Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe et Mille Plateaux. Deleuze et Guattari sont mille fois plus clairs et percutants pour comprendre le processus des réseaux sociaux que n’importe quel guide d’utilisation ou « Que sais-je ? » sur l’internavigation schizoïde et ses désirs révolutionnaires. Ils nous permettent de mettre des mots et des concepts sur ce que nous y avons vécu et expérimenté. Ils permettent également d’en cerner les contours et d’en percevoir les limites.
Ce que j’ai toujours trouvé de plus passionnant sur Facebook, c’est le montage qui s’opérait dans la succession des posts ou des interventions de plusieurs utilisateurs différents : un commentaire personnel, puis un Gif animé de Travolta confus, puis une chanson de Bob Dylan, puis un amoureux qui pleure le fait que sa bien-aimée l’ait quitté, puis des chatons, puis un article sur Erdogan, puis un poème de e.e. cummings, puis les photos du bébé de la tante de machin, puis une colère contre Manuel Valls, puis deux photos magnifiques de Gene Tierney ou de Romy Schneider, puis une affiche de film, puis un clash de TV, puis le cul d’une vache. Ce qui était proprement génial, c’est que ça fonctionnait comme un scrapbook, un collage, un zapping ou un court-circuit cérébral.
C’est-à-dire que c’est une opération de pensée : quelque chose qui appartient à tout le monde et personne à la fois. Une pure singularité impersonnelle. Un événement. Facebook nous a permis de penser. Facebook a réinventé notre manière de penser et d’agencer mots et images, idées et musiques. Facebook nous a fait réévaluer notre manière de voir. Et c’est probablement le plus beau compliment qu’on puisse faire à cette drôle de machine.
Hélas, bien vite, le caractère génial du montage perpétuel s’est trouvé littéralement noyé sous l’accumulation des commentaires. En quelques années, la fête psychédélique s’est transformée en colloque, avec clowns et combats de coqs. Et on a pu voir à l’œuvre cette passion trop humaine d’ajouter son mot à un exposé glaçant, ou de transformer une fulgurance en débat d’idées. Impossible de lire un aphorisme magique, une proposition paradoxale ou une provocation énigmatique, sans voir ensuite défiler la ribambelle d’appréciations qui s’y trouvent automatiquement associés : « Mouais », « Pas d’accord », « Ça se discute », etc. Impossible de voir une image sans retrouver ensuite le spécialiste qui nous explique ce qu’on n’avait pas compris, suivi du clown qui y ajoute son gif vu et revu, ou du troll qui insulte l’auteur. C’est cette vieille manie de tout transformer toujours en débat. Tout noyer sans cesse dans l’empoigne éternelle entre les pour et les contre, opposant chacun leur subjectivité, leur argumentaire, leur culture, leur aplomb. Tristesse d’un monde où tout spectateur de film est déjà un critique de cinéma ; obscénité d’une société où tout lecteur d’articles de journaux se transforme en expert scientifique ou géopolitique. Jadis festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient, le monde virtuel n’est plus alors qu’une partouze d’intellectuels.
Et c’est là où Deleuze revient, à l’envers, comme le Roi déchu du Royaume schizo-analytique qu’il avait conquis avec Guattari. Si L’Anti-Œdipe ou Mille Plateaux ont annoncé le meilleur de Facebook (les lignes de fuite, les agencements, les désirs révolutionnaires), c’est plutôt le Deleuze des entretiens ou des pourparlers qui en a prophétisé les fins malheureuses. C’est le Deleuze sombre et pessimiste, face aux Deleuze et Guattari solaires de la révolution schizo et machinique. Deleuze et sa détestation des colloques, des commentaires, des objections, du bavardage intellectuel. Deleuze et sa profonde méfiance quant à la façon dont les livres pourraient ne plus exister que pour l’article qu’on écrira sur eux. Si bien, prophétisait-il, qu’il n’y aura même plus besoin de lire l’article, mais l’appréciation « A lire ! », pour le juger : ce qui fait qu’on peut même se passer de lire, puisque le but est simplement d’en parler. Deleuze et Claire Parnet qui écrivent dans leurs Dialogues (et c’est Claire Parnet qui parle, ou plutôt écrit) :
« Les rapports de force changeaient tout à fait entre presse et livre ; et les écrivains ou les intellectuels passaient au service des journalistes, ou bien se faisaient leurs propres journalistes, journalistes d’eux-mêmes. Ils devenaient les domestiques des interviewers, des débatteurs, des présentateurs : journalisation de l’écrivain, exercices de clowns que les radios et les télés font subir à l’écrivain consentant. D’où la possibilité du marketing qui remplace aujourd’hui les écoles vieille manière. Si bien que le problème consiste à réinventer non seulement pour l’écriture, mais aussi pour le cinéma, la radio, la télé, et même pour le journalisme, les fonctions créatrices ou productrices libérées de cette fonction-auteur toujours renaissante (…) Il pourrait y avoir une charte des intellectuels, des écrivains et des artistes, où ceux-ci diraient leur refus d’une domestication par les journaux, radios, télés, quitte à former des groupes de production et à imposer des connexions entre les fonctions créatrices et les fonctions muettes de ceux qui n’ont pas le moyen ni le droit de parler. Il ne s’agit surtout pas de parler pour les malheureux, de parler au nom des victimes, des suppliciés et opprimés, mais de faire une ligne vivante, une ligne brisée. L’avantage serait au moins, dans le monde intellectuel si petit qu’il soit, de séparer ceux qui se veulent « auteurs », école ou marketing, plaçant leurs films narcissiques, leurs interviews, leurs émissions et leurs états d’âme, la honte actuelle, et ceux qui rêvent d’autre chose, ça se fait tout seul. Les deux dangers, c’est l’intellectuel comme maître ou disciple, ou bien l’intellectuel comme cadre, cadre moyen et supérieur. »
N’est-ce pas ce qui a eu lieu, à un niveau macroscopique absolument inouï, si grand qu’on se trouve presque incapable de le voir et de le mesurer ? Dans le sens où les médias mais aussi les réseaux sociaux sont désormais saturés de polémiques sur des livres qu’on ne lira jamais, à propos de gens qui nous sont absolument détestables, mais qu’on aime ne pas aimer à tel point qu’on préfère parler d’eux, encore et encore, plutôt que d’aimer ce qu’on aime. Les réseaux sociaux, au lieu de boycotter les polémiques des médias traditionnels, s’en sont fait les relais, et, sous prétexte de démocratiser l’accès à la parole sur ceux-ci, ont simultanément étendu l’emprise de leur nuisance. Il y a désormais le bavardage des chroniqueurs et le bavardage des internautes. Il y a l’avis des experts médiatiques et l’avis des experts internautiques. Il y a le débat du plateau TV et le débat du post Facebook. Il y a le sketch débile du comique TV et la saloperie du troll Facebook. On étouffe. On n’en sort pas. D’où aussi l’idée que les réseaux sociaux ne sont pas un endroit réformable, ou améliorable, mais un terrain miné, parce que le pire de l’homme y est nécessairement encouragé et intensifié. Ce que les réseaux sociaux nous ont apporté de meilleur, nous pourrons en faire quelque chose. Nous le faisons déjà. Mais ce qu’ils ne cessent de promouvoir, nous ne pouvons continuer à le laisser s’exercer sur nous sans nous en faire les complices, les hérauts, les promoteurs.
C’est du point de vue de l’avenir que nous devons les abandonner. C’est dans la perspective de nos devenirs, pas dans le regret d’un monde d’avant. C’est en vue de débarquer dans la terre vierge, sur l’île déserte de la réalité à étreindre que nous devons regarder cette machine de décodages et de surcodages comme un trace résiduelle du vieux monde, une vieille énormité crevée. Nous ne sommes pas aux réseaux sociaux : la vie est ailleurs.