Entretien réalisé par Nathan Reneaud pour la sortie de Tu m'as donné de la Crasse et j'en ai fait de l'Or.
Carbone : Tu m’as donné de la crasse et j’en ai fait de l’or est votre premier essai autobiographique. C’est peut-être autant « Pacôme Thiellement par lui-même » que « Pacôme Thiellement pour lui-même » : vous êtes à nu et aussi, tout se passe comme si vous vous deviez ce livre à vous-même. Qu’est-ce qui vous a décidé à franchir le pas ?
Pacôme Thiellement : Ça a commencé comme ça : l’éditrice Ariane Molkhou m’a contacté il y a trois ans environs. Elle avait eu une conversation avec Denis Robert à la suite de quelques posts que j’avais publié sur Facebook, qui étaient plus directs que mes essais articulés autour d’un sujet, d’une œuvre ou d’un artiste, et racontaient des expériences personnelles, ou proposaient une sorte de « philosophie de la vie » si on ôte le caractère magistral ou professionnel du terme « philosophie ». Ils pensaient tous les deux que je devais écrire un livre comme ça, presque au fil de la plume, avec ce style « à la diable » que j’ai quand je raconte directement quelque chose. Je suppose que j’étais tellement mal à l’aise avec mon propre « je » que je n’aurais jamais osé commencer à écrire ce livre par moi-même, mais Ariane m’a parlé et elle m’a convaincu. Je suis rentré chez moi, j’ai un peu gratté pour voir ce qu’il en sortait et puis progressivement des trucs sont arrivés que j’ai envoyé à Ariane : curieusement, un mélange de réflexions sur le malheur et le bonheur et des adaptations de la stratégie chinoise aux choses de la vie, mais tout ça se mélangeait à des anecdotes qui venaient spontanément alors que je développais mes idées. Puis la rencontre avec l’éditeur Florent Massot a confirmé qu’il fallait que je poursuive sans relâche ce qui se produisait : non seulement je cessais d’utiliser un lexique préexistant (qu’il soit guénonien, métaphysique, mystique ou ésotérique) et je disais davantage des choses très personnelles comme « Il faut aimer ce qu’on aime » ou « « Il faut aimer ce qu’on aime plus qu’aimer ne pas aimer ce qu’on aime pas » mais je partais d’événements personnels traumatiques pour aborder ces questions relatives à la « philosophie de la vie » ou à la spiritualité, tout en restant toujours très à l’écoute de ce que me disaient les textes des Sans Roi comme les écrits taoïstes ou soufis. Comme je parlais de moi, je parlais plus simplement, plus crûment, plus brutalement. Ce que je faisais aussi, c’est que je reliais mon expérience à ces idées qui avaient traversées naguère mes livres, depuis Poppermost jusqu’à Sycomore Sickamour : la question de la star et du fan, l’amitié déçue, l’impuissance politique, les voyages astraux, le sickamour, l’anamnèse divine… Tous les thèmes de mes essais précédents pouvaient trouver une origine dans des épisodes plus ou moins pénibles de ma vie. Ce sont des choses que je savais mais, pour parler comme dans le livre, « je ne savais pas que je le savais ». J’ai commencé exactement comme le livre commence, par l’épisode au Japon et la croyance que j’allais tuer le présentateur d’émission culinaire comme Mark David Chapman a tué John Lennon. J’ai avancé à tatons, parfois par chapitres entiers (le sickamour, la folie, le végétarisme), rédigés d’un trait, mais que je relisais et retravaillais lentement ensuite, parfois par petits morceaux (l’impuissance sexuelle ou l’impuissance politique) avec des petits blocs qui s’accumulaient lentement jusqu’à former un tout cohérent. Je me suis donné quelques contraintes : je devais me focaliser sur les événements déplaisants, et je devais extraire « manichéennement » – au sens propre du terme, au sens de Mani ! et non au sens faux qu’on lui donne – la lumière de l’impression ténébreuse qu’ils me faisaient lorsque je les avais traversés. Il fallait aussi que le résultat puisse être partageable, au moins au niveau de l’expression. J’avais envie d’être clair, pas seulement pour d’éventuels lecteurs (que j’avais franchement du mal à imaginer pendant que j’écrivais) mais surtout pour moi-même. Ce livre devait être, pour moi, de l’ordre du talisman, de la guérison et de la protection. Un livre que je pourrais relire si je rechutais. Un livre qui me rappelle à moi-même et à l’essentiel de ce que j’avais appris.
Le titre – et ce qu’il recèle – s’est-il imposé d’emblée ?
P.T. : Il est apparu dès les premières conversations. Ariane aimait beaucoup cette phrase, qui est un emprunt déformé d’un vers de Baudelaire tiré d’un projet de préface aux Fleurs du mal, et que je fais apparaître dans un article sur les Wodaabes du Niger écrit en décembre 2015, « Les fêtes du crépuscule et les fêtes de l’aube » (c’est un texte qui parle aussi de Prince et de la fête comme apocalypse, annonce de la fin du monde !). Les Wodaabes sont cette tribu peul extrêmement pauvre, et qui passe l’année à confectionner à partir de détritus patiemment recyclés le maquillage et les costumes de leur parade amoureuse annuelle d’une immense beauté, la Fête du Guéréwol. Pour moi ce sont de tels héros, de tels modèles dans l’art de vivre… « Tu m’as donné de la crasse et j’en ai fait de l’or » : j’avais cité cette phrase de mémoire dans le texte, et je l’avais mal citée. En réalité, c’est « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or ». Mais j’en avais fait une sorte de mantra que je me répétais lors de mauvais moments. On a préféré le garder tel quel. Pendant l’écriture, quelques autres titres ont été évoqués, mais aucun n’avait la puissance talismanique de celui-ci.
On a justement le sentiment que, depuis votre premier livre Poppermost, votre démarche est celle d’un alchimiste : transformer la « boue » de la pop culture, si je puis dire, ou ce qui est considéré comme telle, en objet sacré, doré, adoré – adoré de vous, des autres, aimé comme il se doit. Votre approche, c’est, me semble-t-il, une certaine vision des rapports entre le bas et le haut mais qui chercherait à rompre avec l’idée de verticalité, de hiérarchie.
P.T. : Je comprends ce que vous dites, mais je ne suis pas sûr d’être complètement d’accord. Pour moi, la pop culture n’est pas du tout de la boue ou de la crasse – à part peut-être du point de vue de la société. Encore la situation a-t-elle bien changée depuis Poppermost, mon premier essai, qui date déjà de 2002, et dans lequel c’était peut-être encore un enjeu de société de « quitter » l’illusion de la culture classique pour promouvoir une culture pop : une culture qui a toujours été pop, c’est-à-dire populaire, folklorique, carnavalesque, joyeuse, profonde et légère – qui irait de Shakespeare aux Beatles et de Rabelais à Frank Zappa. Depuis, il y a eu plusieurs vagues de réévaluation du « pop », d’un point de vue philosophique, du collectif « Fresh Théorie » que dirigeait le cher Mark Alizart aux essais de mon ami Laurent de Sutter, tous dans la continuité de l’idée de pop’ philosophie de Gilles Deleuze. Vingt ans après, d’un point de vue artistique et culturel, il est patent que la pop a gagné comme esthétique majoritaire. Il n’y a même plus rien d’autre, ce qui ne va pas sans une certaine perte de ce qui faisait son piment initial, à savoir, un peu comme la spiritualité des Sans Roi, quelque chose que tout le monde aime mais dont personne ne parle, sauf avec gène, comme si ça renvoyait à une forme de honte ou de secret.
C’est ce qui faisait que, plus que partout ailleurs, la divinité s’exprimait dans la pop culture, tandis que la culture classique, ou académique, était vraiment la prison de fer noire du mauvais démiurge. Les cinquante dernières années, le sacré authentique se trouvait dans les comics, les magazines pulp ou les disques de pop music, ce qu’avait compris Philip K. Dick, dont Stanislas Lem disait qu’il trouvait « dans les détritus du caniveau, parmi les molécules détériorées, un pouvoir sacerdotal enfoui depuis des temps immémoriaux » « J’ai abaissé mon télescope (quand l’occasion s’est présentée, grâce à l’Esprit Saint), avait également dit Philip K. Dick, vers le caniveau au lieu de le pointer vers les étoiles – et avec des résultats ahurissants. » Dans les dernières années, on a pu aussi le voir dans les séries télévisées, que tout le monde regarde, mais que la critique méprise ou traite avec sa condescendance habituelle. Regardez le Watchmen de Damon Lindelof : un enthousiasme incroyable, et légitime, chez les spectateurs, et une critique cinéma qui fait la fine bouche, comme elle a fait la fine bouche sur The Leftovers… Mais on s’en fout. On n’en est plus là. C’est pour ça que je ne veux pas me battre pour une cause déjà gagnée : que ce soit la pop, les Beatles, Philip K. Dick, Damon Lindelof ou Shakespeare. Ce qui est nécessaire désormais, c’est de réussir à vivre en conformité avec les principes que ces œuvres nous ont transmis. Ce qui est nécessaire, ce n’est plus d’expliquer qu’une chanson des Beatles ou l’épisode d’une série de Damon Lindelof est une grande œuvre d’art au même titre qu’une pièce de Shakespeare ou qu’un poème de Rimbaud. Ce qui est nécessaire c’est de vivre une vie qui ait la profondeur d’une chanson des Beatles ou d’un épisode de Lost.
Tu m’as donné de la crasse…est le livre de sagesse qui affleure dans chacun de vos textes et plus particulièrement dans l’épilogue personnel de La Victoire des Sans Roi : « L’enfer, c’est la vie gâchée à attendre la vie, la pensée gâchée à penser à autre chose. » Être là : on dirait que rien n’est plus simple à dire et plus difficile à faire.
P.T. : Oui. Les choses les plus simples sont les plus difficiles, parce que, de la même façon que la véritable divinité est absente du monde du mauvais démiurge, mais présente dans le cœur de chacun si on commence à lui parler, de même nous sommes presque toujours absents à la vie. Nous sommes absents à nous-mêmes. Nous naissons dans la vie mais nous nous éloignons, et pour retrouver la simplicité de ce qui est le plus essentiel, nous devons faire des opérations d’une incroyable complexité. D’où la répétition continuelle de ces quelques idées : « Aimer ce que l’on aime », « Vouloir ce que l’on veut », « Savoir ce que l’on sait », etc.
On vous a souvent comparé à un ogre. Mais l’Ogre, si on le connecte à votre vie, à nos vies numériques, c’est plus sûrement Facebook à qui tout un tas d’internautes donnent à manger en fournissant du contenu, de l’écrit, de la pensée. En tant qu’écrivain/personne/ami, quel rapport avez-vous avec ce que vous appelez la Grande Facebouquerie ?
P.T. : J’ai une relation d’amour fou à la Grande Facebouquerie, même si cet amour est parfois contraignant ou étouffant. La Grande Facebouquerie m’a demandé beaucoup : du temps, des textes, de la présence, des idées, des musiques, des joies, des pistes, des discussions en MP avec des fous ou des « haters », des polémiques détestables, etc. Mais elle m’a donné tellement en retour ! Je ne parle pas seulement des lecteurs : il y a extrêmement peu de chance que, sans la Facebouquerie, je n’eus jamais dépassé la poignée de personnes, presque tous des amis d’ailleurs, qui lisaient mes premiers livres édités par MF : Poppermost, Economie Eskimo, L’homme électrique… C’est en voyant un portrait photographique particulièrement beau qu’avait fait Chloe des Lysses – c’est pas moi qui était beau, hein, c’était l’image ! – et que j’avais posté en photo de profil Facebook en août 2010 que Cyril de Graeve décida, sur un coup de tête, de me mettre en couverture de Chronic’art – et cet acte fou a fonctionné comme un acte magique. Quelques médias m’ouvrirent soudain leur porte et je rencontrai un public auquel je n’aurais jamais eu accès sinon. Certes, ça reste toujours assez confidentiel, malgré tout, mais la Facebouquerie m’a tenue la tête hors de l’eau, et je ne peux pas imaginer ma vie sans elle. La Grande Facebouquerie me permet aussi de rencontrer mes lecteurs lors de passages en librairie, à Paris ou en province. Et c’est aussi cette Facebouquerie qui me permet de les informer des séances de projection des films que je fais avec Thomas Bertay, déjà à l’époque du Dispositif, encore plus aujourd’hui avec les épisodes de Stupor Mundi. La Grande Facebouquerie est notre journal. A la fois « diary », journal intime, carnets de notes, grand brouillon novalisien, scrapbook burroughsien et à la fois journal quotidien, dans le genre du Monde ou de Libé mais en tellement mieux.
Je ne sais pas si les réseaux sociaux ont tué la presse traditionnelle : reste que cette dernière faisait de moins en moins son travail, et aujourd’hui elle ne le fait plus du tout. Pourquoi lire encore les journaux quand nous avons les médias modernes ? Des médias par lesquels on peut encore se sentir vivants et reliés – des médias tous ou presque nés d’Internet ou émigrés sur la toile : Arrêt sur Images, Hors-Série, Médiapart, Le Média, Les Mots sont Importants, etc. Ce qu’on pouvait voir d’un point de vue intellectuel ou culturel a pu se vérifier d’un point de vue politique, maintenant que toute l’actualité sociale est complètement ignorée ou déformée sur les chaînes de télévision. Il n’y a qu’Internet et les réseaux sociaux qui sauvent l’honneur et accompagnent les mouvements de révolte légitimes à travers le pays. Non seulement ça, donc, mais presque tout ce qui fait ma « culture actuelle » est née de discussions sur la Grande Facebouquerie, une partie de mon éducation politique et une partie de mes élaborations également. J’ai conçu ma page comme une sorte de « bureau des hypothèses » où je peux tester des idées. On peut en voir le fonctionnement lors de l’heure que j’ai passée au Centre Pompidou il y a deux ans, et où j’ai montré comment, à partir d’un texte, je pouvais récupérer des pistes et des hypothèses qui me permettraient de compléter celui-ci ou de l’emmener vers de nouveaux territoires. Vous pouvez voir la vidéo sur le net (ça s’appelle « Pacôme Thiellement – Mon Internet – Centre Pompidou » et c’est sur Youtube). C’était un texte sur l’ « effet Mandela », à savoir la création de faux souvenirs collectifs, phénomène mystérieux qui est apparu lors d’un colloque – bien avant la mort de Mandela – où l’ensemble des participants se souvenaient tous du jour de la mort de celui-ci… Et c’est un phénomène qui s’est accru avec les réseaux sociaux, et cette étrange « communion intense » qu’ils sont susceptibles de produire. J’avais une base, un squelette, quelques idées, et presque une centaine de personnes se sont agglomérées à cette base et ont influencé des ramifications assez folles, qui se retrouvèrent dans la version finale de celui-ci, publiée dans Mon Lapin Quotidien sous le nom des « Navigations de Sinbad l’Internaute ».
Comment avez-vous déterminé la structure du livre et son contenu ? On imagine bien que vous ne pouviez pas tout raconter.
P.T. :Je n’ai voulu parler que des malheurs et de la façon dont on peut les transformer. J’ai sélectionné les pires moments de ma vie, vraiment les pires, et j’ai fonctionné de façon non chronologique mais thématique, même si, de chapitre en chapitre, je me permettais de revenir sur les événements précédents et de les approfondir. J’ai fait des plans, puis j’ai défait mes plans et je les ai refaits. Et j’ai suivi une élaboration, celle de l’amour de ce qu’on aime, d’où se déduisent des conséquences philosophiques sur le vouloir, le savoir, l’agir, l’être… Je n’ai pas du tout raconté toute ma vie, loin de là, mais j’ai essayé de raconter le pire de celle-ci – en ce que ce « pire » a été une fenêtre pour mieux me connaître et mieux connaître cette chose que nous avons tous en commun et sur laquelle nous avons tous quelque chose à dire : la vie.
Certaines personnes vont vous découvrir avec ce livre. Comment vivez-vous l’idée que Tu m’as donné de la crasse…puisse être le premier contact avec votre oeuvre ?
P.T. J’en suis très heureux. Mais après ce livre, je n’ai plus de secret. Il va falloir que je m’en trouve d’autres pour continuer à vivre, parce qu’il n’y a rien de pire qu’un homme sans secret. Plus sérieusement, je ne sais pas quoi répondre, c’est à ces personnes qu’il faut poser la question.
Après avoir vécu l’amour malade, le « sick amour » shakespearien, après avoir écrit sur cette question et lui avoir consacré un livre (Sycomore Sickamour, sorti chez PUF en 2018), croyez-vous à un versant plus joyeux de l’amour, à un « merryamour » ?
P.T. : J’ai toujours cru au versant joyeux de l’amour. Ce n’est pas parce que je n’en ai pas parlé que je ne l’ai pas vécu, et même : je pourrais ne pas l’avoir vécu et y croire tout de même ! Le sickamour m’a obsédé en effet. Il m’a dévoré l’âme en 2012 et il m’a conduit dans des expériences de vie très douloureuses et très intenses que je n’aurais jamais imaginées. Dans Tu m’as donné de la crasse et j’en ai fait de l’or, on peut en lire le récit personnel dans le chapitre « Un jour nous brûlerons le théâtre des mauvais amours » et la figure de Selda (ce n’est pas son vrai nom, mais les personnes privées n’ont pas leur vrai nom dans ce livre). Je l’ai raconté d’une façon subjective après en avoir élaboré une hypothèse plus métaphysique dans Sycomore Sickamour. Mes autres amours ont peut-être été éphémères, ou du moins n’ont pas duré toute une vie, ils ont peut-être été incomplets, ou pleins d’illusions, ou pleins de désillusion même – mais ils n’ont pas été « malades ». Je n’ai eu qu’un sickamour à proprement parler, et c’est Selda. Dans Tu m’as donné de la crasse et j’en ai fait de l’or, j’évoque aussi pas mal Setsuko (ce n’est pas son vrai nom non plus) parce que nous avons vécu neuf ans ensemble et que bien des événements de ma vie ont été vécu avec elle, mais Setsuko n’était pas un sickamour et notre relation en soi ne fait pas partie des « malheurs de ma vie », loin de là. Mes autres amours n’avaient pas vocation à être racontés. Du moins, pas dans ce livre.
Quelle communion intellectuelle avez-vous eu avec les femmes de votre vie ? Je pense à ce que disait Godard, certainement avec une dose de mauvaise foi, sur le danger que représentent les divergences de goût artistique dans une relation amoureuse. Vous-même vous en parlez : « Selda n’aimait ni les mêmes écrivains que moi, ni les mêmes cinéastes, ni les mêmes musiciens. »
P.T. : C’est une bonne question qui n’a pas de bonne réponse. Avec certaines femmes, j’avais une immense communion intellectuelle. Avec d’autres, non. Et ce n’est pas forcément une question de culture ou de références. Et ce n’est pas forcément une condition suffisante pour une belle relation amoureuse. Je ne suis même pas sûr que ce soit une condition nécessaire. Dans le cas de Selda, ce n’est pas l’origine de la rupture. Selda ne voulait pas quitter son mari. C’est la raison pour laquelle l’histoire s’est arrêtée. Le fait que nous partagions si peu est davantage une réflexion sur ce qu’aurait pu être « la vie avec Selda » et donc l’échec annoncé de celle-ci sur du long terme, la compréhension que c’était son refus de quitter son mari qui nourrissait maléfiquement notre lien et le rendait si impérieux à mes yeux. Une fois libre, Selda aurait cessé de perdre cet aura d’inaccessibilité et j’aurais dû regarder notre relation pour ce qu’elle était : intense mais artificielle, et sans réelle tendresse. Mais là on mélange deux choses : l’amour et la conjugalité… J’aimais Selda, je voulais vivre la conjugalité avec elle, mais c’est parce que j’étais malade d’elle, et dans une soif de possession qui devenait insoutenable de par le fait de la savoir chez elle avec son mari alors que je pensais à elle sans cesse. La conjugalité avec Selda m’aurait certaintement détruit l’âme. J’en serais ressorti éreinté, abîmé, éteint. Ca n’a pas eu lieu et c’est tant mieux, mais il m’a fallu beaucoup de temps pour m’en rendre compte… Comme pour cesser totalement de lui en vouloir, ce qui a tout de même eut lieu il y a quelques années, dans des circonstances que je décris dans le livre.
Ce que vous dites sur notre humanité disloquée, qui n’arrive pas à être raccord avec elle-même et qui a tout à gagner à travailler sa justesse, à trouver sa véritable nature, tout cela me fait penser à une phrase que Elvis avait dite au pasteur pentecôtiste de son enfance : « Je fais ce que vous m’avez appris à ne pas faire, et je ne fais pas ce que vous m’avez appris à faire ».
P.T. : Magnifique Elvis : il a raison. Que n’a-t-il appliqué cette éthique à la lettre, lui qui a finalement laissé son âme adventice le dévorer lentement mais sûrement à partir de son retour de l’armée… Il restait sa voix, toujours belle, mais son corps devenait gros de tous ses chagrins… Ce que je cherche, c’est la cohérence, l’harmonie (même nourrie de dissonances) et le dépassement des clivages. Nous sommes clivés parce qu’il y a deux âmes en nous : la nôtre et celle qu’a déposé le Démiurge, l’âme adventice, et qui nous fait toujours croire que nous devrions mieux aimer ne pas aimer ce qu’on n’aime pas qu’aimer ce qu’on aime. C’est une tâche difficile d’arriver à aimer, vouloir, savoir, faire, être, mais c’est bien la seule chose qui m’intéresse. Je ne trouve pas du tout drôle ou amusant d’être pétri de contradictions, ou d’avoir mon cœur à un endroit, ma tête à un autre et mon sexe dans un troisième. Je ne pense pas que ce soit bon, ni pour nous ni pour les autres. Chercher la cohérence et la juste conduite de vie, voilà ce qui me semble essentiel. A partir d’une juste conduite de vie, tout s’articule, et il n’y a plus de contradiction entre notre éthique et notre esthétique ; notre manière d’être avec nous-mêmes et avec les autres. L’amour, l’art, la politique deviennent cohérents dans une démarche unifiée par notre quête incessante du sens que nous devons donner à cette vie.
L’amour, l’art, la/le politique : cette tripartition est au coeur de votre écriture, de manière indissociée, organique. Vous avez un programme de vie, une stratégie guerrière à partager. Vous appelez cela « La Guerre de l’âme ». C’est très beau.
P.T. : « La Guerre de l’âme » : comme souvent l’expression est née d’un film que nous avons fait avec Thomas Bertay. J’ai gardé cette expression et essayé de lui donner une articulation dans ce livre, d’où la référence aux stratèges chinois qui sont toujours très proches des penseurs taoïstes. Ce n’est pas ce qui est différent entre les Sans Roi, les Taoïstes, les Soufis ou même les Surréalistes (par exemple) qui m’intéressent, mais ce qu’ils ont de commun, et j’essaie de trouver une forme applicable aux principes qu’ils ont défendus. Comme les Dada parlaient d’un « art plus art », je cherche une « vie plus vie ».
J’ai lu votre livre en même temps que je découvrais l’album Spirit in the Dark d’Aretha Franklin. Je n’ai pu m’empêcher de tisser des liens entre cette oeuvre et la vôtre, entre votre propos – le bonheur comme malheur transformé – et le titre de l’album – une lumière ou un esprit de lumière qui se trouverait quelque part dans l’obscurité. Le chant d’Aretha Franklin était ample, profond, « dark » comme l’ont qualifié certains spécialistes. Elle était soprano « dramatique ». Sa voix était un gouffre et un souffle qui nous porte à des hauteurs célestes. Elle avait ses propres démons, ses failles personnelles. Elle a chanté la métamorphose, l’émancipation, la conversion personnelle et profane de l’amour, la joie renversée en souffrance du gospel.
P.T. : Aretha Franklin, mais aussi Sam Cooke, Otis Redding, Al Green, Marvin Gaye, Stevie Wonder, Curtis Mayfield, James Brown ou Prince sont mes héros. A part Zappa et les Beatles (mais j’écoute beaucoup Zappa et les Beatles !), je n’écoute presque plus que de la musique noire. Avant, je me nourrissais davantage de pop et de rock, mais depuis une dizaine d’années la soul a presque tout pris. Pas mal de jazz, un peu de blues, un peu de rock, un peu de funk, un peu de rap, beaucoup de soul. Peut-être parce que, plus que dans toutes les musiques, la soul a tenté de réaliser ce dont je parlais plus haut sur la conciliation de la tête, du cœur et du sexe. On pourrait dire : une musique du corps, de l’âme et de l’esprit. Seule la soul a compris que la musique pouvait être le lieu où l’homme se retrouvait lui-même, cesser d’être « quelqu’un qu’il n’est pas » (pour citer une chanson de Aretha Franklin, « Ain’t No Way »). Qui mieux que Otis Redding a pu montrer combien on pouvait être joyeux de chanter sa tristesse, et même joyeux d’anticiper sa propre mort dans les tic-tacs de ses introductions et l’urgence de ses paroles ? La force et la gentillesse d’Otis Redding, mais aussi la lutte intérieure de Marvin Gaye pour être un homme meilleur (que Pierre Tévanian a très justement rapproché de celle de John Lennon), la joie cosmique de Stevie Wonder, la perfection rythmique de James Brown, enfin l’incroyable déploiement tant musical que scénique – couleurs, vêtement, danses, idées, images – de Prince. Ici, comme avec les Sans Roi et les poètes visionnaires, on sait qu’on est en face de personnes qui ont tout donné, tout, pour être non seulement d’immenses artistes mais aussi des êtres humains magnifiques, vivant une vie « examinée » (comme Gail Zappa disait de son mari Frank : « Il vivait une vie où il s’examinait »), pleins de failles, de blessures ou de « démons » mais aussi nourris par le désir de se dépasser et de dépasser leurs clivages initiaux. S’il y a une voie tant spirituelle et politique qu’amoureuse, c’est celle que magnifie la musique soul. Certes elle vient du gospel, et donc d’un fond chrétien, mais c’est le christianisme d’une divinité aimante, pas d’un Seigneur jaloux et redoutable. La musique soul est proche du Jésus des Sans Roi quand il dit : « Je ne suis pas venu en Seigneur mais en soutien. Je suis votre frère en secret. » La musique soul est notre musique-sœur en secret.
Vous êtes également musicien. En tout cas, vous avez une formation musicale. Continuez-vous à jouer, à pratiquer ?
P.T. : Non. J’ai perdu l’habitude, et même le désir, de jouer du piano. Mais j’aime bien comprendre comment un morceau est construit, comment il fonctionne, comment il se joue. De la même façon, ma formation de monteur intervient énormément dans mon approche des films et des séries, j’essaie de bien comprendre les enjeux de découpage dans les séquences. J’ai besoin de piger un tout petit peu ce qui se joue au niveau des techniques de narration avant d’aborder la question métaphysique. Et je fais presque un story-board, des plans de travail ou des dépouillements, quand je commence mon exégèse… Je recouvre les murs de mon salon de post-its et de papiers remplis de notes et de gribouillages, comme un enquêteur perdu dans une enquête trop grosse pour lui.
Avez-vous constaté une puissance transformatrice du livre après l’avoir écrit et publié ? Physiquement, psychologiquement. Je demande car vous évoquez vos problèmes de santé.
P.T. : Physiquement, je vais beaucoup mieux, mais je touche du bois.
Où en êtes-vous de votre premier désir d’être romancier ?
P.T. : Aujourd’hui j’en suis très loin. Je ne vois pas ce que je pourrais faire dans un roman que je ne peux pas faire dans un essai. J’ai essayé la fiction pas mal de fois dans ma vie, mais je n’ai pas été suffisamment content du résultat. J’étais content sur le moment et ensuite, moins. C’est normal : pour que ce soit bien, ça doit être une activité à plein temps, comme tout le reste. Or, spontanément, mon goût va à l’écriture essayistique, même si celle-ci n’a cessé de se transformer depuis une quinzaine d’année. De plus, j’ai toujours tenté de « mettre en scène » mes essais. Dès Poppermost et jusqu’à « La substance de ce monde » (le troisième essai des Trois essais sur Twin Peaks), j’ai essayé de convoquer des formes les plus narratives possibles pour exposer mes idées, avec des atmosphères, des symboles, des images, du suspens, des coups de théâtre : du coup, l’écriture romanesque devient presque superflue pour moi ; l’essai est « mon » genre romanesque. Mais nous ne sommes qu’en 2020 et je ne sais pas où la vie va me mener. Tout est toujours susceptible de changer.
Comment vivez-vous aujourd’hui la relation à celles et ceux qui vous lisent, qui aiment votre travail ? Pour certaines personnes, vous représentez une sorte d’écrivain-ami, d’accompagnateur. Je ne parle pas de « gourouisme » comme cela est évoqué dans le livre mais plutôt de compagnonnage spirituel, de fraternité intellectuelle.
P.T. : Je n’ai que de la gratitude pour les lecteurs que je peux rencontrer ou dont je reçois des lettres. Je ne peux pas toujours répondre (surtout : je ne peux pas toujours répondre de façon détaillée), mais je suis heureux des messages que je reçois et je les lis tous. Si, à travers l’écriture, je peux être un ami pour un lecteur, je ne demande pas mieux à la vie. Et j’aime échanger sur les réseaux sociaux. Mais je dois peut-être encore préciser (surtout pour ceux qui m’imaginent prendre mon pied à « gourouiser » les gens, cette idée me fait tellement horreur que j’en ai parlé longuement dans le livre en effet) : ma vie est surtout solitaire. Elle est solitaire non par malchance ou par accident mais par choix. J’aime la solitude d’amour. Il n’y a rien que je goûte davantage qu’être chez moi le soir, me faire à dîner, écouter de la musique, regarder un film ou un épisode de série, me réveiller le matin et pouvoir passer une heure ou deux à lire avant de travailler : et surtout écrire pendant de longues périodes. Et l’écriture est une activité profondément solitaire. Ce n’est pas contradictoire avec l’amitié que je partage avec mes lecteurs, ou avec de vieux – et de moins vieux – amis que je fréquente également… J’adore aller dîner chez un ou une amie, j’adore retrouver des amis dans les villes de province quand je fais une tournée promotionnelle, mais je sais que, très vite, dans un jour ou deux maximum, je serai de nouveau seul chez moi, et cela me remplit de paix, de joie et d’excitation pour tout ce que je pourrais écrire, ou simplement vivre au jour le jour.
Très sérieusement, pour avoir alterné les périodes de conjugalité et de célibat, d’amour fou et d’amour triste, de passion heureuse et de passion malheureuse, je pense que la solitude est un très beau cadeau que la vie peut vous faire, si vous réussissez à « arranger le coup » avec elle. Elle n’est pas l’expression d’un manque. Littéralement, seul, on ne manque de rien. Et le reste (amitié, amour, famille, rencontres) est un bonus. Merci la vie.
Tu m’as donné de la crasse…inaugure-t-il un nouveau cycle d’oeuvres plus personnelles ?
P.T. : C’est évident que je n’écrirai plus comment avant. C’est évident que quelque chose a changé, et changé pour toujours. Rémi Boiteux a même dit, en plaisantant à moitié, que Tu m’as donné de la crasse et j’en ai fait de l’or était mon premier « album solo ». Mais je ne peux pas vous dire où ce nouveau cycle me mènera. Honnêtement, je n’en sais rien.