Conférence donnée le 18 novembre 2019 à l'université Rennes 2 dans le cadre du colloque Lost.
La conférence est consacré à l'épisode Lighthouse (épisode 5 de la saison 6)
« Les Phares » est un poème de Baudelaire qui apparaît dans la première section des Fleurs du Mal, « Spleen et Idéal ». Il contient une suite de quatrains décrivant les univers de ses peintres préférés. Rubens, De Vinci, Rembrandt, Michel-Ange, Puget, Watteau, Goya, Delacroix se suivent comme autant de mondes traversés par le poète, avant qu’il ne présente une vision plus générale de la fonction religieuse de l’art, et cette fonction pourrait tout aussi bien convenir à la dimension chorale de Lost et à son accumulation de récits de vie à la fois tragiques et lumineux, terribles et splendides, ses peintures inégalées de l’âme humaine, à part qu’il faudrait changer le chiffre de mille par celui de 108 et éventuellement remplacer le nom du Seigneur à celui de Jacob. Pardon, Baudelaire, je refais ton poème ; mais ça donnerait ça :
C’est un cri répété par 108 sentinelles,
Un ordre renvoyé par 108 porte-voix ;
C’est un phare allumé sur 108 citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !
Car c’est vraiment, Jacob, le meilleur témoignage
Que nous pouvons donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !
« Dieu vous aime comme il a aimé Jacob ». Cette phrase, prononcée par Karl encore groggy de la Chambre 23 dans « Stranger in a Strange Land » (Saison 3 épisode 9), est une des premières mentions du personnage du « protecteur de l’île » dans la série Lost. C’est trois épisodes après sa toute première mention, dans « I Do » (Saison 3 Episode 6) ; évocation assez mystérieuse et surtout contre-intuitive puisque c’est Tom qui dit que « Jack n’est même pas sur la liste de Jacob ». On verra que c’est plutôt le cas, en fait. Mais on imagine que des figures mineures chez Autres n’ont pas vraiment accès à une authentique « liste de Jacob ».
« Dieu vous aime comme il a aimé Jacob » : on voit également cette phrase dans le film de réorientation de la Chambre 23. C’est un film de la Dharma Initiative, explorant les possibilités des images subliminales, et réutilisé par les Autres pour remettre Karl dans le droit chemin. Et c’est un autre mystère. Comment et pourquoi la Dharma Initiative citerait Jacob alors qu’ils sont clairement perçus comme des colonisateurs et des éléments perturbateurs par les Autres, c’est-à-dire par le groupe même de « fidèles de Jacob » qui s’est donné comme mission de protéger l’île, ou mieux, de protéger le projet du « protecteur de l’île ». Une hypothèse serait que les Autres aient « customisés » le film de la Dharma Initiative une fois ses membres exterminés lors de l’événement connu sous le nom de « la purge ». Une autre hypothèse serait que la Dharma Initiative également ait été initialement invitée par Jacob sur l’île, comme tous ceux qui sont venus sur celle-ci. La Dharma Initiative aurait été convoquée par Jacob à la mesure de la décadence du groupe initialement créé par Richard, et dirigé par un très mauvais chef, cruel, brutal, égoïste : Charles Widmore. Mais la Dharma Initiative aurait également échouée à « assister Jacob », se serait perdu dans ses recherches parascientifiques et parapsychologiques, et cet échec serait alors symbolisé par le fait que la cabane construite par Horace Godspeed ait ensuite été occupée par L’Homme Sans Nom se faisant passer pour Jacob. Ce qui explique enfin que Ben ait été ensuite recruté par Richard pour reprendre la direction « politique » de l’île, la « protection de sa protection » et « inventer » un nouveau groupe des Autres qui soit la synthèse dialectique du groupe initial (habillés en primitifs, vivant dans des huttes) et de celui de la Dharma. Il n’y a personne qui soit venu sur l’île qui n’ait été invité antérieurement par Jacob. Jacob est responsable de toutes les incursions sur l’île – le Black Rock, les GI’s des années 1950, la Dharma Initiative, l’avion Oceanic 815 – et celles-ci ont probablement été liées à 108 personnes principales, d’où les 108 noms dans la caverne et sur le Phare.
« Dieu vous aime comme il a aimé Jacob » : Avant la saison 3, il n’y a strictement aucune mention de Jacob. Puis, pendant trois saisons, on entend parler de lui sans le voir. Il apparaît alors comme une autorité agissant sur le groupe dit des « Autres », un « chef secret » invisible convoqué principalement par Richard et par Ben, et qui se confond avec la « volonté de l’île » mais aussi avec les apparitions des morts ainsi que cette mystérieuse cabane qui se déplace dans l’île. Ce sera le cas jusqu’à la fin de la saison 5 où il apparaît enfin, vivant dans le pied de la statue de Thouéris et tissant une tapisserie mythique. Mais, lorsqu’il apparaît, apparaît simultanément son frère jumeau qui est aussi son adversaire et à qui il faut attribuer un grand nombre de choses qui lui étaient attribués auparavant. Le frère de Jacob n’a pas de nom.
« Dieu vous aime comme il a aimé Jacob » : Il y a donc deux « entités spirituelles » sur l’île, qui sont en réalité deux hommes vivant depuis un temps très long et avec un certain nombre d’attributs. L’un est lumineux et intervient peu, voire pas : Jacob. L’autre est ténébreux et intervient beaucoup : L’Homme Sans Nom. La genèse du groupe des Autres est révélée lors du flashback très tardif de Richard Alpert, le conseiller. Alors que L’Homme Sans Nom manipule Richard dans l’objectif que ce dernier tue Jacob, le « protecteur de l’île » explique qu’il laisse venir des êtres humains sur l’île dans le but que ceux-ci s’améliorent, démontrent leur caractère lumineux, sans qu’il ait besoin d’intervenir.
« Dieu vous aime comme il a aimé Jacob » : Un grand nombre des traits ou des décisions que l’on attribue à Jacob entre les saisons 3 et 5 sont en réalité des traits ou des décisions de L’Homme Sans Nom. Cela fait partie des éléments « gnosticisants », « kabbalisants » ou « manichéens » de Lost : l’homme pense qu’il fait la décision de « Dieu » mais il exécute les décisions du prince des ténèbres. Ici, ce sont des hommes qui incarnent les principes lumineux et ténébreux, Jacob et son frère, mais ils ont les qualités que l’on attribue aux expressions de la divinité gnostique ou manichéenne. En tant qu’ils sont « un peu plus que des hommes » Jacob et L’Homme Sans Nom sont deux émanations primordiales du divino-humain.
Jacob intervient très peu dans le cours du récit tout le long de la série. Les seules « actions » qu’on peut lui accorder, à part celles qui consistent à « ouvrir les portes de l’île » à des véhicules (bateaux, sous-marins, avions, hélicoptères), sont les rencontres uniques qu’il aura fait sur les continents avec un certain nombre de personnages. Est-il seulement allé visiter les Candidats ? Et les Candidats sont-ils au nombre de 6 ou de 108 ? Je pense qu’il étaient initialement 108 et qu’ils sont réduits à 6 en fin de 5e saison. Ce qui expliquerait que Jacob ne rencontre pas uniquement Jack, Hurley, Locke, Sayid, Jin et Sun et Sawyer, mais également Kate dans « The Incident ». Quand Jacob apparaît-il ? Toujours à un moment critique de la vie du « candidat ». « Il est venu te voir à un moment, quand ta vie était triste et misérable, explique L’Homme Sans Nom à Sawyer dans « The Substitute » (Saison 6 épisode 4). Et il t’a manipulé comme une marionnette. Le résultat, c’est que les choix que tu as faits n’étaient pas vraiment des choix. Il te dirigeait vers l’île. » Jacob rappelle ici le fonctionnement de l’Imam caché dans l’Islam chiite duodécimain, ou plutôt il rappelle alternativement le fonctionnement de l’Imam, qui reste peinard sur son île, et du Khizr, le personnage le plus mystérieux de l’Islam, « homme verdoyant » qui se déplace sur le continent et qu’on rencontre supposément une fois et une fois seulement dans notre vie.
Dans Le Coran, le Khizr apparaît sous la dénomination « un de Nos serviteurs » (‘Abdan min ‘ibâdinâ) dans la sourate XVIII, La Caverne. Moïse, alors qu’il atteint les confluents des deux mers, oublie le poisson qu’il comptait manger, et celui-ci reprend son chemin dans la mer. Moïse revient sur ses pas, cherchant son poisson, et rencontre le Khizr. Moïse est frappé par sa science, et veut suivre le Khizr, mais ce dernier, comme un personnage de Lost, lui demande d’être très patient ! « Si tu m’accompagnes, ne m’interroge sur rien avant que je t’en donne l’explication. » On considère que Moïse et le Khizr forment deux expressions de la relation à la divinité : l’une, exotérique (et Moïse typifie les monothéismes, leur soumission à la Loi) et l’autre ésotérique (et pouvant indifféremment s’accorder à toute expression de la divinité). « Le Khizr est supérieur à Moïse en tant que Moïse est un prophète investi de la mission de révéler une sharî’a. Il découvre précisément à Moïse la vérité secrète, mystique (haqîqa) qui transcende la sharî’a, et c’est pourquoi aussi le Spirituel, dont le Khizr est l’initiateur immédiat, se trouve émancipé de la servitude de la religion littérale. » (Henry Corbin).
Le Khizr est appelé L’Homme Vert ou le Verdoyant. Il associé, dans l’Islam shiite duodécimain, au XIIe Imam, l’Imam caché, car, pendant que ce dernier est supposé résider dans l’Ile Verte, il traverse le monde, « touchant » momentanément chaque homme dans le chemin de sa vie, le réorientant ou lui indiquant un chemin. Parfois les deux sont confondus et c’est des récits de rencontres avec l’Imam qui apparaissent dans des textes de mystiques : « Beaucoup d’hommes, écrit Ali Asghar Borujardi, ont vu la beauté parfaite de cet Elu, mais ils ne l’ont reconnu qu’ensuite, après qu’il les eut quittés. » Et parfois, les élus sont transportés eux-mêmes sur l’Ile Verte à la rencontre de l’Imam.
Jacob vient voir James Ford dit « Sawyer » en 1976 quand ce dernier est encore un enfant. Il lui donne le stylo pour écrire sa lettre à l’autre « Sawyer », Anthony Cooper. Dans les années 1980, il rencontre Kate lorsqu’elle commet un menu larcin dans une épicerie et il paie à sa place le lunchbox qu’elle vient de voler. En 2000, il vient voir John Locke à Tustin, lorsque celui-ci est au sol, après avoir été projeté du 8e étage d’un building par son père – le même Anthony Cooper démoniaque que dans le récit de James Ford. Il rencontre Sayid à L.A. en 2005 lorsque ce dernier perd Nadya. Il vient voir Sun et Jin le jour de leur mariage dans les années 2000, Jack dans les années 1990, lors de sa première opération chirurgicale, alors qu’il s’énerve contre un distributeur de friandises, Ilana dans le courant des années 2000 et Hurley, en dernier, en 2007, à sa sortie de prison. A chaque fois il les « touche » et leur parle brièvement, esquissant une orientation.
Lorsque Jacob apparaît dans le présent du récit, toujours dans « The Incident », c’est pour se faire assassiner. Il se fait assassiner par Ben, sous l’influence de L’Homme Sans Nom, qui porte alors le visage de Locke. Et cet assassinat est le résultat d’un long « plan » de L’Homme Sans Nom. Un « plan » dont on voit des éléments mis en place dès le début de la série, alors que L’Homme Sans Nom croise encore et encore l’aventure des personnages à partir de leur arrivée sur l’île, sous la forme du « monstre » (tuant le pilote de l’avion), représenté sous la forme d’une fumée noire (dans « Exodus », le dernier épisode de la première série), et à travers l’image des morts, en particulier Christian Shephard (dès « White Rabbit » de façon évasive, furtive, fuyante, et, de façon plus systématique et « solide », à partir de « Something Nice Back Home »), mais aussi Ana Lucia et Yemi (dans « ? » et « The Cost of Living »), Boone (dans « Further Instructions »), Emily la mère de Ben (dans « The Man Behind the Curtain »), Horace Godspeed (dans « Cabin Fever »), Alex Rousseau (dans « Dead is Dead »), la femme de Richard (« Ab Aeterno »)… Enormément de rencontres ou de demandes attribués à Jacob, en particulier lors des visites de Ben ou de Locke à sa fameuse cabane, sont en réalité des rencontres avec ou des demandes de son frère. C’est L’Homme Sans Nom qui guide (ou perd) Jack à travers l’île dans « White Rabbit ». C’est L’Homme Sans Nom qui demande à Locke de « bouger l’île ». C’est L’Homme Sans Nom qui apparaît sur l’île à la place de Locke dans la Saison 5 et manipule Ben afin que ce dernier tue enfin Jacob.
Etrangement convaincu par l’analyse de L’Homme Sans Nom, Sawyer reprochera à Jacob son « intervention » dans « What They Died For » : « Qui t’a dit que t’avais le droit de foutre ma vie en l’air ? J’allais très bien avant que tu me ramènes sur ce putain de caillou. » Mais Jacob lui répondra assez sèchement : « Non, tu n’allais pas bien. Aucun d’entre vous n’allait bien. Je n’ai privé aucun d’entre vous d’une vie heureuse. Vous étiez tous défectueux. Je vous ai choisi parce que vous étiez comme moi : vous étiez esseulés, vous cherchiez quelque chose que vous ne pouviez pas trouver. Je vous ai choisi parce que vous aviez besoin de l’île autant que l’île avait besoin de vous. » Jacob ne fait jamais qu’appuyer, chez le « candidat », une « tendance » qui à la fois ruinera sa vie (selon L’Homme Sans Nom) mais en fera simultanément un excellent candidat à la « protection de l’île ». L’Homme Sans Nom peut critiquer la dimension « manipulatrice » de Jacob, elle n’est rien, absolument rien comparée à la sienne, alors qu’il prend bien des masques et accumule les meurtres et méfaits, les mensonges et les tromperies, depuis l’extermination de l’équipage du Black Rock à celui de l’avion Ajira 316 et du Temple des Autres. Jacob agit pour la protection de l’île, L’Homme Sans Nom n’agit que pour lui-même.
Si le double dernier épisode de la saison 5, « The Incident », ouvert avec l’apparition de Jacob, est rythmée par ses rencontres avec les personnages principaux de la série et se conclut par son assassinat, la fin est également marquée par le fameux « incident » ayant affecté la station The Swan à l’époque de la Dharma Initiative, les personnages croyant annuler leur crash qui les mènera sur l’île mais créant en réalité eux-mêmes les conditions de celui-ci, illustrant la phrase apparaissant sur le film d’orientation de la Chambre 23 : « Nous sommes responsables de notre propre souffrance ». Quand le récit reprend en début de saison 6 par le reload de la scène initiale du crash de l’avion Oceanic 815, et que le crash ne se produit pas, Rose dit à Jack « You can let go now ». Tu peux « laisser être ». On a l’impression que nos héros ont réussi mais en réalité ils ont totalement échoué leur plan et cette séquence se passe après leur mort à tous. Et la phrase prononcée par Rose est la première indication que Jack est mort : il a le droit de « laisser être ». Puis Jack se rend dans les toilettes, se regarde dans le miroir, et découvre une tache de sang sur son cou. Et l’île enterrée au plus profond de l’Océan ne signifie pas seulement que l’île n’existe plus dans ce monde, mais surtout que sa fonction doit être recherchée ailleurs : dans notre propre cœur, dans les liens que nous avons tissé avec les autres, dans l’amour. Car ce que réalisera la saison 6 de Lost, c’est proposer la correspondance entre l’île et le cœur : l’île est le cœur du monde, et le cœur de l’île contient la Lumière de l’existence spirituelle, la Lumière de la transcendance divine. Le cœur humain est l’île de chaque homme et par l’amour il peut retrouver le chemin vers son existence spirituelle. L’île est le cœur du monde, et, en protégeant l’île, on protège la possibilité d’une existence spirituelle qui elle-même est la condition de la possibilité d’avoir du cœur.
Le périple chaotique des personnages dans la saison 6 commence sur le site détruit de The Swan pour Jack, Kate, Sawyer, Jin, Sayid, Hurley et Miles (qui ne sont plus en 1977) et près du pied de la statue pour Ben, Sun, Frank, Ilana et Richard. Ils seront rejoints par Desmond dans le 11e épisode. Au cœur de cette saison, on va découvrir le Temple (évoqué pour la première fois dans la 3e saison), la caverne et le Phare, et, un peu plus tard, dans l’épisode 15, « Across the Sea », le « cœur de l’île » où réside la Lumière divine. On va également retourner aux différents lieux-clés de la série. On commence au lieu où la station The Swann était initialement situé (épisode 1) mais on va revoir le village des Autres (épisodes 3 et 4), les grottes des premières saisons avec le cercueil vide de Christian et les cadavres de Adam et Eve (épisode 5), le Black Rock (épisode 7 ; il sera explosé épisode 12), l’Hydra Island, la petite robe de Kate et l’avion 316 de la compagnie Ajira (épisode 8) et même la Chambre 23 épisode 11…
Locke est mort et remplacé par L’Homme Sans Nom. Jacob est mort. Juliet est morte. Les survivants, accompagnés par Ilana, et complétés par Richard désormais sans le groupe des Autres, vont retrouver Claire qui a depuis longtemps été recrutée par L’Homme Sans Nom, puis Desmond ramené sur l’île par Charles Widmore. Tous les personnages sont épuisés et cette saison va les emmener à la fin de leur périple. Tous vont errer et changer de camp, passant de l’équipe des « candidats » au remplacement de Jacob à celui des « recrues » de L’Homme Sans Nom décidés à quitter l’île. Beaucoup vont mourir. Une poignée va survivre : Hurley et Ben, devenant gardiens de l’île, Bernard et Rose continuant d’y résider, puis Desmond, Frank, Miles, Richard, Sawyer, Kate et Claire retournant sur le continent.
La narration prend donc une forme étrange. Après les flashbacks, les flashforwards et les voyages dans le Temps, on suivra ce que les scénaristes appelleront des flashsideways, mais qui sont en réalité un flashforward dans le monde de l’après-vie, ce que les Indous appellent le « monde de manifestation subtile ». Sur 17 épisodes, un épisode sera un flashback de Richard (« Ad Aeterna »), sous la forme d’un long récit encastré à l’intérieur de l’épisode, et un autre, « Across the Sea », présentera une sorte de flashback de Jacob ou de L’Homme Sans Nom ou des deux, ou encore une « origin story » de ce cycle de manifestation. Tous les autres épisodes proposeront des « flashsideways ».
Ces « flashsideways » fonctionneront alternativement comme des épisodes centrés sur un personnage et comme des récits collectifs. Les épisodes centrés sur un personnages : Kate (« What Kate Does », épisode 3), Locke (« The Substitute », épisode 4), Jack (« The Lightouse », épisode 5), Sayid (« Sundown », épisode 6), Ben (« Dr. Linus », épisode 7), Sawyer (« Recon », épisode 8), Jin & Sun (« The Package», épisode 10), Desmond (« Happily Everafter », épisode 11 ), Hurley (« Everybody Loves Hurley », épisode 12) – seront au nombre de 9 et il y aura 6 épisodes collectifs, ce qui est beaucoup : « L.A. X » (épisodes 1 et 2), « The New Recrute » (épisode 13), « The Candidate » (épisode 14), « What They Died For » (épisode 16), « The End » (épisode 17). Cette saison transforme le style de la série qui cesse désormais d’être contemplative, mystérieuse, introspective, et s’accélère dans une suite d’épisodes chaotiques (sur l’île) et harmonieux (dans les flashsideways). C’est à la fois, dans le présent du récit, un récit d’épuisement, et, dans le monde de manifestation subtile, un récit de reconnaissances et de retrouvailles. Tout le long de cette saison, comme un très long dernier épisode, nous ne cesserons de retrouver des personnages que nous avions abandonnés dans les saisons précédentes, que ce soit par la mort ou par l’éloignement.
Dans ce monde de manifestation subtile, on retrouve simultanément les « vivants » et les « morts » : Edward Mars, Leslie Arzt, Locke, Boone, Neil « Frogurt », Charlie Pace, le capitaine Seth Norris (au son), Ethan, Helen, Nadia, Omar, Keamy, Roger Linus, Alex, Charlotte, Bakunin, George, Daniel, Libby, Pierre Chang, Anthony Cooper, Danielle Rousseau, Ana Lucia, Shannon, Juliet, Christian Shephard. La coprésence des vivants et des morts est le premier indice que cette temporalité se situe très loin dans le Temps. Elle ne se situe plus dans le Temps mais dans un monde intermédiaire se situant après cette vie et avant une autre. Il s’agit du monde de manifestation subtile qui se situe entre le monde de manifestation grossière et le non-manifesté. Mais plus étrange : il y a également un personnage qui n’est ni mort ni vivant mais qui y existe mystérieusement comme l’être qui aurait pu advenir « si ». Ce personnage qui deviendra central dans l’exploration du personnage de Jack, c’est l’enfant que celui-ci aurait pu avoir avec Juliet : David Shephard. Et s’il y traverse une poignée d’épisodes (avant que Locke, s’étant « souvenu », ne dise à Jack « Tu n’as pas d’enfant ») c’est dans l’épisode que nous allons étudier qu’il apparaît pour la première fois. David Shephard est un enfant sérieux mais boudeur, concentré, ayant des difficultés de communication avec son père. Il est pianiste virtuose et Jack en est bouleversé quand il s’en rend compte, lorsque David joue « Fantaisie-Impromptu en do dièse mineur » (Opus 66) de Chopin lors d’un concours.
« Lighthouse » est le 5e épisode. Il apparaît en fin de première section de cette 6e saison, une section marquée par l’omniprésence du Temple. Le Temple sera détruit à la fin du 6e épisode par L’Homme Sans Nom (sous sa forme « fumée noire ») peu de temps après l’assassinat « politique » par Sayid de ses deux leaders, Dogen et Lennon.
Qui sont Dogen et Lennon et pourquoi apparaissent-ils si tard dans la narration ? Ils dirigent le Temple dont la fonction semble être de protéger les « Autres » de tout risque extérieur. Et donc de « protéger » cette « protection de la protection » à quoi sert le « groupe » initié par Richard et dirigé apparemment par Eloise Hawking, Charles Widmore et Ben Linus (voire John Locke pendant cinq minutes). Si les noms de Dogen et de Lennon semblent reprendre la technique onomastique du récit d’attribuer à de nouveaux personnages des noms de philosophes ou de figures historiques d’importance (de Locke à Bakounine en passant par Rousseau, Hume, Richard Alpert et Jeremy Bentham), et si Dogen n’est qu’un homonyme de Maître Dogen, qui introduisit le bouddhisme Zen au Japon au XIIIe siècle, Lennon ne porte pas seulement le nom du membre des Beatles assassiné en 1980 mais aussi son visage, son apparence, ses moustaches et ses lunettes à l’époque de « Strawberry Fields Forever ».
D’où mon hypothèse : Lennon est, en fait, Lennon lui-même. Il a été sauvé par Jacob de son « assassinat » par Mark David Chapman en 1980, remplacé alors par un sosie et a bénéficié du traitement de longévité de Richard ou a été déplacé dans le Temps, via la Roue au fond du fameux puits sur lequel a été construit la station « The Orchid ». Ainsi il est devenu à un moment de l’histoire de l’île le porte-parole du « chef secret des Autres », Dogen. A l’instar de Billy Dee Williams – probablement un acteur fétiche des showrunners à cause de son rôle de Lando Calrissian dans L’Empire contre-attaque – jouant son propre rôle dans l’épisode « Exposé » (Saison 3), le vrai Lennon fait une apparition à l’intérieur de la narration de Lost, accentuant la « Beatleséité » de la série, déjà convoquée dans quelques détails des épisodes de Charlie (les bébés découpés par un boucher renvoyant à la pochette de « Yesterday and Today » dixit un commentaire des scénaristes ; la phrase « Living is easy with eyes closed » étant tatouée sur le bras de l’acteur Dominic Manaughan) mais aussi dans l’affiche de la dernière saison où Locke est de dos alors que tous les autres personnages sont de face, comme Paul McCartney au dos de la pochette de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band. Les Beatles ont souvent été convoqués par les showrunners pour expliciter le récit de la Dharma Initiative, inspiré de cette époque où les Beatles partaient à Rishikesh suivre les enseignements du Maharashi Mahesh Yogi. La chanson « A Day in the Life » a également été évoquée comme base d’inspiration du dernier épisode de la saison 3, « Through the Looking Glass » (un jour dans la vie de Jack, avec une notice nécrologique lue dans un journal et un accident de voiture et surtout un twist final renvoyant au « I’d love to turn you on » de la chanson). Le principe des indices cachés rendant le spectateur fou et paranoïaque semble bien appartenir au même ordre idée que celui des « indices cachés » dans les disques des Beatles pouvant indiquer un événement caché comme la mort sacrificielle de Paul McCartney. Mais Dogen et son traducteur Lennon symbolisent surtout le rapport que Lost établit entre la tradition primordiale et la culture populaire. Lennon traduit Dogen veut dire que les Beatles (ou Lost) traduisent la métaphysique immémoriale. Et cet épisode ira assez loin dans ce sens, puisqu’il rétablira l’équilibre toujours convoqué dans la Tradition Primordiale entre les puissances du bas et du haut. En effet, « Lighthouse » suit directement un épisode, « The Substitute », où nous découvrons, au point le plus bas, dans une caverne creusée dans un renfoncement du rocher de l’île, une grotte où Jacob a inscrit le nom de 108 candidats et barré 102 d’entre eux. Au nadir succède le zénith. Et « Lighthouse » nous mène au Phare, point très élevé de l’île (celle-ci n’ayant pas, à ma connaissance, de montagne) permettant à Jacob de voir à travers le reste de la planète, Phare qui contient les mêmes 108 noms, ceux-ci associés à une coordonnée du phare pointant une localisation.
Les flashsideways de la Saison 6 centrés sur un personnage fonctionnent non seulement dans le but de faire avancer la narration mais également comme un nouvel approfondissement d’un des personnages principaux de la série. Ainsi, « Lighthouse » est également le dernier épisode d’un cycle autour de la personnalité de Jack. Parce que le remplaçant de Jacob sera Jack, mais il ne le sera pas longtemps. Jack remplacera Jacob pendant une journée à la fin de la série, un long épisode, « The End », et il sera lui-même remplacé par Hurley pour un temps indéterminé. Certes, chaque candidat est qualifié pour remplacer Jacob. Mais Jack est le meilleur Jacob d’entre eux parce que, malgré que la série soit chorale, il est le personnage principal par défaut de Lost : celui par qui la série commence, avec l’ouverture de son œil au début du « pilot ». C’est aussi celui dont les flashbacks renvoient le moins à un « genre » ou à une « couleur » préexistante très appuyée. Les flashbacks de Sawyer ou de Kate appartiennent au genre du film noir. Les flashbacks de Sayid se tiennent entre le film de guerre et le film d’espionnage. Les épisodes de Jin et Sun sont des mélodrames amoureux. Ceux de Locke sont des drames – à proximité du film noir par la personnalité d’arnaqueur de son père, mais avec un soupçon de lumière mystique ambigüe. Ceux de Hurley sont toujours des comédies cruelles, avec un rythme accéléré et beaucoup d’inquiétantes bouffonneries.
« White Rabbit », « All the Best Cowboys Have Daddy Issues » et « Do Not Harm » (saison 1), « Man of Science, Man of Faith » et « The Hunting Party » (saison 2), « A Tale of Two Cities », « Stranger in a Strange Land » et « Through the Looking Glass » (saison 3), « Something Nice Back Home » (saison 4), « 316 » (saison 5) et enfin celui-ci, saison 6 : « Lighthouse » : Les épisodes de Jack, les plus nombreux parmi les épisodes « individuels », sont « sans genre » ou alors le « genre réaliste ». Ce sont les « portraits d’un homme d’aujourd’hui ». Tournant alternativement autour de la relation avec son père et le récit de son divorce, les épisodes ont une fonction particulière pour construire son image détruite. Ce sont onze morceaux brisés d’un miroir lui-même brisé. Jack est une figure de l’homme moderne. Il est l’homme moderne dans ce que celui-ci a à la fois de plus désespérant et de plus beau. Ni Sayid ni Jin et Sun ni Sawyer ni Locke, malgré leurs qualifications, ne ressemblent autant à l’homme moyen d’aujourd’hui que Jack. Disons que Sawyer est représentatif d’un « type » sudiste et Sayid, Jin et Sun sont des orientaux ; enfin Locke est un aventurier mystique : c’est un caractère très singulier. Jack est plus « général », il est plus banal, il est plus chiant aussi… Et toute la série semble un exercice de destruction de tous ses présupposés pour transformer Jack en une sorte de « Jack/Locke », synthèse des hommes « de science » et « de foi ».
Qui est Jack au début de la série ? Jack est d’abord un « héros par défaut », un bon samaritain avec un complexe du chevalier blanc. Il a besoin de sauver des gens pour exister : c’est ce qui en fait un héros. Mais il ne se connaît pas lui-même et surtout il est régulièrement entravé par ses propres fantômes : tout d’abord il vient de perdre son père, et leur relation était pour le moins difficile. Tous les « pères » de Lost sont problématiques : un seul est profondément bon, c’est celui de Jin, et il est probablement un simple père adoptif. Un n’est pas complètement mauvais, même s’il est médiocre et cynique, c’est celui de Hurley. Les autres sont globalement des déchets ou des crapules : le père de Kate a, au moins, essayé de la violer (et elle l’a tué). Le père de Sun est un maffieux coréen. Celui de Penny est le cruel et égoïste Charles Widmore. Le père de Locke est un arnaqueur, assassin, égoïste et prêt à tromper son fils pour lui prendre un de ses reins. Celui de Ben est juste un gros connard. Celui de Sawyer a tué sa mère avant de se suicider, etc.
Dans cette farandole de mauvais pères, celui de Jack est le plus développé : il bénéficie d’un traitement spécial en ce que, initialement détestable (alcoolique cynique, il humilie son fils en lui disant qu’il « n’a pas ce qu’il faut », puis il lui demande de signer un faux témoignage l’exonérant d’une erreur médicale), il devient ambigu et même attachant (son fils l’humiliant à son tour et le « tuant » socialement en refusant de produire un faux témoignage, il perd son poste de chirurgien et se noie dans l’alcool, mais il désoriente Sawyer lorsqu’il le rencontre dans un bar et il participe de l’errance, proche de la déchéance, de Ana Lucia), avant de se transformer en autre chose : un fantôme qui plane dans la série, et finalement une image que prend L’Homme Sans Nom pour tromper Jack comme Locke. Enfin la dernière personne à parler dans la série. Un prêtre de l’autre monde, un officiant. Celui qui prononce les trois mots qui résument à la fois la série Lost et les enjeux de la suivante, The Leftovers : « Remember », « Let Go », « Move On ».
Dès le début de la série, Christian Shephard fonctionne avec Jack comme le Lapin Blanc de Alice, et il le mène dans les labyrinthes de l’île comme dans un Pays des Merveilles. Les références à Alice se succéderont dans les épisodes de Jack, que ce soit au niveau d’un titre comme « Through the Looking Glass » ou dans des interventions du livre de Lewis Caroll lui-même dans la vie de Jack. Ainsi Jack lira un passage de Alice à Aron dans « Something Nice Back Home ». Enfin, dans « Lighthouse », on retrouvera le livre de Carroll dans la chambre de David. Jack dira qu’il lui lisait le livre continuellement quand il était petit. On reverra aussi une statuette de lapin blanc devant la maison de la mère de David qui se trouvera être Juliet.
La référence à Lewis Carroll s’étendra davantage dans la Saison 6 où la plupart des personnages se regarderont dans un miroir ou une étendue d’eau tout le long de la saison et dans les deux espaces-temps. Jack se verra dans le miroir dans le « pilot ». Il se regardera dans une étendue d’eau au début de « Lighthouse » et dans un miroir également où il constate encore une blessure mystérieuse. Egalement présents dans la Saison 3 de Twin Peaks où Cooper, dans son état amnésique de Dougie se contemplera longuement dans un miroir le matin qui suit son retour sur Terre, les miroirs auront encore une place proéminente dans The Leftovers et aujourd’hui dans Watchmen, ce qui apparaît dès lors comme une « signature de Lindelof ». Lost raconte, au fond, un récit de mort, commençant sur celle de Christian Shephard et, s’achevant sur celle de Jack, il peut même être résumé comme son apprentissage de la vie et de la mort, et celui du spectateur pour qui regarder Lost est « apprendre à mourir ».
Dans cet apprentissage, tous les flashbacks de Jack ont leur fonction. Ils traversent différents épisodes de sa vie comme des éclairages jetés sur les différents espoirs que l’homme porte à la « vie ordinaire », éclairages qui en défont impitoyablement l’illusion. « White Rabbit » commence par un flashback sur l’enfance de Jack, son incapacité d’aider un enfant battu par des petits connards et ensuite son père lui disant qu’il n’a pas « ce qu’il faut » (« you don’t have what it takes ») – un mauvais sort que Jacob défera dans « Lighthouse » en disant à Hurley de transmettre à Jack le message : « Il a ce qu’il faut. » Dans cette séquence, son père raconte le fait qu’il a pu laisser mourir un enfant sur la table d’opération et ensuite regarder une émission comique à la télévision ; et c’est cette sorte d’insensibilité professionnelle que Christian essaie d’inculquer à son fils. « Ne joue pas les héros, n’essaie pas de sauver tout le monde, parce que, lorsque tu échoues, tu n’as pas ce qu’il faut pour le supporter. » Puis on passe à un flashback précédant de peu le temps principal du récit, Jack appelé par sa mère – un personnage qu’on voit très rarement mais qu’on reverra dans « Lighthouse » – pour retrouver son père à Sydney. Jack est tenu pour responsable de l’état dans lequel son père est tombé, on saura pourquoi plus tard dans la série. Jack le cherche à Sydney. Il apprend par les employés de l’hôtel l’état de décrépitude dans lequel son père est tombé. Il se rend compte qu’il a disparu depuis trois jours sans prendre son portefeuille… Malgré ses réapparitions dans les flashbacks de Sawyer et de Ana Lucia, on ne saura jamais ce qu’a précisément vécu le père de les jours qui ont précédé son décès par crise cardiaque. Jack le retrouve à la morgue et retourne le corps par le premier avion. Il explique même longuement au steward australien à quel point il est important qu’il en finisse maintenant… Il mettra toute la série à en finir.
Sur l’île, le début de « White Rabbit » montre Jack essayant de sauver un des survivants de la noyade. C’est Boone ! Mais Boone essayait de sauver quelqu’un d’autre et Jack doit choisir : il sauve Boone, pas la femme inconnue. L’impossibilité de sauver tout le monde, voire la nécessité de choisir entre deux maux, est une constante de la vie de Jack – une constante de la vie des leaders, en fait – qui réapparaîtra dans l’épisode d’ouverture de la deuxième saison, « Man of Science, Man of Faith », mais dans les flahsbacks, quand Jack, en tant que chirurgien, doit choisir de sauver une personne sur les deux qui arrivent aux Urgences : il sauve Sarah, qu’il épousera ensuite. Jack se met à courir après le fantôme de son père et finit par retrouver son cercueil… vide. On retrouve le cercueil vide de Christian dans « Lighthouse » alors que Hurley et Jack traversent l’ile. Ce cercueil vide est une image obsessionnelle de Lost : Jack perdra le cercueil de son père dans le monde de manifestation subtile. Il finira par le retrouver dans le dernier épisode et, l’ouvrant, Jack le retrouvera… vide. Et c’est à partir de ce cercueil vide que Jack découvre les grottes qui serviront de refuge pour les survivants pendant la Saison 1, et c’est à partir de cette découverte (le cercueil vide du père devenant l’origine de la société des frères !) qu’il prononce son grand discours de chef proto-communiste : « Cela fait six jours. En on attend encore. On attend que quelqu’un arrive. Mais si personne ne vient ? On doit commencer à s’organiser. « Chacun pour soi » ne marchera pas. La semaine dernière, nous ne nous connaissions pas, mais nous sommes ici ensemble, maintenant. Si on ne peut pas vivre ensemble, on mourra seuls. »
Dans « All the Best Cowboys Have Daddy Issues », on continue à explorer les relations entre Jack et son père alors qu’on voit le premier s’opposer à la demande du second de produire un faux témoignage pour l’exonérer d’une faute grave dans le cadre de leur profession commune (ils sont tous deux chirurgiens à l’Hôpital Saint-Sébastien de Los Angeles). Le titre de l’épisode renvoie à un album solo de Pete Townshed, le guitariste des Who : All the Best Cowboys Have Chinese Eyes dont le texte qui accompagne l’album parle de l’émergence d’un leader : « Un chef naturel émerge… Ce qui était le plus remarquable, c’était ses yeux… Tous les meilleurs cowboys ont des yeux chinois. » Dans « Lighthouse », une affiche des Who apparaît également dans la chambre de David Shephard. Le récit de Lost est celui de l’émergence d’un leader avec des problèmes de père. Dans « Do Not Harm », on découvre les prémisses du mariage de Jack, son obsession de réparer les choses, ses hésitations et son incapacité à lâcher prise. Son père revient de façon moins négative cette fois. Il retrouve Jack à la piscine de l’hôtel, met les pieds dans l’eau et lui dit « Tu n’es pas doué pour lâcher prise. » Et ça deviendra un des thèmes importants de la Saison 6 : « letting go », lâcher prise, laisser être, laisser faire… Ca deviendra même un des thèmes de The Leftovers !
« Man of Science, Man of Faith » raconte la rencontre entre Jack et Sarah, initialement condamnée après un accident de voiture et abandonnée par son fiancé qui se défausse lâchement parce qu’il n’a pas envie de s’occuper d’une paraplégique. Jack est bouleversé quand il entend cette femme lui demander de pouvoir « danser à son mariage ». Christian revient à nouveau comme un personnage ambigu, conseillant à Jack de mentir mais cette fois pour aider Sarah dans sa convalescence : « Tu devrais leur laisser un peu d’espoir, parfois. »… Jack lui promet de la « réparer ». Puis, alors qu’il fait son jogging dans les rangées d’un stade, il rencontre Desmond Hume avec qui il a une conversation sur le fait qu’il a promis quelque chose qu’il ne pourra pas tenir, mais Desmond le rassure : « Et si tu l’avais guérie ? – Ca aurait été un miracle. – Et tu ne crois pas aux miracles ? » Le miracle a lieu : Sarah est guérie. Jack va donc l’épouser, mais nous savons d’ores et déjà que ce mariage ne tiendra pas. La notion de miracle est alors ambiguë. Elle est provisoire, ou plutôt, pour employer une terminologie bouddhique, elle est impermanente. Tout miracle est impermanent. Et c’est de croire au caractère miraculeux de la vie malgré son impermanence que va devoir apprendre Jack, ce qui correspond à nouveau à son difficile apprentissage du « lâcher prise ». « The Hunting Party » raconte la fin de son mariage avec Sarah. C’est encore une histoire de miracle. Attiré par le miracle qu’a représenté l’opération de Sarah, un vieil homme vient et demande à Jack de l’opérer alors que Christian dit que c’est une opération impossible. Il décide d’essayer, probablement attiré par la fille de cet homme, Gabriela, mais il ne peut vraiment l’admettre pour lui-même. Alors qu’il rentre tard un soir, Sarah lui dit qu’elle était en retard sur ses règles et qu’elle a fait un test de grossesse, mais finalement il est négatif. Christian continue à être un personnage plus ambigu que négatif : « Sois prudent. Il y a une ligne à ne pas dépasser. Ca passe peut-être pour certaines personnes, mais pas pour toi. » Jack n’arrive pas à sauver le père de Gabriela. Celle-ci le retrouve à sa voiture et lui tombe quand même dans les bras et l’embrasse… Ce n’est pas un miracle, c’est même l’exact inverse : c’est une malédiction. Jack l’avoue à Sarah ; elle lui avoue en retour qu’elle voit un autre homme. Cet autre homme va devenir le sujet du flashback suivant, celui de « A Tale of Two Cities », et il relie alors les deux obsessions de Jack, puisqu’il en vient à soupçonner son père d’être l’amant de sa femme. Ce n’est probablement pas lui, mais ça n’a rien de certain, car dans un flashback de Ana Lucia où Christian a une relation de séduction avec elle, il décide de la rebaptiser « Sarah », ce qui est bizarre et profondément malsain… Cette partie du récit de Jack nous sera laissé complètement opaque. Nous ne connaîtrons pas l’amant de Sarah, mais nous reverrons Sarah dans le premier flashforward, enceinte (et probablement pas de Christian).
Le flashback de « A Tale of Two Cities » est le dernier flashback de Jack où son père apparaît. Ambigu comme toujours, il peut nous apparaître à la fois comme une victime, à la fois de l’alcool et de Jack, ou comme un pervers manipulateur. Le flashback suivant est celui de « Stranger in a Strange Land », centré sur le voyage de Jack en Thaïlande, sa rencontre avec Achara, ses tatouages qui parlent de sa nature de chef, le rapport entre l’occidental et l’Orient, entre l’ « homme de science » qu’est Jack et le monde des principes métaphysiques… Et dans cet épisode, alors que Jack commence à expliquer quelque chose au sujet de son père, Achara le coupe : « Je me fiche de ton père, Jack » ce qui est un peu une façon de clore le sujet… « Through the Looking Glass » est donc l’épisode du basculement, apparaissant comme un énième flashback de Jack allant mal et se transformant en dernière instance en flashforward de Jack allant mal… Jack ira plus mal après l’île que avant. Il aura dépensé une énergie de dingue à « quitter l’île », à tous prix, partir… Mais c’est pour aller encore plus mal une fois retourné sur le continent.
Ce que développera le flashforward fascinant « Something Nice Back Home » qui explore la courte séquence amoureuse entre Jack et Kate. Et la rechute de Jack dans l’alcool et la jalousie… Même avec Kate, Jack ne s’en sort pas. Il n’y arrive pas et ne peut pas y arriver. Tout d’abord Kate ne lui dit pas tout (Kate non plus n’y arrive pas) mais Jack ne supporte pas ses silences et se noie dans l’alcool et la colère. Jack a « ce qu’il faut » mais pas pour ça. Jack se trompe parce qu’il croit qu’on peut trouver le bonheur dans cette vie, indépendamment de toute mystique ou de toute grandeur éthique ou épique. Les épisodes centrés autour de Sarah puis l’épisode avec Kate montrent l’impossibilité de Jack de donner du sens à sa vie dans le mariage, un sens qui ne soit pas simplement logico-déductif, et pourtant… Il a besoin de plus et il ne veut pas l’admettre. Il cherche davantage. Dans la saison 5, Jack réussi à obtenir un épisode qui ne ressemble à aucun autre. « 316 », un épisode entièrement dans le temps présent et qui décrit sa dernière journée avant de retourner sur l’île. Jack voit ce monde pour la dernière fois. Il visite la « vie ordinaire » une dernière fois. Jack a déjà changé. Il est devenu un autre Jack, suite à la mort de Locke. Il a commencé à épouser le point de vue de Locke. Son rationalisme a pris un coup. Son pessimisme aussi. Il est en train de se transformer en « homme de foi » et même en sage… Sa personnalité totalement détruite et reconstruite, transformé, dépouillé, épuré, il va traverser la fin de la saison 5 en balayeur pour la Dharma Initiative (comme Roger Linus). Et, au début de la saison 6, il continue à prendre le moins d’initiative possible jusqu’à « Lightouse » où réapparaît un soupçon de l’ancien Jack lorsqu’il brise les miroirs du Phare…
Qu’est-ce que raconte « Lighthouse » ? « Lighthouse » raconte un « plan » de Jacob pour aider Jack à le remplacer en tant que « protecteur de l’île ». Jacob demande à Hurley de guider Jack jusqu’à au Phare sous prétexte de guider un bateau qui doit arriver sur l’île. Mais on ne sait pas si Jacob forme Jack ou plutôt Hurley. Il forme probablement les deux, parce que Jack devra se sacrifier et Hurley devra ensuite assurer son travail. Ce Phare gigantesque au fonctionnement mystérieux (plus proche du « miroir magique » des légendes) correspond à la fois à une image démiurgique de Jacob, devenant une sorte de Mabuse ou de Big Brother contrôlant la vie des êtres à travers un instrument qui ressemble à une collection de caméras vidéos, et à une allégorie de l’île comme projetant sa lumière sur le reste du monde. Le fait qu’il n’ait jamais été aperçu avant dans la série est appuyé par un dialogue entre Jack et Hurley et ce dialogue accentue son aspect fantastique. Tout le long de leur périple, Hurley joue avec le spectateur, ce qui donne à l’épisode un discret côté « méta » : « C’est très old fashion, toi et moi parcourant l’île pour faire quelque chose qu’on ne comprend pas. Comme on bon vieux temps. » On retrouve plusieurs éléments appartenant au passé de la série : Jack et Hurley revoient les grottes de la Saison 1 avec les cadavres de « Adam » et « Eve », l’inhalateur de Shannon qu’elle avait perdu et surtout le cercueil vide de Christian Shephard. Jack explique à Hurley pourquoi il est revenu sur l’île : « J’étais brisé. J’ai eu la bêtise de penser que ce lieu pouvait me réparer. » Jack détruit le Phare mais Jacob s’en fiche. « Mission pas accomplie. » dit Hurley dégoûté à Jacob mais Jacob lui dit que Jack doit découvrir sa mission « tout seul ». Dans le « monde de manifestation subtile », Jack et Dogen ont une relation complice, un peu en miroir de celle qui est esquissée dans cette 6e saison : Dogen a lui aussi un fils musicien virtuose et il lui dit : « C’est dur de regarder et d’être incapable de les aider. » C’est encore une exploration de la psychologie du leader. Dogen lui montre qu’on peut ressentir beaucoup de compassion et malgré tout cacher celle-ci ou trouver une bonne distance. Hurley compare ses pérégrinations dans le Temple à Indiana Jones et la personnalité de Jacob à Obi-wan Kenobi… On en a un peu marre des références à Star Wars mais faut faire avec : on est dans Lost, y en a à ras-bord ! La référence que représente Le Phare lui-même est plus dense, plus profonde, plus inattendue. Parce qu’il a déjà connu une forme dans l’Histoire ou dans la Légende, c’est celle du « miroir magique » du Prêtre Jean. Après tout Jack est un diminutif pour Jean. Comme Locke, Jack est étymologiquement John Shephard. Et le Berger est également une image du Prêtre. Le Phare est un attribut de Jacob qui répond et s’applique à Jack. Le Phare s’adresse à Jack, un peu comme les objets que Richard présentent au jeune Locke s’adressent à lui dans « Cabin Fever ».
Au XIIe siècle, l’Europe était obsédée par le Prêtre Jean, prêtre nestorien supposé régner sur une île située près de l’Asie centrale. L’évêque de Gabula en parle pour la première fois à Rome en 1145. Et, en 1177, le pape Alexandre III reçoit une lettre signée par ce mystérieux monarque : il prétend vivre dans un palais sans fenêtres ni portes, orné d’étoiles semblables à celles des cieux, au milieu d’un royaume composé d’ânes à deux cornes, d’olifants, de lions rouges, verts, noir et blancs et visité par l’oiseau Phénix. Cette terre est traversée par un fleuve provenant du Paradis, charriant émeraudes, saphirs et rubis.
Cette lettre circulera dans toute l’Europe, au point qu’il existe aujourd’hui une centaine de versions de cette lettre. Et, de l’Italie à la Suède, le Prêtre Jean continuera le long du XIIIe siècle de s’adresser aux différents souverains du monde chrétien. Même Joinville, dans sa chronique de la vie de Saint Louis, atteste l’existence du Prêtre Jean. A la fin du XIIIème siècle, Albrecht de Scharfenberg insère une adaptation de la lettre dans son roman du Graal. De même, Wolfram von Eschenbach, dans son Parzival, fait du Prêtre Jean le neveu de Perceval. Cherchant désespérément le Prêtre Jean en Orient et ne le trouvant pas, les Européens finiront par l’identifier, non plus au souverain d’une île située dans l’Océan Indien, mais au mystérieux Roi d’Ethiopie, le Négus.
Le royaume du Prêtre Jean est également une image d’une cité utopique, proche de celle attribué à Hermès Trismégiste en Egypte, Hermopolis. Dans le royaume du Prêtre Jean règne la concorde sociale, les différents peuples qui composent l’empire vivant en harmonie. Toutefois cette paix intérieure n’est acquise que de haute lutte ; le Prêtre Jean doit sans cesse batailler contre des monstres – centaures, dragons, griffons, cyclopes, géants – et des peuples belliqueux. Ce combat perpétuel est crucial : s’il perdait, déclare le souverain légendaire, ces hordes déferleraient sur le monde, détruisant tout devant elles. Le souverain possède aussi plusieurs artefacts : le plus précieux d’entre eux est un miroir magique qui reflète tout ce qu’il se passe dans son royaume. C’est cet artefact du prêtre Jean retrouve dans « Lighthouse », le 5e épisode de la 6e saison de Lost.
Mais c’est encore tous les attributs traditionnels liés au Roi du Monde qu’on retrouve réfractés dans la série. Je nous les rappelle encore une fois : une île séparée du reste du monde, au centre de laquelle résident la lumière de la connaissance non-humaine et la roue du Temps, un gardien ayant bu un élixir lui permettant de vivre la durée d’un cycle complet, un univers plongé dans l’injustice et le chaos, la nécessité de se dépasser soi-même par la recherche, l’amour, la connaissance, l’indépendance, l’unité, l’émerveillement, le dénuement et l’anéantissement pour atteindre le centre du monde, un chiffre particulièrement important d’appelés pour un nombre limité d’élus, enfin le Roi du Monde comme miroir de celui qui le recherche avec ardeur.
Le terme de Roi du Monde renvoie à une étude de René Guénon publiée en 1927 : « Le titre de Roi du Monde, pris dans son acception la plus élevée, la plus complète et en même temps la plus rigoureuse, y écrit Guénon, s’applique proprement à Manu, le législateur primordial et universel, dont le nom se retrouve, sous des formes diverses, chez un grand nombre de peuples anciens ; rappelons seulement, à cet égard, le Mina ou Ménès des Egyptiens, le Menw des Celtes et le Minos des Grecs. Ce nom, d’ailleurs, ne désigne nullement un personnage historique ou plus ou moins légendaire ; ce qu’il désigne en réalité, c’est un principe, l’Intelligence cosmique qui réfléchit la Lumière spirituelle pure et formule la Loi (Dharma) propre aux conditions de notre monde ou de notre cycle d’existence ; et il est en même temps l’archétype de l’homme considéré spécialement en tant qu’être pensant (en sanscrit mânava). D’autre part, ce qu’il importe essentiellement de remarquer ici, c’est que ce principe peut être manifesté par un centre spirituel établi dans le monde terrestre, par une organisation chargée de conserver intégralement le dépôt de la tradition sacrée, d’origine « non humaine » (apaurusheya), par laquelle la Sagesse primordiale se communique à travers les âges à ceux qui sont capables de la recevoir. Le chef d’une telle organisation, représentant en quelque sorte Manu lui-même, pourra légitimement en porter le titre et les attributs ; et même, par le degré de connaissance qu’il doit avoir atteint, pour pouvoir exercer sa fonction, il s’identifie réellement au principe dont il est comme l’expression humaine, et devant lequel son individualité disparaît. »
Le livre de René Guénon synthétise l’ensemble des données disponibles concernant l’existence d’un centre où serait conservée la connaissance universelle d’origine non-humaine. De cette connaissance serait tirée la Tradition Primordiale donnant, par réfraction et multiplication au sein des peuples, les différentes expressions métaphysiques connues aujourd’hui comme « les différentes religions ». « Toutes les traditions particulières sont des adaptations de la grande tradition primordiale » explique René Guénon, et cette tradition « s’incorpore dans des symboles qui se sont transmis d’âge en âge sans qu’on puisse leur assigner aucune origine « historique » ». C’est par l’occurrence de symboles communs dans deux expressions métaphysiques éloignées que l’on perçoit l’indice du rattachement de celles-ci à la Tradition Primordiale.
Et pour commencer l’image d’un centre fixe (la « terre sainte ») autour duquel s’effectue la rotation du monde. La plus ancienne représentation de ce centre n’est pas un pays au milieu d’un contient ni une ville souterraine mais, comme dans Lost, une île immuable au milieu de l’agitation des flots, située hors de l’atteinte des cataclysmes qui bouleversent le monde humain à la fin des cycles cosmiques.
Au cœur de cette île réside le Roi du Monde.
La notion d’un chef caché, présent sur la Terre mais en retrait, n’intervenant pas directement dans l’Histoire et refusant d’influencer d’une façon matérielle le cours des événements, se retrouve dans les personnages de Melchisédech dans le judaïsme, Maitreya dans le bouddhisme mahayaniste, Kay Khosraw dans le mazdéisme, le Saoshyant dans le zoroastrisme, le XIIe Imama ou Mahdî dans l’Islam shiite duodécimain.
Des mains de son prédécesseur, le Roi du Monde boit le soma, l’élixir qui étend sa durée sur Terre le long du cycle de manifestation dont il garantit la dimension spirituelle. C’est exactement ce qui a lieu entre Jacob et Jack dans « What They Died For » et entre Jack et Hurley dans « The End ».
Législateur primordial, le Roi du Monde formule donc le dharma : la Loi propre aux conditions de notre monde ou de notre cycle d’existence, et que les Indous connaissent sous la forme des Lois de Manu, fixant les devoirs des hommes, dont l’infraction est supposée entraîner un déséquilibre pouvant aller jusqu’à la destruction de l’Univers. L’idée de règles ayant été posées par Jacob ou héritées de Mother est redite à de nombreuses reprises : Ben et Widmore ne peuvent pas s’entretuer, L’Homme Sans Nom ne peut pas tuer un candidat, lorsqu’il a pris la forme d’un candidat il ne peut plus en changer, il ne peut être tué que lorsque le « bouchon » protégeant la lumière au cœur de l’île est ôté, etc. Ce sont des « règles du jeu » ou de la narration. Et c’est ce que redira Ben à Hurley lorsque ce dernier deviendra le nouveau « protecteur de l’île » : lors de son magistère, Jacob a posé certaines règles. Durant les siennes, Hurley peut les modifier, et Desmond peut quitter l’île et rentrer chez lui retrouver Penny et leur petit Charlie si il le souhaite.
Mais la qualification la plus importante est celle du non-agir. Maître du Temps, le Roi du Monde ne participe pas aux actions des hommes. Et c’est parce qu’il n’y participe pas qu’il les conditionne toutes. C’est par le non-agir qu’il peut se tenir immobile au centre du mouvement comme le moyeu au centre de la roue. Le non-agir n’est pas spécifique du Taoïsme, même si le Taoïsme en a proposé une exploration très conséquente. On peut le retrouver chaque fois qu’il s’agit de la présentation d’un rapport au monde contemplatif. Ainsi dans le Zohar : « C’est par l’étude de la Loi que le monde subsiste. Aussi quiconque s’applique à l’étude de la Loi est – s’il est permis de s’exprimer ainsi – le soutien du monde entier. Le Saint, béni soit-il, créa le monde à l’aide de la Loi ; et l’homme soutient le monde également à l’aide de la Loi. Heureux le sort de l’homme qui se consacre à l’étude de la Loi, car il soutient le monde. »
Le non-agir est une des sources les plus anciennes du « let go » de Lost, et certainement l’élément le plus difficile à assimiler pour Jack, homme d’action et de réparation, comme pour l’Occident tout entier. L’interventionnisme étant le moteur même de la politique néo-conservatrice américaine, une série qui demande à apprendre à « laisser faire » ou « laisser être » ne peut pas ne pas être comprise comme un acte politique.
C’est par le non-agir que le Roi du Monde laisse les hommes s’amender eux-mêmes. Comme dit Jacob à Richard « Pourquoi devrais-je m’interposer ? Ca n’a pas de signification si je m’interpose. »
En fait, le non-agir est l’activité la plus difficile. Celle qui nous demande le plus grand effort. Si Jack mais aussi Locke, Sawyer, Sayid, Jin et Sun, ont toutes les autres qualifications pour devenir les nouveaux « protecteurs de l’île » – à commencer par le cœur et le courage – c’est bien cette capacité à ne pas intervenir qui reste le critère du Roi du Monde qui leur est encore le plus étranger. Et c’est ce qui fait de Hurley le meilleur candidat au remplacement de Jacob. Dans « Lighthouse », Jacob essaie de mener Jack vers une dimension contemplative, parce qu’elle sera nécessaire lors de sa législation intermédiaire, située avant celle de Hurley, mais il forme simultanément Hurley à accepter et comprendre le fonctionnement même de sa démarche. Non seulement Jack doit apprendre à regarder, mais Hurley doit apprendre à laisser les autres apprendre. Et je pense que c’est ce que Lost a à nous dire de si difficile, et de si difficile que même l’après-Lost n’arrive pas à en être à la hauteur. Même The Leftovers n’arrivent pas à tenir cette hauteur. Nous voulons sans cesse agir alors que nous serions bien avisés d’apprendre à non-agir. Nous voulons sans cesse intervenir et nous devrions apprendre à laisser les autres apprendre. C’est parce que nous ne sommes pas assez désintéressés. C’est à partir d’un véritable désintéressement, une véritable bienveillance, un véritable amour que nous pouvons devenir un bon candidat au titre de Roi du Monde. Nous en avons besoin. La Terre tremble sous les pas des hommes qui vivent sans cette présence non-agissante. La Terre meurt de tous ces hommes qui ont tellement fait et pas assez compris. La Terre meurt de tous ces hommes qui ont tellement voulu et pas assez aimé.