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Après le temps du ciel jaune
Paru en 2019

Contexte de parution : Facebook

Présentation :

Post Facebook du 27 septembre 2019. Il s'agit d'une nouvelle version d'un texte publé dans Mon Lapin Quotidien 11 et illustré par Killoffer.


Cité(s) également : plusAlfred Jarry, Ben Watson, menu_mondes.pngHara-Kirimenu_mondes.png, Vincent van Gogh




"Quand Vincent Van Gogh eut déluté son creuset, et refroidi la masse en bon état de la vraie pierre philosophale, et qu’au contact de la merveille faite, ce premier jour du monde, réelle, toutes choses se transmutèrent au métal-roi, l’artisan du grand-œuvre se contenta de traire de l’utilité de ses doigts la somptuosité pointue de sa barbe lumineuse et dit : Que c’est beau le jaune !" (Alfred Jarry)

L’histoire commence en l’an 174 de notre ère, en Chine. Alors que la dynastie des Han sombre dans la corruption et les complots de palais (notamment les eunuques qui s’opposent aux lettrés : ça a l’air d’une blague mais c’est la vérité vraie), le peuple crève littéralement de faim. Zhang Jiao, un taoïste dans sa trentaine, cherche des plantes médicinales dans la montagne quand il rencontre un vieil ermite mystérieux qui lui fait don d’un livre magique : le Livre du Ciel. "Ce Livre, lui dit l’ermite, contient la Voie pacifique. Avec ces trois volumes, tu peux sauver l’humanité." Dix ans plus tard, alors qu’il traverse le pays, guérissant avec ses plantes tous les malades qui se présentent à lui, Zhang Jiao décide que le temps est venu de déclencher une rébellion contre la dynastie des Han. Le cri de guerre du quadra taoïste est : "Le Ciel bleu est mort, voici venu le temps du Ciel jaune !" Et son manifeste : "La fortune des Han est finie et les hommes Sages et Valeureux sont apparus. Discerne la volonté du Ciel, ô peuple, et marche dans la voie juste, car seul toi pourra atteindre la paix." Les partisans de Zhang – une centaine de milliers de paysans – portent sur leur front un foulard couleur du nouveau ciel en signe de ralliement. On les nomme les Turbans Jaunes. Face aux Turbans Jaunes, l’Empereur Han Lingdi, pris de panique, se voit incapable de répondre seul à la révolte. Il lance un appel à la mobilisation, auquel répondent des généraux et chefs régionaux qui répriment l’insurrection dans le sang, mais démontrent simultanément l’impuissance de la dynastie au pouvoir. Tristement ironique pour un homme qu’on appelait le Grand Guérisseur, Zhang Jiao meurt presque aussitôt de maladie. L’insurrection des Turbans Jaunes se dissout tandis que le commandant des forces impériales mate violemment le reste de la rébellion. Le projet des Turbans Jaunes aura échoué mais le pouvoir dynastique, ébranlé, ne pourra jamais retrouver son équilibre. La dynastie Han prendra officiellement fin en 220.

Nous sommes en 2019. J’ai décidé de lire les journaux. Il y a une information qui m’intéresse : celle que les Français ne lisent plus les journaux. Je ne vais pas regarder la télévision, mais l’idée est la même : j’aimerai bien savoir comment celle-ci traite le fait que les Français ne font plus du tout confiance à la télévision. Selon le rapport annuel du Reuters Institute, il n’y a plus que 24% des Français qui fassent encore confiance aux médias. Ces 24%, d’où viennent-ils ? A qui ou à quoi font-ils confiance dans les médias : Les infos, les idées, les pages éco, la météo ? Qui sont-ils ? Contiennent-ils les 22% qui ont voté pour les enmarcheurs aux dernières élections européennes ? Qui sont les 2% qui restent ? A qui ou à quoi font confiance les 76 autres ? Cinquante millions de médiasceptiques – et moi, et moi, et moi. Ca va être difficile de diriger un pays dont les trois-quarts des habitants pensent qu’on se fout de leur gueule. Qu’est-ce qu’une nation dont la religion n’arrive à mobiliser qu’un quart de son peuple ? Qu’est-ce qu’un monde dont les règles sont clairement mises en doute par trois personnes sur quatre ? Combien de temps peut-il encore durer ? A la belle époque de L’Hebdo Hara-Kiri, on aurait pu en faire une Une : "Exclusif : 1 Français sur 4 est un con" Avec un personnage plongé dans un journal qui dit : "Je ne crois pas aux sondages." Mais ce qui est plus intéressant c’est que, il y a un an encore, 35% des Français faisaient confiance aux médias. C’est la façon dont a été couvert le mouvement des Gilets Jaunes qui a fait perdre 11% de cette fameuse confiance selon Reuters, comme la presse brésilienne a perdu également 10% depuis l’élection de Jair Bolsonaro ("Bolsonaro : une gueule qu’on aimerait écraser à coups de tatane" aurait aussi pu dire L’Hebdo). Le projet des Gilets Jaunes a peut-être échoué, mais le pouvoir oligarchique, ébranlé, ne pourra jamais retrouver son équilibre.

La France bleue est morte, voici le Temps de la France jaune. Que c’est beau le Temps ! Certes, les élections européennes ont en apparence profité aux rassembleurs nationaux et surtout aux enmarcheurs. La "gauche de la gauche", comme d’habitude, s’est subdivisée en subdivisions et molécularisée en partis moléculaires. Et, même au sein de chaque subdivision, ça s’est tiré dans les pattes à qui mieux mieux. On dirait Life of Brian, où le Front judéen de libération est toujours en conflit avec le Front de libération de Judée. On attend le moment où un homme politique rentrera en guerre contre lui-même, sa main gauche clashant avec sa main droite, sa jambe gauche estimant que sa jambe droite n’a plus sa place dans son propre corps et ses fesses voulant acquérir leur indépendance vis-à-vis de sa bouche : "Marre de toujours chier ce que cette conne bouffe à tous les râteliers !"

C’est la seule stratégie de l’enmarcherie, mais elle marche : diviser pour régner par défaut. Alors que l’enmarcherie ne correspond plus qu’à un quart des Français votants, ça se divise de partout à part dans l’enmarcherie. Le monde du pouvoir est désormais simplifié en un parti unique, capitaliste fanatique, dont le seul objectif est de brader absolument tout au plus offrant, ainsi qu’une opposition unique, capitaliste nationaliste, les rassembleurs, au point que l’enmarcherie semble déjà bien partie pour faire réélire son candidat, le petit robot Macron, aux prochaines élections, tout en accumulant les pires atrocités – yeux crevés et mains explosées au flashball – et les politiques sociales les plus criminelles qu’on puisse imaginer : écoles, hôpitaux, services publics, tous détruits pour le profit d’une poignée de gangsters. Aux prochaines élections, les Français, Gros-Jean comme devant et comme d’habitude – au point qu’on devrait surnommer la France La Grosse-Jeanne – auront encore une fois le choix entre se faire plumer par des oligarques capitalistes "progressistes" et se faire plumer par des oligarques capitalistes "nationaux" : comme en Italie, aux Etats-Unis, au Brésil. Bien sûr il n’y aura, encore une fois, aucune alternative hors l’oligarchie.

Les Gilets Jaunes, partageurs, civiques, démocrates, qui pensaient "collectif", n’étaient représentés par personne aux élections européennes, et ne cherchaient pas à l’être. En apparence, les européennes leur ont nuit. Les Gilets Jaunes valaient mieux que les européennes, et pourtant : ce sont les européennes qui ont balayé les Gilets Jaunes. Mais ils ont rempli leur fonction historique : ils ont laissé les médias se déshonorer. Et avec les médias, le pouvoir. Désormais le pouvoir des enmarcheurs est aux abois. Il n’existe plus que par défaut, par habitude, par ennui. Il n’existe que parce que tout ce qui l’entoure n’arrive pas à trouver une forme qui puisse l’effacer et parce que la violente bêtise de ses représentants n’engendre chez leurs adversaires que lassitude et résignation. Tous les enmarcheurs sont des stupides. Tous les enmarcheurs sont des laquais. Aucun ne ressemble même à un homme politique (ce serait pourtant déjà pas terrible) ; mais toutes et tous ressemblent à des starlettes agressives, à des tenancières de tripots, à de jeunes pubards arrogants et à des joueurs de poker dépressifs qui portent encore le costume de la veille. Les Gilets Jaunes n’ont pas réussi à occuper l’Elysée. Ils n’ont pas réussi à couper la tête des dirigeants et instaurer la démocratie en France. Ils étaient certainement trop pacifiques, trop respectueux de la vie humaine pour prendre violemment le pouvoir à la place des enmarcheurs et pour répondre aux coups que leur donnait la police, devenue plus violente, plus folle, plus meurtrière et terrifiante que jamais. On leur a crevé les yeux, tranché les mains, et ils n’ont pas été violents en retour. Ils ont tout subi et ils ont simplement continué à exprimer avec calme, gentillesse, ténacité, l’honneur d’un peuple affamé, et qui essaie encore de trouver une solution non-violente à l’invraisemblable incurie des hommes de pouvoir, à l’incroyable méchanceté des possédants. Ils ont peut-être eu tort dans une logique d’affrontement, mais ils ont eu raison sur le fond, sur le long terme. C’était ce qu’il fallait faire. C’était ce qu’il fallait montrer, ce qu’il fallait faire saisir au reste du monde. Ils sont allés voir les enmarcheurs pour leur dire qu’ils ne voulaient que vivre. Les enmarcheurs ont répondu en leur crevant les yeux et en leur tranchant les mains.

Maintenant c’est fini. La dynastie des enmarcheurs avait, avec les Gilets Jaunes, une possibilité de s’en tirer correctement. La dynastie des enmarcheurs n’a pas voulu s’en tirer correctement. La dynastie des enmarcheurs avait, avec les Gilets Jaunes, la possibilité de continuer dignement : en faisant des compromis, en lâchant du lest, en assouplissant la violence de leur "projet". La dynastie des enmarcheurs n’a pas voulu assouplir le "projet". Les enmarcheurs ne lâcheront rien : au contraire, ils en prennent encore plus. Ils vont tout brader pour l’intérêt d’une poignée de pauvres mecs. Et nous, en face, on n’aura même plus nos yeux pour pleurer. Il ne faudra pas 36 ans pour que meurt cette vieille oligarchie sur le déclin, si seulement la planète nous supporte encore. Mais en attendant, comme sous la dynastie des Han, les eunuques et les lettrés peuvent continuer à se battre : dans On n’est pas couché et dans Balance ton poste, dans tous les clash et les buzz de notre pénible époque…

Ce n’est pas tout. Le Reuters Institute remarque également que BFM TV est à la fois le deuxième canal d’information le plus consulté (43%) et celui dont la cote de confiance est la plus basse : moins de 5 % ! Donc, selon Reuters, il y aurait en gros 40% des Français qui regardent continuellement une chaîne à laquelle ils ne font pas confiance. Et ça, c’est très inquiétant. Peut-être même plus inquiétant que si les Français croyaient dans ce qu’elle racontait. Parce que la seule chose qui changerait vraiment les choses, c’est que les Français arrêtent de regarder BFM TV. Les Français n’aiment pas BFM TV, ils aiment ne pas l’aimer. La seule chose qui foutrait vraiment en l’air ce monde de boue, c’est qu’on cesse de préférer ne pas aimer ce qu’on n’aime pas à aimer ce qu’on aime. Le Boycott est la seule et unique solution, et c’est celle que nous pouvons tous pratiquer. Boycotter BFM TV, France 2, TF1, C8, Canal +. Boycotter Hanouna, Ruquier, Praud, Barbier, Giesbert, Finkielkraut, Bastié, Enthoven, Lemoine. Boycotter tout ce qui est pourri dans le Royaume du petit robot. Ainsi, et ainsi seulement, nous détruirons le Royaume Sombre. Tant que les chroniqueurs et leurs producteurs se feront encore un peu de blé, ils continueront. Ils polémiqueront. Ils feront des clashs. Ils vivront du bad buzz que nous entretenons en aimant ne pas les aimer. Mais quand on les ignorera vraiment, quand on cessera même de savoir de qui on parle quand quelqu’un prononcera le nom de Finkielkraut ou de Angot, alors ils n’auront pas d’autre choix que de disparaître. Ils seront comme des spectres.

La seule chose qui compte vraiment dans la vie, c’est de réussir à ne pas faire ce qu’on n’aime pas. Et c’est le plus difficile. Nous avons un plaisir fou à faire ce que nous n’aimons pas mais que nous aimons ne pas aimer. Et ainsi nous nous abandonnons à des passions tristes, nous nous attristons, nous nous abîmons, nous nous enténébrons. Nous n’arriverons jamais à faire la révolution si nous ne boycottons pas définitivement la télévision : totalement, sans exception, sans besoin d’explication, pour toujours. C’est le seul geste qui compte : le boycott. On l’a vu pour l’Afrique du Sud : c’est le geste qui a mis fin à l’apartheid. Est-ce qu’un appel au boycott de BFM-TV serait pénalisé ? Est-ce qu’on ira un jour en prison parce qu’on aura conseillé de ne pas regarder Ruquier ? Je ne sais pas, mais c’est le geste le plus simple et le plus efficace. S’interdire absolument de participer, de près ou de loin, à cette messe brune du Samedi soir qu’est On n’est pas couché ; se refuser, irrémédiablement, à cette messe marron qu’est Balance ton Poste ; s’interdire définitivement cette messe beige de tous les jours qu’est BFM TV comme ces messes gris claires que sont les émissions de Finkielkraut ou de Enthoven à la radio… Vivre la télévision éteinte. Cesser de faire ce qu’on ne veut pas. Apprendre à faire ce qui nous rend heureux ; ce qui nous rend fier et vivant. Apprendre à aimer ce qu’on aime.

Il y a quelques jours, Ben Watson m’apprenait que, pour la première édition anglaise du Manifeste du parti communiste (novembre 1850), Helen Macfarlane avait traduit "Ein Gespenst geht um in Europa" ("Un spectre hante l’Europe") par "A frightful hobgoblin stalks throughout Europe." Un lutin terrifiant qui rôde, plutôt qu’un spectre qui hante. Magnifique, non ? Un lutin terrifiant hante l'Europe : le lutin du boycott. Voici le temps des lutins terrifiants.