Post Facebook du 26 janvier 2019. Texte écrit pour la sortie du film Faites sortir les figurants de Sanaz Azari.
C’est comme un film impossible. Faites sortir les figurants de Sanaz Azari opère à la manière d’un filtre qui efface sur la surface du cinéma tapageur de ce monde les « premiers rôles », les « actions principales », tous ces grands noms et ces visages célèbres, tous ces événements admirés et ces faits mémorables, pour rendre visible ce qui se passe à l’arrière-plan : ce qu’on ne voit pas parce que notre regard est sans cesse dirigé vers le premier. Le cinéma fait des choses bizarres à l’esprit. Par défaut, toujours, le spectateur s’identifie au premier rôle du film qu’il est en train de voir. Parfois, éventuellement, à un personnage secondaire un peu flamboyant ; et il peut même, s’il est vraiment original, s’il est un peu coquin ou canaille, s’identifier au méchant. Mais personne ne s’identifie jamais aux figurants.
Personne ne s’identifie jamais aux figurants. Pourtant, dans la réalité, au regard des « premiers rôles » de l’Histoire que sont les politiciens, les businessmen, les stars et les militaires, nous sommes tous des figurants. Quand bien même nous nous identifions aux personnages principaux, les personnages principaux, eux, ne s’identifient jamais à nous. Le film de Sanaz Azari est là pour nous rendre justice. Il nous fait saisir que ce qui se joue derrière l’action principale du mauvais cinéma de la réalité est mille fois plus fort, mille fois plus important, troublant et poétique que ce que nous avons l’habitude de regarder… Là sont les drames ; là sont les combats ; là sont les mystères. Faites sortir les figurants nous apprend à voir. Tous les grands films sont là pour nous apprendre à voir.
Tout le long du film, Sanaz Azari fait apparaître un groupe de mannequins : poupées gonflables entassées comme des cadavres dans un charnier. On leur pose des vêtements, des masques. On en fait des figures masculines ou féminines. On les détermine par des couleurs de cheveux, des vêtements caricaturaux ou des attributs extérieurs simples. On les déplace. On les dispose dans des rangées organisées puis, le film fini, on les dégonfle. Et c’est comme si ils et elles n’avaient jamais existés. Sur ces images, la lecture en voix off des annonces de casting fait froid dans le dos : « Des hommes profil Europe de l’Est. Un homme typé arabe qui jouerait le domestique d’Isabelle Huppert. Une femme entre 45 et 65 ans au visage et à l’allure disgracieuse. Il s’agira de faire un cadavre dans une morgue, prier dans une mosquée, conduire un camion. Il s’agira de danser de dos derrière Gérard Depardieu. »
C’est un film sur des hommes qui sont dans le décor comme des choses remplaçables, des hommes dont on n’est pas sûr qu’ils « existent ». Et, quand ils ne sont pas condamnés aux chuchotements et aux mouvements discrets, à l’immobilité d’une pierre ou aux nuits sans sommeil, ils parlent et se racontent entre eux : des morceaux de vie, des dates de naissance, des changements d’adresse, des enfants, des récits d’exil… A mesure que Faites sortir les figurants avance, on découvre les réfugiés derrière les figurants, et le tournage d’un film fusionne avec la grande tribulation du monde.
Alors, le film de Sanaz Azari change de sens et le spectateur entre dans un état de vertige. Le film change même de taille. On croyait regarder un détail de la réalité, et on bascule dans le Tout. On croyait observer un film sur des hommes qui passent en arrière-plan de l’action principale, comme nous passons toujours en arrière-plan de l’Histoire, et on comprend que cet arrière-plan a toujours été l’action principale. De même que « les » minorités sont, dans les faits, toujours, tout le monde (et que ce qu’on appelle « la » majorité ne représente presque jamais personne), de même, « les » figurants nous parlent d’un monde qui est plus vaste et plus complexe que ce que les films qui les emploient nous décrivent. Dans toutes ces vies, il y a des éléments qui sont comme des portes vers l’autre monde. Ce sont ces éléments dont on ressent la vibration quand on regarde les images de Sanaz Azari.
« Si les portes de la perception étaient nettoyées, toute chose nous apparaîtrait comme elle est : infinie » écrit William Blake. Après Salaam Isfahan et I comme Iran, la cinéaste Sanaz Azari s’avance encore un peu plus loin dans ce territoire inconnu, ce monde imaginal présent invisiblement au cœur même de la réalité, mais comme situé légèrement en arrière-plan. Et c’est toujours comme s’il fallait y regarder à deux fois pour commencer à sentir vibrer sa présence.
Dans Salaam Isfahan, deux iraniens parlaient de musique traditionnelle devant la caméra, et soudain ils disaient : « Ce serait bien si vous veniez. Il y a une source, là-bas. On va faire un feu, du thé au feu de bois. D’ici, vous devez faire le tour de la montagne, puis descendre le sentier. Là, il y a des sources d’eau, une nature si belle que parfois Dieu y transparaît. » Ici, ce n’est plus l’Iran que filme Sanaz Azari mais une sorte de Perse planétaire où, sans sentimentalisme, sans slogan, sans déclarations tapageuses ou démonstrations forcées, le lieu de l’arrière-plan du monde devient la source vive de la réalité. Et figurants ou migrants y ont des visages si beaux que parfois Dieu y transparaît.