Post Facebook du 10 octobre 2018.
Sans malheur, pas de bonheur. Mais le bonheur n’est pas à côté du malheur. Il n’a pas un autre goût, une autre odeur, une autre texture. Le bonheur, c’est du malheur transformé. C’est du malheur converti et métamorphosé. De même, sans ignorance profonde, pas de connaissance. La connaissance, c'est de l'ignorance reconnue et métamorphosée. La connaissance, c'est de l'ignorance combattue comme une mauvaise habitude et conquise comme une amitié.
Sans malheur, pas de bonheur. Etudiant en quête de réponses que personne ne semblait pouvoir me donner, guerrier solitaire à la recherche de frères d’armes que je n’arrivais pas à trouver, mystique sans église poursuivant une divinité que je puisse aimer sans honte, j'ai toujours été assoiffé. Pendant des années, je croyais que mon bonheur dépendait de la publication d’un livre, de la création d’un groupe d’artistes ou de la rencontre de l’amour. A l'âge de trente ans, j’avais rencontré l’amour, j’avais fait partie d’un groupe, j’avais publié un livre (et même deux). Mais rien à faire : j’étais encore assoiffé, j'étais encore malheureux.
« Que celui qui cherche soit toujours en quête jusqu’à ce qu’il trouve » dit Jésus dans L’Evangile de Thomas.
La découverte des écrits « gnostiques » en 2005 aura été pour moi de l’ordre de l’anamnèse, du « souvenir de ma véritable identité ». Alors que, à la suite de découverte de références tant chez John Lennon (« Il me semble que les seuls Chrétiens dignes de ce nom étaient les gnostiques, qui croient en la connaissance de soi, c’est-à-dire en la nécessité de devenir des Christ, de trouver le Christ qui est en soi ») que chez Philip K. Dick (« On m’a accusé d’avoir des idées gnostiques et je pense que l’accusation est fondée »), j’achetais une édition de poche de L’Evangile de Thomas, je devinais, au frisson ressenti alors le long de ma colonne vertébrale, que rien ne serait plus jamais pareil. Je comprenais que c’était de ceux qu’on présentait comme des « gnostiques » que je devais attendre les plus grandes choses… C’était une adhésion spontanée, totale, sans conditions, mais qui m’était venue par intuition. Il me faudra ensuite beaucoup de temps pour justifier cette intuition.
Jusque là, je pensais que seuls les poètes savaient. De William Shakespeare à Gérard de Nerval, en passant par Arthur Rimbaud, Isidore Ducasse et Alfred Jarry, ils avaient été mes principaux repères. Mais je pressentais qu’il y avait forcément eu, sur la Terre, un moment ou un autre, des personnes qui auraient pu me servir de guides pour mieux voir, mieux vivre, mieux savoir, mieux aimer, et surtout qui n’en auraient pas nécessairement souffert, qui n’en auraient pas payé la découverte par un sacrifice rendu à un monde qu’ils jugeaient eux-mêmes détestable. Comment pouvait-on avoir un pressentiment aussi fort de la Beauté et, simultanément, une expérience aussi malheureuse de la vie ? Il y avait quelque chose d’abominable non seulement dans la façon dont ils étaient morts mais dont ils avaient vécu. Ils avaient regardé la Beauté dans les yeux, et on les avait crevé comme des porcs.
Parler d’illusion au sujet du pressentiment de la Beauté était absurde car il n’y a rien de plus illusoire que les ambitions profanes qu’on lui oppose : le fric ; la gloire ; la bouffe ; le sexe sans amour. L’homme qui n’a poursuivi que son intérêt dans cette vie et a fait, pour cela, des choses détestables, n’a pas besoin d’être envoyé en Enfer. Il y est déjà. Seuls les êtres généreux sont susceptibles de voir la Beauté dans ce monde. Seuls eux sont capables de vivre une vie réellement poétique. Mais leurs espoirs sont sans cesse mis en pièce par la réalité. Leur joie de vivre se ternit à mesure que la vie s’acharne contre leurs rêves. Et l’idée d’un conflit entre deux dieux, un Dieu Seigneur salaud et vulgaire et une divinité faible mais entièrement bonne, cette idée qui traversait les « enseignements gnostiques », me semblait finalement la seule honnête, la seule vérifiable, la seule en accord profond avec le fonctionnement profondément injuste, décevant et même destructeur de ce monde. Produisant des désirs dont il nous donne l'illusion qu'ils pourront être assouvis, et nous plongeant ensuite dans les conséquences délétères de cette illusion que nous avons entretenue en vain, ce monde nous laisse sans cesse l'âme déboîtée. Et le malheur devient notre pain de tous les jours, faisant de nous des êtres colériques, cyniques et débordants d'amertume.
Il me fallut plus de dix ans pour assimiler le corpus des enseignements « gnostiques » (La Bibliothèque de Nag Hammadi, la Pisti Sofia, le Codex de Berlin, le Codex de Bruce, l’Hymne de la Perle, les Ecrits Manichéens et les Réfutations des Pères de l’Eglise) et encore : je n’aurais pas assez d’une vie pour réussir à m’accorder à ce que les textes m’ont permis de saisir. J’ai commencé par arrêter de dire « gnostiques », expression péjorative forgée par leurs adversaires, pour utiliser le qualificatif Sans Roi, un nom qu’emploie Jésus dans plusieurs textes de la Bibliothèque de Nag Hammadi. Les Sans Roi sont des individus qui, non seulement refusent toute récupération politique de l’expérience spirituelle, mais qui, de plus, s’opposent à l’idée d’une divinité au caractère seigneurial : « Je ne suis pas venu comme un seigneur mais comme un soutien. Je suis votre frère en secret. » Par déduction, ils refusent évidemment toute forme d’autorité, même subtile ou discrète, et inversent tous les principes hiérarchiques : c’est des plus faibles, des plus méprisés et des plus méconnus que nous apprendrons quelque chose de solide et de juste. C’est d’eux dont nous devons nous rapprocher. Parmi les écrits Sans Roi qui auront le plus grand impact sur ma manière de vivre, il y a L’Evangile de Marie. Et le dialogue qui ouvre cet Evangile est consacré à la question la plus importante : Pourquoi, dans notre combat contre ce qui nous nuit, sommes-nous sans cesse en train de seconder notre ennemi ? Pourquoi lutte-t-on perpétuellement contre notre propre camp ?
L’apôtre Pierre, conformément aux textes monothéistes, y voit la marque du péché originel. Mais pas Jésus.
« Il n’y a pas de péché, lui répond Jésus. C’est vous qui faites exister le péché lorsque vous agissez conformément aux habitudes de votre fausse nature. Voici pourquoi vous êtes malades et pourquoi vous mourrez : c’est la conséquence de vos actes. Vous faites ce qui vous éloigne. »
Il n’y a pas de péché originel, mais par contre il y a l’illusion de celui-ci. Il y a l’illusion de notre malédiction initiale, et cette illusion suffit à faire de nous des malades et des morts. Si nous n’aimons pas assez ce que nous aimons, ce n’est pas lié à notre nature, mais à une fausse nature qui s’est installée en nous. C'est pourquoi le cœur de la pratique des Sans Roi est l’anamnèse. Nous devons sans cesser lutter pour nous réveiller de notre état de stagnation spirituelle, notre état de maladie et de mort. Nous devons multiplier les exercices d’éveil et d’attention. Pour une telle manière de vivre, l’alchimie et l’anamnèse se répondent comme des vases communicants.
D’un côté, il s’agit de transformer la réalité en une réalité supérieure (c’est la fonction de l’art ou de la poésie), de l’autre, de retrouver notre véritable nature masquée par les habitudes de notre fausse nature (c’est l’objectif de la philosophie, qui doit être, selon la parole profonde de John Cassavetes, non pas l’amour de la sagesse mais une « théorie de l’amour »). En transformant le malheur en bonheur, nous cessons de faire exister le péché et de nous éloigner. Nous faisons ce qui nous rapproche. Et plus nous nous rendons compte de la distance entre ce que nous sommes et ce que nous vivons, plus nous sommes encouragés à transformer nos vies. Même le combat politique doit être compris comme une des formes les plus accomplies et les plus difficiles de notre « théorie de l’amour ».
Sans malheur, pas de bonheur. Mais le bonheur n’est pas à côté du malheur. Il n’a pas un autre goût, une autre odeur, une autre texture. Le bonheur, c’est du malheur transformé. C’est du malheur converti et métamorphosé. Seul le garçon le plus triste au monde peut goûter à la véritable joie. Seule la fille la plus déprimée peut sourire parce que soudain un rayon de lumière vient éclairer son regard. Apprendre à chérir son malheur, non pas en tant que malheur, mais en tant que matière à transformer, est le début de notre travail de « théoricien de l’amour ». Apprendre à reconnaître dans nos peines le prologue possible de nos joies est la matière de notre art. Notre bonheur est un art de la guerre : Sickamour Twist !
Toute une vie ne suffirait pas à apprendre à vivre. Et il n’y a résolument rien d’autre d’intéressant à faire de nos vies. Le sens de la vie, c’est apprendre à vivre, et pour cela on doit apprendre à aimer ce que l’on aime, ce qui n’est pas simple, mais aussi à vouloir ce que l’on veut : ce qui est très difficile.
Face aux malheurs, nous n’avons d’autres choix que de nous faire alchimistes. Face aux malheurs, nous devons récupérer les déchets de notre quotidien afin de les faire passer à un autre état. Le bonheur est dans ce que nous sommes capables de faire de ce que nous donne le monde. Le bonheur est dans la façon dont nous sommes capables de transformer l’enfer en paradis.