Texte publié sur Facebook le 17 septembre 2018.
"Arrêtez le mensonge : ce que vous n’aimez pas, ne le faites pas" dit Jésus dans L’Evangile de Thomas. Nous savons que nous aimons. Nous savons peut-être même ce que nous aimons et, parfois, pourquoi nous aimons. Mais nous n’aimons pas tellement aimer ce que nous aimons. La preuve, c’est que nous n’y passons pas beaucoup de temps. Nous passons infiniment moins de temps à aimer ce que nous aimons qu’à ne pas aimer ce que nous n’aimons pas. Et ce temps doit éveiller nos soupçons sur la puissance de notre amour. Ce temps nous indique que nous sommes loin d’aimer ce que nous aimons autant que nous n’aimons pas ce que nous n’aimons pas. Nous aimons, mais nous n’aimons pas beaucoup aimer. Nous éprouvons un plaisir incroyablement plus intense à ne pas aimer ce que nous n’aimons pas qu’à aimer ce que nous aimons. Nous aimons énormément ne pas aimer : que ce soit des gens, des choses, des événements... Cela fait partie de la tournure bizarre de notre esprit. Ce qui nous arrive de bien nous semble, la plupart du temps, une banalité, un dû. Ce qui nous arrive de mal, par contre, fait toujours événement. Les raisons de nous réjouir qui jalonnent nos vies ne nous inspirent que de l’indifférence, au mieux un peu de fierté personnelle si nous avons un caractère vaniteux, alors que nos échecs nous dévorent le foie. Même nos petits soucis entrent dans nos vies en conquérants. Ils terrassent de leur superbe le peuple de nos grandes joies. Nos malheurs sont nos vrais dieux. Ce sont à eux, et non à Jésus ou Bouddha, que nous devrions ériger des Temples, puisque nous leur accordons tant de pouvoir sur nos âmes. Ce sont eux que nous devrions prier.
Nous avons avec ce que nous n’aimons pas une relation secrète qui est de l’ordre de la passion brûlante. Nous sommes tellement plus ardents à ne pas aimer ce que nous n’aimons pas qu’à aimer ce que nous aimons. Tous les jours, nous trompons ce que nous aimons avec ce que nous n’aimons pas. C’est comique, mais il y a quand même quelque chose d’infernal là-dedans. Le fait que nous soyons vivants, par exemple, ne fait l’objet d’aucune espèce de reconnaissance de notre part. On balaie la vie avec un geste de dédain. C’est la base, pourtant : Nous sommes vivants. On en connaît des paquets, des morts qui pourraient être jaloux. Et la question de la santé n’apparaît pour nous que quand elle est mise en péril. Seule la maladie nous fait prendre conscience de l’extraordinaire chance d’être en bonne santé. Comme dit Cavanna : ce n’est pas la santé qui compte, c’est le moment où on cesse d’être malade. Sans la maladie d’abord, la santé ne nous parle pas. Quand nous allons bien, nous prenons notre santé pour un acquis. Nous sommes en bonne santé, et alors ? Il n’y a pas de quoi pavoiser. Par contre, dès qu’une dent nous fait mal, on ne pense plus qu’à ça. Cette dent malade nous importe toujours plus que toutes celles qui vont bien. Cette dent malade est notre dieu. Il est temps de raser Notre-Dame et de lui ériger son Temple.
Ce que cette évidence aveuglante nous apprend, ce n’est pas que nous soyons heureux sans le savoir. Nous en sommes même très loin. Nous sommes très, très malheureux. Ce monde, c’est l’enfer. Il y a ceux qui ont et ceux qui n’ont pas : de l’argent, du charme, une bonne santé, du talent, du cœur, de l’amour, des amis, etc. Ceux qui n’ont pas souffrent de ne pas avoir, mais ceux qui ont souffrent également. Ceux qui ont souffrent de ce qu’il leur manque, et, plus ils ont, plus ils ont l’impression de manquer de ce qu’ils n’ont pas. Il suffit de regarder leur bonne tête de perdant. Les riches se plaignent sans cesse de l’argent qu’il leur manque, et les tombeurs pleurent sur leurs occasions manquées. Un homme riche dédaigne sa fortune : il se trouve toujours beaucoup trop pauvre. Il est tellement avide que la planète entière ne lui suffirait pas. Par contre, un pauvre qui soudain s’enrichit se vit comme le Roi du Pétrole. De même, si une tombeuse s’ennuie de toutes les hommes à ses pieds, une ancienne loser qui commence à plaire se prend pour la réincarnation de la Reine de Saba : It’s Raining Men ! Ce que cela nous apprend, d’abord et surtout, c’est que nous ne pouvons jamais tirer notre bonheur de joies déjà existantes. Les joies existantes ne font pas sens pour nous. Nous ne pouvons tirer notre bonheur que de la transformation de malheurs existants en joies nouvelles. C’est quelque chose que les alchimistes ont toujours su, même s’ils ne l’ont jamais dit comme ça : seule l’action transformatrice nous grandit et nous apporte de la joie. Seule elle apparaît comme l’action qui libère et fait grandir notre sentiment de l’existence comme celui de notre proximité avec la divinité.
Le bonheur n’est jamais acquis. Ce n’est jamais un état durable. C’est un moment. C’est l’instant de la métamorphose. C’est quand on touche le fond qu’on trouve la perle rare, et toutes les crasses de la vie sont de la matière à sculpter pour nous faire des âmes en or massif. Et c’est pourquoi les paradis ont l’air tellement ennuyeux. Une éternité passée à se gaver de manne et à vivre dans l’harmonie n’a vraiment aucun sens. Le bonheur est dans la conquête. Le bonheur n’est pas une chose qu’on obtient. C’est l’état dans lequel on se trouve provisoirement lorsque nous transformons quelque chose de mauvais en quelque chose de bien. Tout, même le caviar, se transforme en merde une fois qu’on l’a mangé.