Texte publié en 2005 sur Fluctuat.net pour la sortie du livre Zappa de Z à A par Guy Darol et Dominique Jeunot.
On ne peut nier que Zappa avait un plan. Formalisé sous le terme de « Continuité Conceptuelle », l’ensemble de son Grand Œuvre disco-vidéo-bibliographique (1966-1993) a toujours été potentiellement évaluable selon les critères de ce plan. Chaque concert, chaque note de pochette, chaque interview, chaque chose faite ou non-faite était une partie de ce grand projet, qui se séparait radicalement de tout projet artistique pré-existant (musical, littéraire, cinématographique) par la singularité des critères élaborés afin de discriminer la nature de ce qui y était artistiquement expérimenté.
Depuis la mort de Zappa, un certain nombre d’essais, d’articles, de websites ou d’ouvrages se sont accumulés pour commencer à désenvelopper la matière inédite de cette œuvre d’art et de pensée (et particulièrement en France, fille aînée de l’église). Parmi ceux-ci, Zappa de Z à A apparaît comme l’introduction rêvée à cette nouvelle science, une sorte de Kant-Lexicon pour les étudiants de l’avenir. Guy Darol, son co-maître d’œuvre avec le récemment décédé Dominique Jeunot (fondateur des Fils de l’Invention, groupe de recherches autour de Zappa), a d’abord dirigé une revue, Dérive (entre 1976 et 1980), puis s’est illustré comme critique à Libération et au Magazine Littéraire. Il est l’auteur d’une douzaine d’ouvrages (essais, romans, poésie) dont le plus fameux est celui consacré à André Hardellet (André Hardellet ou le Don de double vie, notamment salué par Julien Gracq et réédité au Castor Astral en 1998). Il a, depuis 1996, écrit pas moins de trois ouvrages consacrés à Zappa : La Parade de l’Homme-Wazoo (le livre racontant son rapport à Zappa, la façon dont la musique de Zappa a accompagné sa vie et modifié ses pulsions), Frank Zappa ou l’Amérique en déshabillé qui explore la politique de Zappa et son actualité, enfin ce Zappa de Z à A d’abord publié en 2000 et aujourd’hui réédité pour notre insatiable libido scientia.
Fonctionnant sous un mode contre-abécédaire, il propose un nombre important d’entrées sur les thèmes ou sujets principaux de la métaphysique polémique zappéenne (Zircon, Uncle Meat, Temps, Télévangélistes, Sofa, Sexe, etc.) et en dégage maintes flèches tirées vers ses enjeux éthiques et esthétiques. Car Zappa n’est pas seulement le musicien qui aura fait exploser de façon suffisante les pseudo-critères de discrimination entre culture élitiste et culture populaire, dans une musique où l’effort est toujours déduit d’une joie plus intense et plus singulière. C’est aussi un immense penseur – le plus juste de son époque, avec Gébé et Deleuze – maniant le sarcasme comme un acide dissolvant toutes les passions tristes de son temps et détruisant les superstitions ubuesques de l’Amérique (de l’espérance révolutionnaire des hippies à la foi réactionnaire des born again christians) par l’affirmation d’une réalité plus passionnante et plus drôle que tout engagement politique découlant d’a priori cognitifs réducteurs. Et ce n’est pas le moindre mérite de Guy Darol et de Dominique Jeunot que de tresser à travers la vaste pensée anarchimique de Zappa des couronnes de fleur à l’infini pour les fils et filles de la Nécessité, mère de l’Invention.
Dépositaire d’une métaphysique inédite, aux multiples ramifications, dont l’ensemble de son œuvre est tributaire, Frank Zappa est le plus grand artiste méta-athée depuis James Joyce et Alfred Jarry. Parce qu’il est un des seuls à avoir fait fonctionner ensemble l’entendement, la joie et l’infini. L’entendement n’est ni la conscience (le flic de la pensée) ni la rationalité (le flic de la science) mais l’exercice de former des idées adéquates à leur objet. La joie n’est ni la gloire, ni la réussite, ni le plaisir, mais ce qui se dégage d’une vie philosophique pleinement conquise, quelque soit notre relation à ces trois paramètres équivoques (dépendant toujours de facteurs trop extérieurs à ce dont nous sommes la cause). Enfin, l’infini est la négation de toute négation, l’acquisition de la certitude que la vie est toujours toute la splendeur ; et que cette vie ne manque jamais de rien, tant qu’on peut y exercer pleinement sa puissance.
« Travaillez toujours » aurait pu répondre Zappa aux libertaires des années 70.
« Le travail, il n’y a que cela, écrit Guy Darol dans la préface de Zappa de Z à A. Et contrairement à l’idée que je m’étais forgée, au début des années 1970, je ne pus jamais goûter qu’à de brefs moments d’oisiveté. Zappa – qui ignora toute sa vie le sens du mot oisif – réclamait du corps à corps, de l’empoignade, une exploration sans répit de ses contrées alambiquées. Il fallait manœuvrer le dictionnaire, puis tous les dictionnaires, encyclopédies, essais, ouvrages spécialisés, fanzines, pour enfin interpréter les variables de la Continuité conceptuelle, les nuances de la Grande Note. Dix ans d’études. Bien plus que je n’en ai jamais suivi sous la houlette des mandarins de l’Université. »
Que l’auteur en soit, ici, cent fois remercié.