Conférence sur Lautréamont prononcée le 24 Mars 1999 à la Cîté des Plumes, Sorbonne, dans le cadre du Printemps des Poètes (organisation : Fabrice Charbit), sous la belle tente blanche et avec un thé à la menthe.
Lautréamont n’est pas notre ami.
Assez avec cette superstition grotesque de croire que l’écrivain désire entrer en confidence avec nous sous la forme bâtarde du livre et viendrait après 130 ans de décomposition nous implorer notre amour par quelques phrases funestes. Nous aimons Lautréamont, mais, lui, ne nous aime pas : d’ailleurs, il est mort. Je pense qu’il y pensait en écrivant son livre.
Il ne nous aimerait pas. Il estime que « les sentiments sont la forme de raisonnement la plus incomplète qui se puisse imaginer. » Il pense que la « grande famille universelle des humains est une utopie digne de la logique la plus médiocre. » Il écrit ses Chants de Maldoror pour attaquer l’homme et Celui qui le créa. Et ça n’est pas avec passion que finalement il louera l’homme dans les deux fascicules de Poésies mais avec la raison, avec « la froideur du calme ».
Lautréamont n’est pas un humaniste.
Nous, nous l’aimons. Nous le lisons, le relisons, le citons. Nous nous interrogeons sur lui. Nous plongeons avec inconséquence dans les plis et les replis de son sacré bouquin. Nous négligeons de prendre un autre chemin, « philosophique et plus sûr ». La littérature n’est pas la philosophie. Elle ne propose pas un système. Elle n’envisage pas d’explication, elle ne met pas les choses à plat. Pourtant, elle pense. Ca pense. Ca parle. Il parle. Il écrit des mots, c’est-à-dire de la parole. Il s’agit d’Isidore Ducasse, dit ***, dit Comte de Lautréamont. Il a écrit ce livre.
Il a existé. Isidore Lucien Ducasse est né en 1846 à Montevidéo (Uruguay). Son père est consul. Sa mère se suicide un an plus tard. A 13 ans, son père l’envoie en France pour poursuivre ses études, peut-être pour éviter la contamination de l’épidémie du vomito negro dont ce dernier est une des premières victimes. En octobre 1859, il entre au lycée impérial de Tarbes. En 1863, il passe en classe de rhétorique au lycée impérial de Pau. Il repart à 21 ans à Montevideo, puis à Paris. En 1868, il achève le manuscrit du premier Chant de Maldoror et le fait imprimer à compte d’auteur. La plaquette est distribuée. En 1869, la version définitive des Chants de Maldoror est imprimée à Bruxelles. En 1870, il écrit et publie les fascicules Poésies 1 et 2. Le 24 novembre de cette même année, il meurt dans des circonstances inexpliquées et est inhumé au cimetière de Montmartre. Vingt-quatre ans. Vingt-quatre ans seulement.
Et lorsque nous le lisons, nous ne lisons que ce que nous-même sommes en mesure de lire de la part d’un auteur comme Lautréamont, fabuleusement doué et, de surcroît, mort. Car il ne nous répondra pas.
Ce qui ne nous empêche pas de l’écouter :
« Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu’il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison ; car, à moins qu’il n’apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d’esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme comme l’eau le sucre. Il n’est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre : quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger. Par conséquent, âme timide, avant de pénétrer plus loin dans de pareilles landes inexplorées, dirige des talons en arrière et non en avant. Ecoute bien ce que je te dis : dirige tes talons en arrière et non en avant, comme les yeux d’un fils qui se détourne respectueusement de la contemplation auguste de la face maternelle ; ou, plutôt, comme un angle à perte de vue de grues frileuses méditant beaucoup, qui, pendant l’hiver, vole puissamment à travers le silence, toutes voiles tendues, vers un point déterminé de l’horizon, d’où tout à coup part un vent étrange et fort, précurseur de la tempête. La grue la plus vieille et qui forme à elle seule l’avant-garde, voyant cela, branle la tête comme une personne raisonnable, conséquemment son bec aussi qu’elle fait claquer, et n’est pas contente (moi, non plus, je ne le serais pas à sa place), tandis que son vieux cou, dégarni de plumes et contemporain de trois générations de grues, se remue en ondulations irritées qui présagent l’orage qui s’approche de plus en plus. Après avoir de sang-froid regardé plusieurs fois de tous les côtés avec des yeux qui renferment l’expérience, prudemment, la première, (car, c’est elle qui a le privilège de montrer les plumes de sa queue aux autres grues inférieures en intelligence), avec son cri vigilant de mélancolique sentinelle, pour repousser l’ennemi commun, elle vire avec flexibilité la pointe de la figure géométrique (c’est peut-être un triangle, mais on ne voit pas le troisième côté que forment dans l’espace ces curieux oiseaux de passage), soit à bâbord, soit à tribord, comme un habile capitaine ; et, manœuvrant avec des ailes qui ne paraissent pas plus grandes que celles d’un moineau, parce qu’elle n’est pas bête, elle prend un autre chemin philosophique et plus sûr. » (Lautréamont, Les chants de Maldoror, I, 1)
Dès la première strophe du premier chant, Lautréamont évoque la logique, la tension d’esprit et la défiance. Possédons-nous les qualités requises pour une entreprise aussi délicate que la lecture de Lautréamont ? Pour aucune lecture ? Le vœu de Lautréamont, prononcé en 1868, il semble qu’il soit, plus que jamais, d’actualité. Le lecteur est devenu, en effet, « enhardi et momentanément féroce comme ce qu’il lit ». Nous sommes, de manière générale, « désorientés ». « Inférieurs en intelligence », nous méditons beaucoup. Nous n’avons plus de « chemin ». Et il y va de notre sort : « l’orage s’approche de plus en plus ».
Dans les Poésies (1870), Isidore Ducasse (l’autre de Lautréamont) déclare, sans ambages : « Les premiers principes doivent être hors de discussion » et : « Votre esprit est entraîné perpétuellement hors de ses gonds, et surpris dans le piège de ténèbres construit avec un art grossier par l’égoïsme et l’amour propre. »
Il est vrai, et c’est, chez l’auteur, volontaire, que les ouvrages Les Chants de Maldoror 1 à 6 et Poésies 1 et 2 se répondent ou se refusent mutuellement, mais, déjà, Les Chants en eux-mêmes ne cessent d’énoncer des propos contradictoires, étranges, des revirements, des sautes d’humeur, des improvisations, des remises en question, des adresses au lecteur qui n’ont pas le sens commun. Car, foncièrement, ce que Lautréamont a, en propre, à dire, c’est que la lecture d’un livre est une opération de contamination pour qui n’apporte pas à sa lecture une attention rigoureuse. Il est délicat de lire. C’est pourquoi nous nous arrêterons presque simplement à la première strophe et l’écouterons.
« Tous ne pourront pas lire ce livre » : Voilà qui est plutôt gonflé. Ne venons-nous pas de l’acheter, son foutu bouquin ? Il n’aurait pas pu écrire ça sur la couverture ? Comme un paquet de cigarettes : Lire Lautréamont nuit à votre santé mentale ; Les phrases d’Isidore Ducasse peuvent gêner votre entourage.
Non. Lautréamont pense clairement et écrit que son livre n’est pas là pour tous. « Quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger. » Nietzsche également pensait que tout le monde ne pouvait pas lire ses livres. Sinon, danger absolu. Pour Nietzsche, on sait pourquoi. Mais pour Lautréamont ? Pour Lautréamont, il s’agit de logique, de tension d’esprit et de défiance. A croire qu’on pourrait faire résolument n’importe quoi, en lisant son livre. Croire ceci ou cela… Antonin Artaud aussi écrit, à propos de l’impensable comte : « J’insiste sur ce point qu’Isidore Ducasse n’était ni un halluciné ni un visionnaire, mais un génie, qui ne cessa toute sa vie d’y voir clair quand il regardait et tisonnait dans la jachère de l’inconscient encore inutilisé. Le sien, et rien de plus, car il n’y a pas dans notre corps de points où nous puissions nous rencontrer avec la conscience de tous. Et dans notre corps nous sommes seuls. Mais, cela, le monde ne l’a jamais admis, et il a toujours voulu conserver, par devers lui, un moyen d’y regarder de plus près dans la conscience de tous les grands poètes, et tout le monde a voulu pouvoir regarder dans tout le monde, afin de savoir ce que tout le monde faisait. »
Nous sommes là en position délicate. Surtout que Lautréamont, qui est loin de ne pas avoir le sens de la contradiction, une fois métamorphosé en Isidore Ducasse, dira que « la poésie doit être faite par tous, non par un. »
Pour comprendre ensemble ces deux propositions, ce qui n’a en soi rien d’essentiel semble-t-il, il faut penser que tout le monde peut poétiser, mais tout le monde ne peut pas lire. Ou alors des livres différents. Ou alors tout le monde pourra lire quand tout le monde saura ce que c’est qu’écrire, c’est-à-dire savoir vraiment lire. Quelle est la mesure de la parole inscrite ou prononcée, de quelle singularité elle s’extraie. De quelle contamination elle participe. Les livres vous mentent quand ils vous disent que l’on est aujourd’hui en mesure de savoir mieux lire Lautréamont. Son langage coule bel et bien dans nos veines, mais comme un gigantesque malentendu. Car il est seul, « il n’y a pas dans notre corps de points où nous puissions nous rencontrer avec la conscience de tous. » Les vrais lecteurs sont aussi rares que les écrivains. Les écrivains ne sont que de vrais lecteurs. C’est-à-dire qu’ils apportent dans leur lecture, d’un livre ou des questions, ou du monde ou de la mort, ou de la vie ou de l’amour, ou… ou… une « logique rigoureuse et une tension d’esprit au moins égale à leur défiance. »
« Quand je dis « nous », c’est un tout petit « nous » » disait William Burroughs.
Les deux comparaisons entraînées par le comte impensable de Lautréamont dans cette première strophe de son chant sont :
La face maternelle.
Le présage de l’orage.
Lire Lautréamont, c’est ne pas se détourner de la « contemplation auguste de la face maternelle », ou « voler puissamment à travers le silence, toutes voiles tendues, vers l’ennemi commun. » Ne pas prendre un autre chemin, « philosophique et plus sûr ». On sent la rupture. Lire est un risque. Un risque énorme. Un « danger ». Le livre est un « fruit amer », il imbibe l’âme comme l’eau le sucre. Nous remarquons l’insistance sur les liquides. Si le livre est une mère, d’ailleurs, nous sortons littéralement de ses eaux.
Comme nous avons été extrait des lieux de la parole. Comme les mots nous précèdent et nous forcent à obéir à leur essence impensée.
Les landes inexplorées sont tout bonnement le fond de l’âme humaine, son origine concrète, la matrice de chair ironique dont il s’extraie et qui s’appelle : le langage. Car Lautréamont, qui fait tout à l’envers ou trop tôt, à 21 ans, en sait déjà quelque chose. Peut-être que, plus jeunes, nous savions. Nous ne vivions que dans le caprice insensé, la pure avidité. Et si, en effet, comme il le dit, seules les petites filles de 14 ans pouvaient comprendre Lautréamont ?
Voyons avec la plus divine d’entre toutes, Alice :
« Lorsque moi j’emploie un mot, dit Humpty-Dumpty d’un ton de voix quelque peu dédaigneux, il signifie exactement ce qu’il me plaît qu’il signifie… ni plus, ni moins ».
« La question, dit Alice, est de savoir si vous avez le pouvoir de faire que les mots signifient autre chose que ce qu’ils veulent dire ».
« La question, riposta Humpty-Dumpty, est de savoir qui sera le maître… Un point, c’est tout. »
Alice était trop déconcertée pour ajouter quoi que ce fût. Au bout d’une minute, Humpty-Dumpty reprit : « Ils ont un de ces caractères ! Je parle de certains d’entre eux – en particulier des verbes (ce sont les plus orgueilleux). Les adjectifs, vous pouvez en faire tout ce qu’il vous plaît, mais les verbes ! Néanmoins je suis en mesure de les mettre au pas, tous autant qu’ils sont ! Impénétrabilité : voilà ce que, moi, je déclare ! »
« Voudriez-vous, je vous prie, me dire, s’enquit Alice, ce que cela signifie ? »
« Vous parlez maintenant en petite fille raisonnable, dit Humpty-Dumpty, l’air très satisfait. Par « impénétrabilité, j’entends que nous avons assez parlé sur ce sujet, et que vous feriez bien de m’apprendre ce que vous avez l’intention de faire à présent, si, comme je le suppose, vous ne tenez pas à rester ici jusqu’à la fin de vos jours. » (Lewis Carroll)
La question du langage semble être toujours de savoir qui en est le maître. La question de celui qui maîtrise son langage (l’écrivain ou le vrai lecteur) est toujours : Qu’est-ce que tu vas faire de ta vie ?
Nous savons à quel point le sens que nous donnons à notre vie est mesquin, artificiel. Nous savons à quel point nos manières sont empruntées. Nous savons que nous ne cessons de chercher des buts à un chemin déjà obscur. Nous commençons vraiment à en être malades, car, aujourd’hui, le but n’est même plus un idéal, c’est-à-dire qu’il y a de fortes chances qu’on se retrouve avec celui-ci dans les bras, c’est-à-dire sur les épaules, c’est-à-dire sur le dos.
Nous comprenons que tous les discours que nous formons pour nous justifier sont des fabrications d’un singe appelé Verbe et qui nous a empapaouté depuis des lustres. Vrai : comme un bodysnatcher de film d’horreur notre organisme a été occupé, attrapé par le Verbe et je crois qu’il est là pour rester. Nous n’y croyons plus, mais nous continuons. Nietzsche disait qu’on ne pouvait pas s’être vraiment débarrassé de Dieu puisqu’on croyait encore à la grammaire.
La plus vieille grue pousse un cri pour repousser l’« ennemi commun ».
Il s’agit, pour la tradition qu’elle personnifie, de repousser Lautréamont. Il la comprend, alors, car les autres grues, inférieures en intelligence, s’y plongent comme dans un gouffre. Ca n’est pas faute à l’écrivain, ennemi commun ou non (je dirais qu’il est plutôt un ennemi hors du commun) d’avoir averti le lecteur à l’entrée de la difficulté de son entreprise.
Ainsi, nous pouvons lire au sein des Chants de Maldoror, par exemple, un livre fascinant, terrifiant, envoûtant, le livre d’effroi galactique que Lautréamont n’a pas manqué de ne pas écrire et de faire par la même occasion l’impasse sur le passage grotesque et hilarant des deux piliers et que d’ailleurs je vais vous lire : « Deux tours énormes s’apercevaient dans la vallée ; je l’ai dit au commencement. En les multipliant par deux, le produit était quatre… mais je ne distinguai pas très bien la nécessité de cette opération d’arithmétique. Je continuai ma route, avec la fièvre au visage, et je m’écriai sans cesse : « Non… non… je ne distingue pas très bien la nécessité de cette opération d’arithmétique ! »
Ou alors rire au passage des deux piliers alors qu’il écrit : « Sachez que la poésie se trouve partout où n’est pas le sourire, stupidement railleur, de l’homme, à la figure de canard. »
Mais finalement, Lautréamont admet : « Souvent, il m’arrivera d’énoncer, avec solennité, les propositions les plus bouffonnes… je ne trouve pas que cela devienne un motif péremptoirement suffisant pour élargir la bouche ! Je ne puis m’empêcher de rire, me répondrez-vous ; j’accepte cette explication absurde, mais, alors, que ce soit un rire mélancolique. Riez, mais pleurez en même temps. Si vous ne pouvez pleurer par les yeux, pleurez par la bouche. Est-ce encore impossible, urinez ; mais, j’avertis qu’un liquide quelconque est ici nécessaire, pour atténuer la sécheresse que porte, dans ses flancs, le rire, aux traits fendus en arrière. »
Le rire mélancolique que doit provoquer les Chants de Maldoror et les Poésies de Ducasse, c’est celui qui suit l’effondrement des principes premiers et la dérive des systèmes qui, logiquement, en découlent.
Ce rire-là, ce rire humide, est le produit de cette tension d’esprit au moins égale à la défiance que le lecteur, moins féroce que ce qu’il lit (si il sait se tenir) garde le long de cette lecture sauvage.
Mais que dire d’autre que : nous ne lisons jamais Lautréamont mais un écrivain construit à notre image que nous plaquons avec impudence sur la personne du comte de, appelé en fait Isidore Lucien Ducasse.
Et dans cet effet de retard à l’œuvre de Lautréamont, amorcé sérieusement entre le sujet annoncé et le fait qu’il ne sera jamais traité ainsi que le décalage sans cesse opéré de sens par cet auteur génial, « cocasse mais superbe » et inspiré par les indiens, se trouve ce point de rupture avec l’habitude humaine qui fait de la lecture réellement lue du livre de Lautréamont un idéal jamais atteint par aucun lecteur. Le lecteur intelligent se met à douter de ce qu’il lit : l’auteur ne se contredit d’ailleurs-t-il pas ? Un passage des Chants se voit corrigé et renversé dans un des fascicules de Poésies. Le soupçon est alors entendu à l’ensemble. Méfiez-vous du langage. Tous les livres peuvent ainsi tromper tout le monde. Apportez dans votre lecture quotidienne une « logique rigoureuse », une « tension au moins égale à votre défiance ». Dans tous les discours. Celui que je fais en ce moment, notamment.
La communication est un malentendu. Le livre y contribue. Croyant lire autre chose que nous-même dans l’ouvrage nous cherchons pieusement le comte impensable et nous butons sans cesse sur l’évidence du texte qui laisse le moins échapper le caractère d’un homme, mais, au contraire, opère comme un miroir fragmenté du lecteur dans le décalage qu’il opère sans cesse sur le sens indistinct d’un ouvrage où les contradictions s’accumulent le plus volontairement du monde.
Ce qu’il y a de résolument inouï, je crois, chez Lautréamont et qu’il nous faut au plus vite entendre, c’est que la carte devient le territoire en un aller-et-retour perpétuel, c’est-à-dire que la littérature déborde et emporte l’ensemble de cette vie et peut, à mesure qu’elle avance, tout prendre, tout comprendre et la transformer en poésie grotesque et sérieuse, des présupposés de la mathématique la plus froide aux descriptions scientifiques et noms latins savants des animaux bizarres. Tout est nécessaire et, particulièrement, le plagiat, les redites et les contradictions, pour bâtir cette toile brutale de singularité excédante.
Elle nous rappelle notre visage hagard, grotesque, splendide, sérieux, absurde : le chaos que contient notre cœur.
Mallarmé voulût que le
monde aboutit à un beau livre ; Lautréamont n’a
pas besoin de le vouloir, le livre s’écrit de
lui-même. C’est un hydrocéphale, un monstre
à deux têtes, un hermaphrodite, une abomination. Une
machine à ne jamais commencer un récit, ce qui
pourrait se finir, une digression sans queue ni sens, et allez-y
vous même voir, si vous ne voulez pas me croire. Mais, si
Mallarmé voulait écrire un Livre qui les comprendrait
tous, Lautréamont a naturellement écrit celui qui les
excluait.
Tous : Pascal, Vauvenargues, La Rochefoucault, Châteaubriant,
Victor Hugo, Lautréamont lui-même peuvent être
nié par cette poésie obscène et froide,
repris, dépris, permutés. Depuis Lautréamont,
d’ailleurs, vous n’en verrez pas beaucoup qui ne
s’attacheront pas à découper la langue en
rondelles et la replacer dans un ordre ou un désordre voulu.
Au XXe siècle, les insurrections internes s’appellent
d’ailleurs : Tristan Tzara, James Joyce, Pier-Paolo Pasolini,
William Burroughs.
Le risque posé par Lautréamont, comme par Sade d’ailleurs, mais dans une stratégie obliquement différente, c’est qu’on ne peut parler de lui sans remplacer son contenu par les méandres de nos propres problématiques. Chez Sade, c’est qu’il ne présente pas un système mais une philosophie ouverte à toutes les singularités physiologiques. Chez Lautréamont, c’est beaucoup plus pernicieux : c’est une démarche pensée et achevée que de rebuter à l’emprise du moindre système d’explication. On peut imaginer (hélas, que jamais cela ne fut) Freud en personne buter contre les résistances à écheveaux multiples préparées à son endroit par le comte rasé de Lautréamont.
Pascal avait construit une machine à trouver Dieu ; Lautréamont bâtit une machine à trouver rien. Il semble qu’il prenne le concept de « projet » par l’absurde : Dès le commencement des Chants, il torturera le pire projet qu’ai jamais eu un écrivain : écrire un livre. Pourtant, il en écrit un, mais qui ne ressemble à aucun autre. Il renverse le projet de l’œuvre d’art : il écrit un livre qui ne peut pas vraiment être « lu ». Et pour contrer le possible malentendu (qui aura lieu, pourtant, puisque c’est inévitable) il écrit Poésies qui vient détruire son propre discours en en créant un autre ni plus ni moins crédible : parfaitement oblique.
Si nous abandonnons le « projet », si nous nous résolvons à ce que la vie ne veuille non seulement « rien dire » mais « ne pas en parler comme ça », si nous prenons l’existence comme un malentendu, il s’agit ensuite de renverser ce néant dans la lumière : l’apprécier dans l’extase que peut générer son absence de sens. Alors : le silence sur l’essentiel est un feu brûlant sur le reste : parvenu au point où le centre (absent) soit un point muet lumineux, nous pouvons traverser les géographies du sens avec sérénité, perspicacité.
Ne pas se donner pour règle, accepter la singularité de sa position, entraîner les autres vers leurs singularités même, rendre le monde au monde, la vie à la vie. Ne pas pour autant rejeter l’incohérence de son discours, jouer avec, s’en amuser, y croire / n’y croire pas. C’est le risque suprême que nous exigeons de nous-même. Nous refusant à lui donner une base qui le justifie (car à trop justifier, on commence à en douter sérieusement), nous l’appelons notre caprice.
Le caprice ne prétend être là pour personne. Ne se rationalise pas. C’est un jeu d’enfant gâté. Tous les livres le sont, et ceux qui ne mentent pas le rappellent. Les autres, tous les autres, mentent dès qu’ils se déclarent utiles. Ainsi Sartre, Camus, Malraux, par exemple.
Si Bataille a mieux compris Lautréamont que les autres, c’est parce qu’il a saisi et théorisé la tension de la littérature vers la plus parfaite inutilité. Inutilité publique. En ce sens, Lautréamont est un maître. Non seulement il ne sert à rien, il est nuisible ! Qu’allez-vous appliquer une œuvre qui se déchiquète elle-même comme un jaguar pris de fièvre, ne reconnaissant plus sa propre queue ? Je vous précise tout de suite car c’est mon devoir si vous avez espéré l’inverse, ou du moins quelque chose de relatif : Vous n’apprendrez rien sur le monde en avalant, en égorgeant lentement l’Oeuvre d’Isidore Ducasse : Et si vous espérez connaître Ducasse, ou qui que ce soit que vous entendez par là : pareil, c’est-à-dire pire.
Lautréamont est l’ennemi commun. L’énergie artistique s’énonce comme résistance, exception. Dès qu’elle participe de la règle ou de l’institution, elle meurt. « Il y a un fait connu, dit Tzara en 1920 : on ne trouve plus des dadaïstes qu’à l’Académie Française. » Ses fragments cependant restent vivants car leur énergie primitive ne peut participer de cette intégration. Lautréamont apprend à lire et l’intelligence et son emploi ne font qu’un pour ce qu’il s’agit du langage où une théorie et une pratique se répondent si parfaitement. Ainsi Les Chants de Maldoror et les Poésies (cet « exposé programmatique » comme l’appellera Debord) ne sont nullement réductibles au poème, au roman, à l’essai ou au manifeste : mais remplissent intégralement tous ces rôles : établissant la preuve par l’exemple d’une unité entre la pensée et son expression.
Là où cela se divise, par contre, c’est dans le cours, le flux même de la matière pensée (écrite). « Les vrais dadas sont contre DADA » dira encore Tristan Tzara. Et Picabia, opérant le détournement et revirement de Jésus-Christ lui-même : « Qui est avec moi est contre moi. » Alternativement, l’auteur, pour mettre le lecteur contre lui, c’est-à-dire libre de lui, doit louer ou blâmer le même objet. Non nécessairement d’ailleurs pour « avoir tout dit » comme, par exemple, Victor Hugo ; non plus directement par logique dialectique, mais pour rapporter, à chaque étape, la nature du raisonnement à son arbitraire magistral. Il s’agit de suspendre l’idée de jugement, sa possibilité même. Non, le lecteur, apportant, portant sa logique rigoureuse en bandoulière, ne rencontrera pas l’auteur dans les propos qui sont conduits au sein de ces pages extraordinaires : il ne se rencontrera pas non plus lui-même, si tant est qu’il cherche, avec l’absolution de l’auteur mort, à étayer une de ses thèses de citations choisies. Il n’y rencontrera que l’arbitraire fondamental de l’origine du jugement, le chaos premier d’où émerge l’ordre du discours : Ainsi la critique la plus radicale (en effet) de l’homme et de son Créateur, accompagné d’un chant froid à leur gloire : gloire d’avoir inventé le langage, qui nourrit et traverse leurs vies – thésaurisant l’illusion vitale, mais aussi critique de leur crédulité, leur lâcheté, leur vantardise de jeunes snobs hermaphrodites femmes à barbe louches et pédérastes incompréhensibles.
En effet, oui : ce livre est dangereux. Eloignez-vous quand vous le lisez, ou acceptez les conséquences. La logique absolue qui s’ensuit. La destruction du système par le système. On en est toujours là.
La littérature est contamination. Nous sommes ce que nous lisons. L’individu que les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison a marqué en profondeur, enhardit et rendu momentanément féroce comme ce qu’il lit, se place ainsi d’entrée de jeu au service de ce discours, alors que son intention subjective a pu être complètement contraire à ce résultat. Il suivra pour l’essentiel ce langage abrupt et sauvage, car c’est celui qui lui sera maintenant familier. Il voudra sans doute se montrer ennemi de sa rhétorique goitreuse ; mais il emploiera sa syntaxe aigre. C’est un des points les plus importants de la réussite obtenue par la contamination textuelle, ce singe de Verbe qui ne fait qu’un avec le Créateur ivre, le virus du langage qui s’est si bien adapté à l’organisme humain.
L’effacement de la personnalité du lecteur, qui commande le jugement critique, accompagne fatalement les conditions de la lecture concrètement soumise aux normes du livre, et ainsi toujours plus séparée des possibilités de connaître des expériences de lecture qui soient authentiques, et par-là de découvrir les préférences de son jugement.
Il n’y a rien d’incompréhensible. Les idées aliènent. Le sens des mots y participe. La littérature doit avoir pour but la poésie pratique. La mission de la poésie est difficile : Pour apprendre à lire : notez, écrivez, détournez, corrigez, réfutez : allez-y de votre caprice. Le plagiat est nécessaire : le revirement l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée ancienne, la remplace par la formule propre au lieu.
Il paraît normal, naturel, sous prétexte d’humilité ou de raison, de ne pas discuter les causes premières, d’en rappeler systématiquement les conséquences connues et fausses. Il n’y a rien de plus bête ! Dénouons la chaîne régulière avec les temps récents ; la poésie n’est d’aucune géométrie fixe. Depuis Burroughs, la poésie n’a pas progressé d’un millimètre. Elle a reculé. La doute a existé de tous temps en majorité. Dans cette fin de siècle, il est en minorité. Nous respirons le principe du devoir par les pores. On s’en souviendra.
Je sais que vous vous attendez à des explications à l’endroit du caprice, associé par moi aux silences de Lautréamont sur le fond des mondes. Le caprice est la mobilité même et comprend toutes les passions qui ne le comprennent point. Vous direz que cela est un paradoxe parce que le caprice se manifeste avec douceur et immobilité : un livre, par exemple. Oui, les pensées des individus contaminés par l’immobilisme social sont assez mesurées, mais ces pensées excitées, accomplies par le vœu pieu d’abolir l’inégalité et l’injustice (« la poésie doit être faite par tous, non par un »), ce qui reste et domine est l’élan du cœur pour rendre libres ceux qui ne le sont pas encore, ou alors n’en profitent pas. Pour je ne sais quelle raison personnelle.
Cela peut passer, chez Nietzsche ou Lautréamont, à prévenir d’emblée qu’il ne vaut peut-être pas, si sa logique n’est pas encore bien exercée, lire ce livre.
Les sophismes de ce siècle ne sont que des gémissements. Les premiers principes doivent impérativement être discutés. Repoussez la crédulité : que ça me fasse plaisir ou non. Il n’existe aucun genre de poésie. La poésie n’est pas un fleuve majestueux et fertile : c’est un cyclone, ou rien.
J’ai vu les hommes lasser les écrivains à décrire les subtilités de leur cœur, faire répandre sur eux soupçons et inquiétudes. Alternativement, ils respectaient et profanaient l’enfance, la vieillesse, ce qui respire comme ce qui ne respire pas, rendaient hommage et injuriaient la femme, prenant le visage du cochon, consacraient à la pudeur ou au lucre les mêmes parties du corps. Le firmament, suspendant l’idée de beauté, la terre, image et opposée de mon cœur, furent invoquées par moi, afin de me désigner un homme qui se crût cohérent. Le spectacle de ce monstre, s’il eût été réalisé, aurait pu me faire mourir d’étonnement : on ne sait jamais ce qui peut bien nous tuer.
Le caprice sort du cadre européen des faiblesses aux anus infundibuliformes : ce n’est plus de la merde, nous ne chierons plus en couleurs diverses pour orner le zoo de l’art de tous les drapeaux des consulats : Nous nous ferons plaisir. Nous ne sommes pas des directeurs de cirque. Peu importe la France. Nous sommes naïfs. Nous sommes immédiats. Nous sommes disponibles. Nous sommes simples et articulés.
Mais si l’ordre du monde ne part que d’un caprice à la mesure du caprice de l’Univers, alors, si nous visons la mesure de l’homme, ce sera également le fruit d’un caprice, mais d’un caprice plus généreux. On ne peut pas s’empêcher de faire quelque chose, mais si cela équivaut pour nous à « rien ». Peut-être plus évidemment encore. Nous savons que cela n’est rien à l’échelle du monde, et que le temps nous recouvrira davantage, mais, cependant, par un dessein né des volontés obscures du cœur, nous miserons sur ce caprice, et l’étendrons aux affaires de ce monde. Car nous ne nous enquerrons que du pur bonheur, qui est le fruit de notre lucidité sur les illusions générés par notre temps, et son dépassement, vers une liberté plus grande, et chèrement acquise par une succession renouvelée d’efforts.
Tout est toujours donné d’emblée : il suffit de savoir lire, il suffit de savoir vivre. Mais le savons-nous ?
Ainsi se déploie finalement Lautréamont dans la sphère du nihilisme occidental comme achèvement de l’histoire de la métaphysique : le langage, contamination et non communication, n’est le garant d’aucune vérité : au contraire, il peut se répéter, se moduler comme une éternelle constellation de propositions qui s’annulent les unes les autres. Cela, la logique rigoureuse et la tension d’esprit nous permettent de le dire. Et cela, cette constatation de pouvoir dire avec assurance l’un et son contraire, c’est-à-dire de manquer des principes premiers qui devraient être hors de discussion mais ne le sont, à notre niveau, pas du tout, est encore, aujourd’hui, plus que jamais d’actualité. Les films de David Lynch, le chansons de Nine Inch Nails, les romans de Thomas Pynchon, les images de Scott Batty nous le démontrent : nous en sommes à cette recherche, par la pensée et par la poésie, de ce qui est – encore – malgré le déploiement et l’achèvement de l’aliénation – vrai.
La vérité, c’est-à-dire la poésie pratique, c’est-à-dire la liberté, nous la lisons dans les fragments d’Héraclite ou de Tchouang-Tse, nous la lisons dans la poésie de Rimbaud, d’Hölderlin ou d’Emily Dickinson, nous la recherchons dans le devenir de notre être singulier. La lucidité quand au danger des ressources infinies du langage, seul Lautréamont était en mesure de nous l’apprendre. Et de nous apprendre à en jouer. A jouer de l’illusion verbale comme d’une lyre d’or.
Dire que tout est illusion n’est pas encore le vrai. Le vrai est la découverte de la fausseté d’une proposition, car lui manque son usage, son emploi évident qui en est le critère de réalité historique. Ainsi l’acquisition de la liberté, ou de la spontanéité qui est notre caprice, est le fruit du lourd labeur de la lucidité historique et du développement en son entier de l’esprit critique qui permet l’acquisition de la conscience singulière, épaulée par la logique rigoureuse. En dernière instance, la vérité s’énonce comme silence car nous nous taisons, avec pudeur et complicité sensuelle, lorsque l’on vient – enfin et finalement – à aborder l’essentiel.