Texte écrit dans le cadre de la publication réalisée avec Lauren Huret L’âge des techniciens.
Les textes traditionnels évoquent une subdivision de l’Histoire qui passe par quatre âges successifs – âge d’or, âge d’argent, âge de bronze et âge de fer – et une domination de l’humanité par quatre castes : prêtres, guerriers, marchands et techniciens. A chaque âge correspond la prééminence d’une caste. L’âge d’or, celui où les prêtres étaient au sommet de la hiérarchie sociale, fut l’âge le plus long. Mais les guerriers se révoltèrent et prirent le pouvoir. Si les guerriers se révoltèrent, c’est que les prêtres étaient corrompus. Ils avaient cessé de garder le monde en paix. Ils avaient du pouvoir sur les âmes des hommes et les torturaient psychiquement. Face à leur emprise, les guerriers apparaissaient comme une relève et un soulagement. Les prêtres des églises institutionnelles qui suivirent ne furent plus guère que leurs « représentants ». Et l’Histoire commença avec l’âge d’argent. C’était il y a plusieurs milliers d’années.
Le pouvoir des guerriers était un pouvoir de surface. Il n’était pas supposé s’imprimer dans l’âme. Et avec la guerre apparut l’amour. C’est le modèle « courtois », l’amour qui est une fin en lui-même, et un double de la guerre. Tous les chevaliers ont besoin de faire allégeance à une dame ; même les guerrières, comme Buffy ou Veronica Mars, ont besoin d’un homme qui est « la figure de leur question ». L’âge d’argent trouve son poète ultime dans la figure de Dante et son amour stellaire pour Béatrice – mais aussi toutes les grandes figures du soufisme qui incarnèrent la voie mystique de l’amour, de Ibn Arabi à Ruzbehan Baqli Shirazi. Mais les guerres ne cessèrent d’épuiser les hommes, dans des famines et des impôts successifs, et surtout des allégeances qui n’étaient pas synonymes de prospérité mais de la perpétuation de l’inégalité – des hiérarchies rigides et une misère permanente. Vint alors la relève incarnée par la troisième caste, les marchands, qui commença vers le XVIe siècle dans des villes comme Florence, Venise, Amsterdam, Londres. Apparut alors le libéralisme, et l’idée que les vices privés sont à l’origine de la vertu collective. La qualité propre aux marchands vient de leur capacité à comprendre l’autre et ne pas le juger – qualité qu’on trouve parfaitement dans le poète de leur âge : Shakespeare. Ce n’est pas étonnant de voir l’amour disparaître au profit du sexe – le XVIIe, le XVIIIe siècles sont des siècles de libertinage ; l’accumulation de conquêtes formant une sorte d’analogie amoureuse avec l’accumulation de possessions. Les politiciens ne devinrent, comme dit Zappa, que la « section divertissement du monde industriel et financier ». Aujourd’hui, le règne de l’économie touche à sa fin : elle n’est plus facteur de paix, l’inégalité atteint son point maximum dans un monde où 1% de l’humanité possède autant que les 99% autres, et la réussite économique n’est plus capable de faire rêver personne. Nul ne peut plus croire à la « promesse de paix perpétuelle » incarnée par le commerce.
C’est pourquoi les techniciens apparaissent à leur tour comme la relève d’une économie corrompue et de marchands qui ne sont plus que des spéculateurs boursiers et des possédants impénitents. Ce que la caste des techniciens apporte dès le début, c’est l’obtention de tout ce qui aurait toujours dû être gratuit, et tout d’abord l’accès aux arts. Les disques, les films, les livres : tout à portée de main en un clic ! Puis la publication : face à une presse intégralement corrompue par son allégeance à la caste des marchands, nous assistons à l’accumulation de sites d’information indépendants – blogs, tweets, qui drainent une masse infinie de points de vue singuliers et sont le rendez-vous des lanceurs d’alertes et autre justiciers solitaires – très bien représentés dans le trio d’amis de Fox Mulder dans la série X-Files. A chaque fois qu’une caste au pouvoir se sent en danger, elle se transforme en dictature paranoïaque. Ainsi, ce n’est pas surprenant de voir les marchands refaire aujourd’hui le « pari du fascisme » – comme dans cette info où on apprenait que J.P. Morgan appelait à la constitution de pouvoirs dictatoriaux en Europe. Le fascisme, c’est toujours le pouvoir qui prend peur, parce qu’il sent que ses jours sont comptés – et c’est la conséquence d’une inégalité trop forte, trop visible, non échangeable contre des promesses ou des rêves. L’économie touche à sa limite ; demain, les techniciens prendront le pouvoir ; mais nous sommes encore incapables de penser pleinement les conséquences de leur pouvoir et la violence qui leur est associée.
Une cinéaste, Joyce A. Nashawati, m’a un jour demandé : A ton avis, pourquoi y a-t-il si peu de fictions sur la cybernétique ? Le fonctionnement cybernétique est présent en amont dans la littérature prophétique qui annonce notre temps : J.G. Ballard, William Burroughs, Philip K. Dick et bien sûr Thomas Pynchon, dont V. et L’arc-en-ciel de la gravité se prêtent volontiers à des analogies avec le fonctionnement des réseaux sociaux ou le « surf » du net. Mais la plupart des fictions rejouent inlassablement les schémas narratifs de l’âge des marchands : modèle narratif policier, « psychologisant », et récits d’adultères libertins. On compte sur les doigts d’une main les films ou les romans capables de parler de l’âge de fer – l’âge des techniciens. Aujourd’hui, deux séries seulement explorent réellement les « potentialités » de notre époque : Mr. Robot et son univers de geeks schizophrènes et surtout Person of Interest et ses deux machines, la machine « divine » qui sauve chaque fois un être humain singulier et la machine « démiurgique » qui ne cesse d’étendre son contrôle totalisant. Quant au transhumanisme – qui semble la fin lugubre du pouvoir aux mains des techniciens, seule la série Dollhouse et à sa suite (mais presque comme une copie) Westworld, auront tenté d’en présenter les enjeux dans toute leur horreur : un monde divisé entre une masse inépuisable d’esclaves prostitués et automatisés, déclenchables à l’envie, et une poignée de « maîtres » qui sucent la vie des autres ou les baisent comme des vampires.
Ce qui semble une dystopie terrifiante est pourtant le rêve de quelques techniciens puissants et dont la volonté morbide ne semble pas connaître de limites. Partout le transhumanisme gagne du terrain : sa puissance de séduction sur les hommes de pouvoir est grande, tout d’abord parce qu’ils n’ont plus même le souvenir d’un univers où la transcendance existait ; ils n’ont plus la nostalgie de l’âge d’or ou le sentiment de la multiplicité des mondes ; ensuite, parce que leur désir d’une vie intense est si grand que les limites propres à leur corps et sa « chétive durée » sont la dernière barrière qu’ils voudraient voir sauter. Dans leur mégalomanie, qui n’a connu aucun équivalent dans les époques précédentes, ce monde sera le leur, pas le nôtre. Le nôtre, ce sera la survie, rendue difficile par la pollution croissante autant que par les catastrophes écologiques, et la « guerre civile mondiale » : rien d’autre. L’enfer qui s’annonce nous laisse idiots parce que nous n’avons même pas encore construit la personnalité qui nous permettrait de l’affronter. Nous ne savons encore ni comment nous devrons aimer ni comment nous devrons poétiser. Nous ne savons même pas comment nous devrons manger, à peine comment nous devrons respirer. Mais nous savons que cela ne ressemblera en rien à ce que nous avons connu jusque là, et c’est pourquoi nous pouvons simultanément dire que « cette guerre a commencé sans nous » et que celle-ci est bien « la dernière guerre du monde ». Elle a lieu partout à la fois, à chaque instant de notre vie.
L’art qui vient est apocalyptique ; il est comme la « mariée qui relève son voile ». Il a simultanément la capacité de résumer la totalité de l’expérience humaine et il la situe face à la pointe tranchante d’une vie arrivée à son terme. L’art qui vient est le premier où l’exégèse et la prophétie se mêlent en une seule forme – et c’est peut-être la définition même des « temps de la fin » : un temps où prophétie et exégèse ne sont que les deux faces d’une même pièce, le temps qui précède le retour de l’Imam caché et la « grande résurrection ». Comme les cinémas de David Lynch et de Lars Von Trier, il ne fait pas de distinction entre mélodrame et bouffonnerie, et refuse le cynisme et l’ironie, ces petites armes de petits marquis. Comme la musique des Secret Chiefs 3, il ne connaît plus de frontières entre Orient et Occident, et comme The Leftovers, il ne sépare plus les domaines du profane et du sacré. L’art qui vient résume les qualités propres à toutes les époques parcourues précédemment : il a la dimension initiatique de l’art de l’âge d’or et la ferveur amoureuse de celui de l’âge d’argent. Il a la dimension psychologique de celui de l’âge de bronze et il se tient face à son époque comme l’épée de l’Ange du Jugement. Tout geste y est « salut » ou « perdition » et le battement des ailes d’un papillon provoque un ouragan que seule la prière d’une petite fille est capable d’empêcher. Il n’est pas sacré : il est le « sacré » lui-même, et le dernier clin d’œil de l’Ange.