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Désespoir au contenu de feu
Paru en 2018

Contexte de parution : Facebook

Présentation :

Post Facebook du 21 juillet 2018.

Collection de texte  écrits pour le programme d’été « Chants d’Amour » de Lise-Marie Barré et Marie Richeux. .


Cité(s) également : plusDjalâl ad-Dîn Rûmî, Farid al-Din Attar, Sohrawardi




Le monde des formes en suspens, c’est le nom que Sohrawardi donne au monde de l’âme. Quand nous reviendrons d’entre les morts, nous traverserons les citadelles en suspens. On tombe amoureux comme on tombe dans le coma : on se retrouve dans cet état intermédiaire entre la vie et la mort, entre le temps et l’absence de temps. Le premier regard, le premier sourire, la colère face à cet état de faiblesse, la panique face à cet instant de fragilité, tout cela, tout ce qui existe déjà alors que l’amour ne s’est pas encore concrétisé, c’est le combat de l’âme qui essaie de respirer dans une nouvelle atmosphère. Nous sommes l’hippocampe asphyxié par l’absence d’eau. Tomber amoureux, c’est débarquer sans scaphandre sur une planète inconnue. Elle est remplie de monstres et de chimères, de pyramides, de peuples et d’otages sacrifiés. Et au milieu de la vallée de la suspension trône un sphinx sans pitié, qui se régale déjà. Désespoir au contenu de feu sera sa nourriture.

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Ca ressemble à des couloirs de cauchemar : couloirs qui donnent sur d’autres couloirs, interminablement, à l’infini. Et ces gares où nous errons à la recherche d’un train, notre billet depuis si longtemps dans notre main qu’il s’effrite et se réduit en poussière. Il fait si chaud que les anges s’évanouissent comme des jeunes premières. Nous sommes la tortue errante dans la vallée de la déclaration à la recherche du tribunal de l’amour. On avait rendez-vous à treize heures et c’est déjà la nuit. Mais ce n’est pas grave. On est au-delà du trac puisque la pièce de théâtre a commencé et on se tortille convulsivement devant le public, ayant oublié toutes nos répliques. Et puis des mots sortent de notre bouche. Et puis son sourire est un acquittement provisoire. Et puis les baisers qui suivent sont si confus qu’ils ont l’éclosion spontanée des fleurs sauvages. Il y a bien un sphinx, mais il est caché dans une corolle comme ces images tirées de l’enfance où une sorcière était drapée dans les plis du chapeau de la petite fille ou un dragon dans l’armure du chevalier. On peut faire mine de l’ignorer mais, depuis le passé, son énigme continue à dicter le futur. Le drame peut commencer.

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Maintenant nous franchissons le seuil de l’éblouissement. Maintenant nous plongeons dans le terrier du lapin et passons de l’autre côté, dans la vallée de la passion. Le Temps n’est plus une condition extérieure à nous, lisible sur les aiguilles d’une montre. Nous sommes le Temps, et nous brûlons si forts que la clim se met à flamber sur notre passage. Notre amour a des yeux d’insomniaque. C’est une asphyxiée du firmament. On s’arrête à une terrasse de café et les regards nous chassent comme si nous étions des assassins. C’est vrai : nous les avons tous tués. Quelle que soit la personne qui s’adresse à nous, tout ne nous mène qu’à notre amour. Mêmes les êtres que nous avons aimé précédemment conspirent à ne plus former que des brouillons de son visage. On tourne en rond, on écoute de la musique : toutes les chansons ralentissent avant le refrain, les voix sonnent un peu faux et les couacs des saxophones sont comme des ricanements de mouette. La trame narrative de notre vie nous glisse insidieusement entre les doigts. Le sphinx réapparaît au milieu de la nuit, sculpté par les bosses des draps, ses traits tracés dans la sueur : il se tourne vers nous et nous chuchote son terrible secret. Demain matin, nous l’aurons oublié : c’est la règle.

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Djalâl-ud-dîn Rûmî disait de Farîd-ud-dîn ’Attâr : Il a parcouru les sept cités de l’amour, alors que nous sommes encore au coin de la rue. Nous avons bien tenté de traverser aux clous, le feu de l’adéquation était vert, mais le camion des ressemblances nous a roulé dessus soixante-dix-sept fois. La vallée de la passion nous a entraîné jusqu’au labyrinthe des reconnaissances et, à force de convoquer nos ardeurs passées pour les mêler à notre amour présent, tout a fini par nous rappeler quelque chose. Mêmes ses plus beaux sourires, mêmes ses phrases les plus mélodieuses sonnent comme des remakes ou des rediffusions. C’est le dimanche glauque d’un retour de vacances que nous rampons comme des loutres dans la vallée du dépit, à la recherche d’un peu de fraicheur. Les lèvres de notre désir sont gercées. Les pactes de sa chevelure sont brisés, et, lorsque le vent souffle, il n’en sort plus ni péché ni blasphème mais le vin de la tristesse et le vinaigre du renoncement. Les gazelles de nos parfums se sont enfuies. La nappe est désormais sans repas. Notre enquête est devenue aussi confuse que ses gestes. Le livre de notre amour est une énigme policière sans coupable, une enquête sans résolution. Le sphinx est sur le chaton de l’anneau, tombé au sol. Maintenant, nous dit-il : maintenant commencent à s’écrire pour nous les plus mauvaises pages de la Bible.

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Nous avons subi toute la souffrance de l’amour, mais nous n’avons pas reçu son trésor. C’est parce que le chemin est sans fin, et le trésor, sans forme. Nous deux, c’est fini mais ça ne fait que commencer. On est dévoré de l’intérieur, assailli de flashs de mémoire olfactive. Le moindre coin de rue traversé ensemble contient une fragrance de son odeur. Tous les verres que l’on touche se brisent. Tous les cafés se renversent. Tous les pas sont faux. Nous avons beau jeter notre cœur dans la corbeille de la calamité, notre âme reste fixée sur la poussière de son seuil. Inutile de nous couper la tête comme le calame : tout le pétrole du fond des enfers ne suffirait pas à laver la tache de sang indélébile de notre amour malade. Le sphinx aurait du nous le dire, car il le savait, que celui qui fait dépendre son avenir de la passion d’un moment ne se doute pas des souffrances qui l’attendent. Le vent fait rage, le parfum s’évapore. Alors que nous continuons à nourrir du lait de notre tendresse inconsolée le serpent des guerres visionnaires, les semaines se transforment en mois et les mois en années. Nous cabotinons sur les ruines de la vallée de la rupture quand soudain une personne se détache des trompe-l’œil. Au milieu des minauderies des marionnettes du savoir et des rodomontades des chiens de l’insouciance, celle-ci nous tend une main au doigt coupé. Suivons-la comme le chameau fauve parmi les vapeurs et les sables.