Post Facebook du 19 juin 2018.
Les déceptions amicales font partie des plus grandes peines de ma vie. C’étaient des retournements violents de gens que je considérais être mes proches ; des êtres qui, je le croyais, m’aimaient comme je les aimais ; des frères pour lesquelles je me serai tranché la main plutôt que de leur faire du mal ; des sœurs que je sentais plus près de moi que ma veine jugulaire mais qui, soudain, se mettaient à me cracher à la gueule en souriant de toutes leurs dents. Dante place les traîtres dans le neuvième cercle de l’Enfer. Ce n’est pas étonnant : rien ne révèle plus le caractère démoniaque de cette vie que la découverte d’une trahison ; rien ne transforme davantage ce monde en une annexe de l’Enfer. Cependant, comme tant de souffrances – et plus encore peut-être que bien des souffrances – les trahisons amicales sont de fabuleux instruments de connaissance. Et elles peuvent se révéler une excellente matière noire pour une métamorphose. Nous sommes des guerriers. Nous ne devons pas nous plaindre ; nous devons nous améliorer. Et la trahison d’autrui peut être notre escalier vers la Lumière. Si l’on veut se construire un cœur d’or, il faut avoir avalé beaucoup de merde. Sinon, notre bon cœur reste un cœur de plomb. Il sonne creux.
C’est la règle. Mais pour cela il faut avant tout cesser d’en faire une affaire personnelle. Il faut quitter l’émotion subjective de la trahison pour en faire un véritable terrain de combat spirituel, à l’air libre. Une trahison se situe très superficiellement entre l’ami et nous. A travers l’ami, c’est toujours un archonte qui nous parle, c’est-à-dire un mauvais ange, un oiseau de malheur, un émissaire de la fausse divinité : quelqu’un qui essaie de nous culpabiliser pour nous faire chuter, quelque chose qui essaie de nous rendre triste, amer et colérique afin de nous tirer vers le bas. Dans la violence du crachat reçu, c’est toujours le Démiurge qui essaie d’imposer son calendrier. Or, vis-à-vis du Démiurge, il faut que la peur change de camp. A travers nous, c’est l’humanité qui est atteinte. C’est un morceau de celle-ci, une part de celle-ci, dont l’ambivalence que produisaient nos actes n’a pas été repérée précédemment et qui maintenant nous saute à la gorge. Dans ma vie, la confiance bafouée a toujours pris la même forme, au point d’apparaître comme une variante de l’éternel retour. En ce sens, si j’ai commencé à percevoir le Temps comme le labyrinthe circulaire pourri du mauvais Démiurge où on repasse perpétuellement par les mêmes points, c’est dans l’amitié trahie que ce labyrinthe est apparu pour la première fois dans sa clarté et sa crudité.
La trahison amicale est toujours apparue dans ma vie sous la forme d’une accusation de manipulation mentale, une accusation de "gourouisme". Mais, jusqu’à aujourd’hui, je n’ai jamais essayé de me justifier. Tout ce que j’ai fait, à ces moments, c’est partir, me taire et quitter. Pourquoi ? Je n’étais pas même capable de me l’expliquer ; je me sentais coupable, tout simplement, coupable quand bien même j’aurais été innocent. Et je me sentais coupable de me sentir coupable. On ne doit pas se sentir coupable, mais on doit entendre ce qui se dit à ce moment-là. Si on vous reproche quelque chose, c’est que, d’une façon ou une autre, quelqu’un ou quelque chose l’a fait. Mais ce n’est pas vous. La personne que l’on accuse, c’est toujours une "version" de vous-même, indépendante de vous. Le coupable, c’est toujours un doppelgänger. Cocteau disait : ce qu’on te reproche, cultive-le, c’est toi. Je dirai : ce qu’on te reproche, conjure-le, c’est ton doppelgänger. Ne lui tourne pas le dos, dompte-le, affronte-le comme ton dragon. Un doppelgänger est toujours réel : c’est toujours une version de nous-mêmes. Simplement celle-ci agit comme notre cauchemar. Elle agit comme quelque chose qui, potentiellement, a toujours été là, à côté de nous, à agir contre nous.
Il y a 17 ans maintenant, le groupe d’artistes dont je faisais partie s’autodétruisait. Pendant quatre ans, on a fait des petits livres, des soirées et même des films. On avait une revue qui s’appelait Spectre. Tout appartenait à une mythologie que nous inventions en même temps que nous avancions, avec des personnages imaginaires et des théories farfelues auxquelles nous croyions, puis ne croyions plus, puis croyons encore. Nous étions jeunes et dingues. Nous n’étions pas fous : nous jouions comme des enfants aux frontières de la folie. A plusieurs reprises, la dernière année de l’existence du groupe, certains amis avec qui je travaillais me reprochaient une même chose : j’étais un gourou. Ou plutôt : j’avais envie de devenir un gourou. J’étais un manipulateur. J’avais l’air bien gentil mais en réalité je manipulais mes amis pour leur faire jouer un rôle qu’ils n’avaient pas envie de jouer. Je les forçais à faire ce qu’ils n’avaient pas envie de faire et à croire ce à quoi ils ne croyaient pas. Et en plus, j’étais gros.
Je n’ai jamais trop parlé de cette période de ma vie : d’abord parce qu’elle me fait énormément de peine, ensuite parce que, finalement, le chagrin que j’ai ressenti à la fin de cette aventure aura été un excellent dynamiteur pour me faire écrire des livres par la suite. Mais il s’est passé une chose que je n’imaginais pas : en parallèle de l’énergie que cette période m’a donné, en parallèle des livres que j’ai commencé à écrire, elle a aussi inscrit une machine de mort tout à fait détectable physiquement en moi. Elle m’a fait couver en mon propre sein un vœu de mort ravageur qui a pris de plus en plus de place à mesure que je vieillissais.
Ma maladie, mon vœu de mort, c’est ce foie malade qui n’a jamais voulu guérir et qui a fini par contaminer le reste de mon organisme : estomac, intestin, vésicule biliaire… Mon foie a commencé à déconner à peine deux mois après la fin de Spectre. C’était un soir, chez un très bon ami, rue des Haudriettes. J’avais bu du whisky avec lui et j’ai commencé à vomir du sang. J’étais malade, physiquement malade, à la suite d’une accusation portée quelques semaines plus tôt à laquelle je n’avais pas voulu répondre. Ne pas répondre, ce n’est pas grave, mais je n’ai pas voulu y réfléchir non plus. Or, s’il ne sert souvent à rien de répondre, il n’est jamais inutile de réfléchir. Pourquoi est-ce qu’on vous reproche toujours la même chose ? Ce n’est pas pour rien ; ce n’est jamais pour rien. Affronte ton dragon, mec. Réfléchis. Examine. Pourquoi l’accusation de gourouisme est-elle la plus détestable que je connaisse ?
Pour deux raisons.
La première, c’est que le gourou authentique est un guide. Il occupe une fonction non seulement noble mais indispensable à l’équilibre de l’humanité et aux relations entre celle-ci et les dieux ou le cosmos. Jamais je n’ai cru pouvoir m’inscrire dans une telle filiation : je n’en ai ni les qualité, ni les moyens, ni l’ambition, et pas même l’envie.
La deuxième, c’est que le gourou, dans l’acception courante (c’est-à-dire le faux gourou), est une ordure. Et ce qui le définit, c’est qu’il abuse des gens. Il ne croit pas à ce qu’il dit, il monnaie son savoir, soit par de l’argent, soit par des services de tous les jours, soit par des services sexuels. Il est entouré de disciples qui sont à sa botte. Il est souvent au cœur de scandales financiers ou sexuels. Ce qui le caractérise, c’est la création d’un modèle économique parallèle dont il est le principal bénéficiaire. Il peut être génial (Rajneesh), il peut avoir des disciples géniaux (le Maharishi), il reste illégitime. Il reste un abuseur. Alors, certes : je touche de l’argent sur mes textes. Mais je vis seul (a-t-on jamais vu un gourou vivre seul ?). Je n’ai aucun disciple et je n’en cherche pas. Je n’ai que des lecteurs, des interlocuteurs et des amis. Si on veut me critiquer, je comprends très bien qu’on me prenne, soit pour un con, soit pour un allumé, soit pour un excité ou un possédé… Mais pas pour un gourou.
Ce que je vois également, c’est que tout, dans ce monde, est devenu absolument "sectaire". Le monde moderne est rempli à ras bord de personnes qui acceptent, bon an mal an, d’être manipulées par des instances pseudo-spirituelles en attente de meilleurs lendemains. Ca va mal : tout le monde est d’accord là-dessus. Comment construire le parapluie contre la pluie d’atrocités (économiques, écologiques, politiques) qui vient : voilà ce sur quoi les porte-paroles diffèrent, ainsi que le nombre de personnes que l’on est autorisé à protéger sous ce parapluie, et les conditions requises (de richesse, d’origine, d’appartenance) pour être protégé.
Secte contre secte, tout est secte désormais, et la secte principale, c’est le monde politique et médiatique, c’est-à-dire, alors que le bipartisme a décidément cessé de fonctionner comme illusion d’une alternance, la "grande secte" : En Marche. Déjà, Sarkozy donnait cette impression : toutes les stars le louaient de façon obscène, pathétique, embarrassante. Pas étonnant qu’il ait pu dire que Macron, c’était lui en mieux. La secte En Marche ne fonctionne pas du tout sur le mode de la représentation démocratique mais celui du mantra martelé sempiternellement. On croirait entendre Signé Furax de Pierre Dac et Francis Blanche : Tout le monde il pue, il sent la charogne, y a que le Grand Babu qui sent l’eau de Cologne. Même le combat contre les "fake news" a quelque chose de pathétiquement sectaire : dehors, sur le net, dans la fausse presse, on vous abreuve de mensonges, mais ici, dans la presse officielle, nationale, on essaie de préserver la vérité. Et puis cette rhétorique épuisante… Cette façon de recouvrir des réalités atroces par des "éléments de langage" supposés les atténuer et ou leur donner une meilleure gueule : Un rapport n’est pas décalé mais "s’intègre dans un nouveau calendrier" (Villani) ; les migrants expulsés sont désormais des "éloignés" (Collomb) et on ne supprime pas une chaine mais on la "bascule numériquement" (Nyssen). A chaque fois que j’entends un député En Marche, j’ai l’impression de voir les instances supérieures d’une secte.
Pas étonnant, dès lors, que je sois fatigué de l’adjectif gourou. Dans un monde où les états, la presse et l’économie sont dirigés par des gourous, je trouve injuste de devoir l’assumer ou le supporter en silence. Alors, si vous devez l’utiliser encore une fois, si vous le faites parce que ça vous amuse, parce que je porte la barbe ou parce que je vous agace, je vous prierai d’ajouter le mot "banane" derrière. Je suis un gourou banane.