Pacome Thiellement.com

corpus_402_ubu.jpg


Tout le monde aime Ubu. Tout le monde aime savoir qu’il existe plus bête et plus méchant que soi. C’est tellement pratique de savoir que notre ennemi est un salaud (et que nous sommes un gentil), qu’il est gros, moche, lâche, avare (et que nous sommes mince, beau, courageux, généreux). Tout le monde aime détester Ubu. Mais c’est bien le problème. Il faut faire attention à celui que l’on choisit comme cible, parce qu’on finit toujours par lui ressembler. Ubu, c’est le point Godwin de la littérature. Depuis plus d’un siècle, Ubu nous aura fait rire, nous aura aidé à interpréter le monde sous l’angle des phénomènes extrêmes. Nous aurons joué à Ubu et contre Ubu. Mais pendant ce temps, il aura transité de corps à corps, et avalé nos âmes l’une après l’autre. A commencer par celle de son auteur : Alfred Jarry.

Parler d’auteur est compliqué pour Ubu. Comme tout mythe, Ubu n’a pas vraiment d’auteur. Quand Alfred Jarry entre au Lycée de Rennes en 1888, cela fait plusieurs années déjà que s’écrit la Geste potachique du professeur de physique Félix-Frédéric Hébert. Hébert a 56 ans et enseigne à Rennes depuis 1881. Originaire de Cherbourg, sorti premier de l’Ecole Normale Supérieure, agrégé des sciences physiques et naturelles, ex-président de la commission météorologique de la Haute-Vienne, spécialiste des orages, ayant soutenu devant la Faculté des Sciences de Paris une thèse sur les grands mouvements de l’atmosphère et la formation et la translation des grands courants aériens, il ne sait pas encore que son destin sera d’incarner pour les temps à venir le principe du vent en l’homme : les gaz, les pets, l’obésité, l’aérophagie, la grenouille qui se fait aussi grosse que le bœuf, l’homme qui se gonfle d’orgueil et s’envole comme un ballon, mais aussi le type qui se prend des douches froides, celui sur qui il pisse systématiquement des cordes quand il sort sans son parapluie. Félix-Frédéric Hébert est simultanément vaniteux et ridicule, sûr de lui et incompétent, persuadé de sa grandeur, voire de son génie, et confronté quotidiennement aux chahuts de ses élèves et à leurs quolibets. On lui donne de l’or et il en fait de la merdre.

En 1888, Alfred Jarry récupère des mains de son condisciple Henri Morin un cahier vert où le frère aîné de ce dernier, Charles, a consigné un ensemble de pièces de théâtre et de chansons que, depuis plusieurs années, les lycéens inventent autour de Hébert, appelé indifféremment le Père Hébert, P.H. ou le Père Ebé. De la plus importante, Les Polonais, Alfred Jarry fera Ubu Roi. Le cahier vert ayant disparu, ce qui est de la main de Jarry dans Ubu Roi reste aujourd’hui encore sujet à spéculation. Dès son arrivée au Lycée, Alfred s’associe à Henri Morin pour mettre en scène Les Polonais dans un Théâtre des Phynances improvisé dans sa chambre, avec un Père Ebé en glaise fabriqué par Charlotte, la sœur de Jarry. Et ils invitent tous leurs copains du lycée à se délecter de ces interprétations. Même la fille de Hébert, Alice, semble adorer… Charles Morin expliquera plus tard que, Hébert étant très vaniteux, "jamais la réclame même de mauvais aloi ne fut considérée dans cette famille comme une offense." En avance sur son temps, Félix Hébert se félicite du bad buzz que la pièce lui fait. Il est d’ailleurs tellement en avance sur son temps qu’il finira par faire de la politique… Antidreyfusard virulent, en 1899, alors que se tient le second procès d’Alfred Dreyfus, Hébert est décrit dans un journal local… comme une espèce de Père Ubu. Par incroyable, le personnage qu’il avait inspiré était entretemps devenu le mythe auquel on comparait sa personnalité. Elu au conseil municipal de la ville en 1900, il mourra, onze ans après Jarry, en 1918.

Mais Hébert n’est pas le seul à être comparé à Ubu. Beaucoup de gens (hommes politiques, écrivains boutiquiers) seront comparés à Ubu à la fin du XIXe siècle. En 1899, Ubu est déjà plus célèbre que Jarry, et le peu de notoriété qu’il obtiendra publiquement de son vivant tiendra essentiellement à ce personnage qu’il n’a pas inventé, mais qu’il aura eu le génie de présenter violemment à la face du public, et d’abord dans le contexte qui s’y prêtait le moins : celui de la très grande littérature de son temps, le milieu raffiné du Mercure de France et de Rémy de Gourmont. Jarry a l’idée incroyable d’insérer des fragments d’Ubu dans ses deux premiers livres qui pourtant s’y prêtent a priori peu : Les Minutes du Sable mémorial et surtout César-Antéchrist où un passage des Polonais devient l’acte terrestre d’un Mystère apocalyptique, faisant du Père Ubu une figure de l’Antéchrist. Dès ses premières publications, c’est Ubu qui enchante les grands lecteurs (Schwob, Mallarmé) du jeune Jarry. Quand la pièce s’apprête à être jouée au très respectable Théâtre de l’œuvre, les 9 et 10 décembre 1896, le tout Paris littéraire (Edmond Rostand, Jean Lorrain, Jules Renard, Paul Valéry, André Gide, Colette, Courteline, Catulle Mendès) est au taquet pour vivre un scandale de l’ampleur de celui d’Hernani.

Ce scandale, Jarry l’aura préparé avec soin, rameutant même un groupe de buveurs d’un restaurant situé près de chez lui pour foutre la zone. "Il fallait que la pièce ne put aller jusqu’au bout, se rappellera Georges Rémond. Nous devions provoquer le tumulte en poussant des cris de fureur. Nous devions également, si possible, nous colleter avec nos voisins et faire pleuvoir des projectiles sur les fauteuils d’orchestre." Quand la pièce commence, dès le premier Merdre prononcé, le public devient hystérique. Et si André Gide ou Jules Renard préfèrent se dire que cette pièce est un canular, les plus immédiatement sensibles à la force de ce moment sont deux anglo-saxons. Arthur Symons d’abord : "Ubu Roi montre cette brutalité dont la civilisation est la négation, et ces marionnettes peinturlurées et violentes figurent une tendance à la destruction vieille comme le monde et que nous ne pourrons jamais évacuer du système naturel des choses." William Butler Yeats ensuite : "Après Stéphane Mallarmé, après Paul Verlaine, après nos propres vers, qu’est-ce qui est encore possible ? Après nous, le Dieu sauvage."

Le contexte est très important. Entrant dans le monde des lettres à l’époque des attentats anarchistes, en 1894, Jarry a conscience que l’esthétique de son temps doit être un art de la déflagration. Le 12 février : attentat de Emile Henry au Terminus, vingt morts. Le 15 mars, bombe à la Madeleine. Le 4 avril, une bombe au restaurant Foyot crève un œil à Laurent Tailhade (qui s’était réjouit de l’attentat précédent). Le 22 mai, le président de la République, Sadi Carnot, est assassiné. La répression anti-anarchiste est si grande que même les poètes se voient assignés en justice : Félix Fénéon est inculpé puis disculpé pour l’attentat du restaurant Foyot, Mallarmé va le défendre à son procès. Dans le contexte du symbolisme finissant, Ubu est également une bombe. Il remplace la fadeur un peu fin de siècle de la grande littérature de son temps par une vraie mythologie moderne. Il la débarrasse des kitscheries, des histoires de centaures, de faunes et de fées, et y introduit le folklore potachique : quelque chose d’aussi brutal et profond que le Gargantua de Rabelais.

Mais cette bombe est à double détente. Ce qu’elle détruit, ce n’est pas tellement la littérature médiocre de son temps à laquelle les écrivains du Mercure de France s’opposaient. Ce que détruit cette bombe, malgré Jarry, c’est surtout le symbolisme lui-même, c’est-à-dire ce qui protégeait la grande littérature d’un affadissement pire encore, l’horreur du roman NRF qui allait être la plaie du siècle à venir (et Gallimard, l’anti-Mercure, son principal maître d’œuvre). Relu ainsi, Ubu Roi devient alors aussi contre-productif que le terrorisme de son époque, puisque ce n’est pas la société bourgeoise capitaliste pourrie qui allait périr sous les attentats de Emile Henry ou de Caserio, mais surtout l’engouement populaire pour l’anarchisme.

Après la mort de Mallarmé en 1898, la littérature absolue allait entrer dans une période de crise aiguë. Louÿs, Fargue, Schwob ou Valéry auront beaucoup de mal à écrire. Même Jarry n’arrivera plus à publier ses grands livres au Mercure de France. Faustroll ne connaîtra qu’une publication posthume. L’amour absolu sera auto-édité par Jarry lui-même en fac-similé, les ventes ne dépassant pas 20 exemplaires à sa mort en 1907. En outre, si, à l’instar des écrivains de son époque, dans un premier temps, Jarry embrasse plus ou moins l’anarchisme, il en renverse plus tard le principe et fait de Ubu, lorsqu’il préface l’édition de la pièce, non plus un tyran mais celui qui nous en débarrasse : "Monsieur Ubu est un être ignoble, ce pourquoi il nous ressemble (par en bas) à tous. Il assassine le roi de Pologne (c’est frapper le tyran, l’assassinat semble juste à des gens, qui est un semblant d’acte de justice), puis étant roi il massacre les nobles, puis les fonctionnaires, puis les paysans. Et ainsi, ayant tué tout le monde, il a assurément expurgé quelques coupables, et se manifeste l’homme moral et normal. Finalement, tel qu’un anarchiste, il exécute ses arrêts lui-même."

Ubu, c’est toujours celui qui voit Ubu en l’autre, selon la parole de Jésus : Qu’as-tu à regarder la paille dans l’œil de ton frère, alors que la poutre qui est dans ton œil à toi, tu ne la remarques pas ? Et ce n’est pas peu significatif que, dans la pièce suivante, Ubu Enchaîné, celle-ci intégralement de Jarry, Ubu décide de devenir esclave, par tous les moyens, pour obtenir la véritable puissance. Mais cela ne s’arrête pas là, puisque Ubu, dans Ubu Cocu, est également l’inventeur de la pataphysique, c’est-à-dire la Science. Si on passe à côté du Ubu qui est en nous, on ne pourra pas non plus atteindre son envers, le génie (Faustroll) et bâtir leur synthèse : le Dieu sauvage, fruit des noces de la sophistication extrême et d’une nouvelle primitivité. Dieu sauvage dont Jarry est, avec Satie, Apollinaire et le douanier Rousseau, un des quatre Evangélistes.

Jarry ne va pas se débarrasser d’Ubu. Il va faire de Ubu son masque et son double, son identité protectrice et son démon destructeur. "Nous ne l’appelions jamais Jarry, mais Ubu" se souviendra la fille de Rachilde. Il continuera à écrire des chefs d’œuvre qui passeront longtemps inaperçus (Messaline, Le Surmâle) mais tout en incarnant pour son époque une sorte de Ubu vivant. Au point de se faire appeler Ubu par ses propres amis. Au point de parler et d’écrire, à la troisième personne, au nom du Père Ubu – jusqu’à cette lettre à Rachilde de 1907 dans laquelle il annonce sa mort prochaine : "Le Père Ubu, cette fois, n’écrit pas dans la fièvre (ça commence comme un testament, il est fait, d’ailleurs). Je pense que vous avez compris, il ne meurt pas (pardon ! le mot est lâché) de bouteilles et autres orgies. Il est épuisé, simplement et sa chaudière ne va pas éclater, mais s’éteindre. Il croit que le cerveau, dans la décomposition, fonctionne au-delà de la mort et que ce sont ses rêves qui sont le Paradis."

Alfred Jarry avait joué un troll dans Peer Gynt au Théâtre de l’œuvre en novembre 1896, un mois avant la représentation d’Ubu Roi. Faustroll mélange à celui-ci la figure de Faust, le savant se faisant égal à Dieu. Et nombre de ses lettres à Rachilde utilisent l’image du troll pour parler de ses activités sportives à Corbeil. Alfred Jarry aura peut-être été le premier troll du monde intellectuel : un troll au sens d’Internet. En interrompant le cours de la littérature symboliste par le Merdre de Ubu Roi, il a prophétisé les avatars interrompant les échanges sérieux sur les réseaux sociaux en les ridiculisant. Le troll, c’est celui qui veut rendre impossible la discussion sur une opinion. Mais c’est aussi celui qui vous rappelle qu’une généralité ne vaut rien si elle n’arrive pas à devenir vôtre. Le troll, c’est souvent un connard, certes, mais c’est aussi celui qui ne cesse de demander en quoi ce dont on parle nous concerne.

Tout le monde aime Ubu parce que tout le monde se rassure en se disant qu’il n’est pas ce gros con qui se croit tout permis. Mais si nous ne comprenons pas que, simultanément, tout existe pour que nous en fassions quelque chose de grand, pour que nous divinisions cette vie, pour que nous transfigurions ce monde, alors notre vie ne vaut rien. Tout le monde déteste être Ubu mais tout le monde en a besoin : pour se souvenir qu’il n’est pas seulement Monsieur Tout le monde mais également le Dieu sauvage. Sans Ubu, sans un peu de bouffonnerie grotesque, la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Sans un peu de merdre, l’or n’a aucun goût.