Post Facebook du 9 mai 2018
J’appartiens à un rêve. Je suis attaché à un livre qui n’existe pas. Et quand je ferme les yeux, je le revois tel que je le découvrais dans mes rêves d’enfant : un peu trop grand et lourd pour tenir entre mes mains, relié plein cuir rouge, papier vergé et filigrané, tranche dorée, plein de gravures mystérieuses et de culs de lampes ésotériques.
Il y avait deux choses qui m’obsédaient quand j’étais enfant : le fait de pouvoir oublier mes rêves, et celui que, pris par une émotion esthétique, des frissons puissent soudain parcourir mon corps. Ca me semblait tellement bizarre que je n’osais en parler à personne. Aujourd’hui encore, je ne comprends pas l’humain. Je ne comprends pas comment nous sommes fichus, pour être à la fois capables de composer des rêves et de les oublier ensuite. Je ne comprends pas. Je ne comprendrai jamais pourquoi je fais –pourquoi quelqu’un ou quelque chose en moi fait – cet effort monumental de produire une superproduction imaginaire à ma propre attention : un récit à tiroirs, picaresque, baroque, labyrinthique, dont je suis à la fois le réalisateur, le scénariste et le protagoniste principal, alors même que je vais, presque immédiatement, l’oublier au réveil. Nos rêves sont des cathédrales de sable. Le meilleur de moi-même, je l’adresse à quelqu’un ou quelque chose tapi en moi qui ne regarde pas vraiment, écoute distraitement et ne répond jamais : mon image de Dieu.
J’appartiens à un rêve. Je suis attaché à un livre qui n’existe pas. Et je remonte l’horloge et je rétrécis comme si j’avais mangé un gâteau ou bu une boisson magique. Treize ans, douze ans, onze ans… Je me dépêche avant que les souvenirs ne s’effacent, avant que le passé ne se dérobe à mes yeux pour toujours. Onze ans : c’était l’époque où je passais mes journées la tête et le cœur plongés dans Alice au Pays des Merveilles et De l’Autre Côté du Miroir. Et je rêvais à un troisième livre de Lewis Carroll, relié plein cuir rouge, papier vergé et filigrané, mais c’était un livre ensorcelé. Les gravures se métamorphosaient à chaque lecture, et le texte se transformait. Avec ses figures d’animaux animés et ses créatures imaginaires, le récit n’était jamais le même, et, dans le rêve, je me concentrais pour ne pas oublier le récit que je lisais – car je savais que je ne le reverrai jamais. Jamais plus : le livre était une mise en abîme du rêve lui-même. Ce livre qui se métamorphose si vite qu’on risque de l’oublier, c’est le fonctionnement du rêve que j’étais en train de faire. Et l’état dans lequel il me mettait n’a cessé de me poursuivre : me concentrer à l’intérieur du rêve pour en retenir les oracles, les sentences que je juge essentielles, mais qui se dissipent si vite au réveil, et glissant entre mes doigts avant que j’ai le temps de les noter.
J’appartiens à ce rêve. Et j’ai cherché ce livre absent dans l’existence, ou quelque chose qui puisse s’en approcher. Enfant je ne connaissais rien de comparable au frisson généré, dans les images d’Epinal, par la découverte d’un visage de sorcière dans la coiffure d’une petite fille ou celle du dragon que le chevalier doit combattre dans sa propre côte de maille. Adolescent, je me suis pris de passion pour les livres animés et, plus récemment, pour les livres de chasses au trésor : deux formes qui sortent d’elles-mêmes pour déborder dans la réalité, que ce soit par les trappes, tirettes, roues, rubans se déployant sur trois dimensions ou, plus fou, plus incroyable encore, par le trésor caché dans la réalité transformant le lecteur en aventurier ivre et éperdu.
C’est Yann Legendre qui m’a mis un soir Masquerade de Kit Williams dans la tête comme dans le cœur. Masquerade, c’est l’histoire d’un lièvre qui doit transporter un trésor de la lune au soleil, et le livre se déroule sur quinze tableaux accompagnés de quinze petits textes très énigmatiques : arrivé au soleil, le lièvre se rend compte qu’il a perdu le trésor, et c’est au lecteur de le localiser par des indices disséminés dans les tableaux des pages précédentes. C’est dans la réalité qu’il doit le localiser, Williams ayant simultanément conçu un pendentif en or au motif de lièvre, l’ayant orné de bijoux et enterré dans un endroit tenu secret que ses lecteurs mirent trois ans à décoder (c’était à Ampthill, près de Bedford, à l’ombre de la Croix de Catherine d’Aragon). Mais le livre survécut à son trésor et les images, pleines d’énigmes et de fausses pistes, se perdent désormais pour moi dans des zones où le jeu se teinte d’inquiétude. Quand le lapin est caché dans le relief de la colline, ou quand un crapaud se déguise sous la forme d’un rocher, on n’est jamais très loin des frissons de terreur provoqués par la bête tapie dans la jungle, attendant son heure pour bondir sur le lecteur.
J’envie la patience des cryptographes : leur capacité à déchiffrer les codes et à traverser les langues. J’envie la patience des cryptographes, et la récompense à cette patience : l’émotion de voir soudain surgir la réponse à leurs questionnements, comparable à une épiphanie de la divinité. La façon dont Zappa a caché des thèmes préexistants dans ses morceaux (compositions de Stravinsky, génériques d’émissions télévisées, jingles de publicité) n’est pas pour rien dans la passion que sa musique a produite sur moi. Les premières évocations de sa Continuité Conceptuelle (la façon dont un ensemble de concepts se retrouveraient réfractés dans l’ensemble de son œuvre, produisant, à la fin de son élaboration, c’est-à-dire à sa mort, l’image d’une intention) provoquèrent chez l’adolescent que j’étais ces frissons spéciaux qui indiquent toujours la présence de la bête dans la jungle. J’y vois une image de notre quête, nous épuisant toute notre vie à résoudre des énigmes que la divinité sculpterait à notre intention dans la roche de la réalité.
La tentation est grande de fonctionner avec la réalité comme l’enfant avec un livre de chasse au trésor, traquant les signes du joyau dans le moindre épisode de notre vie, un message caché dans le nom d’un magasin ou une direction dans le geste d’une actrice du film que nous sommes en train de regarder. Or, on ne le sait que trop, l’interprétation des signes est le plus souvent un symptôme de délire : paranoïa, érotomanie, dérive psychique. En fait, ce n’est pas tant le fait de repérer des signes inscrits dans la réalité qui est délirant, c’est le sens qu’on peut leur donner. Le monde est rempli de signes, mais le sens qu’on leur donne est délirant lorsqu’on les fait dépendre de notre peur, de notre envie d’obtenir quelque chose et de notre illusion de grandeur. Le paranoïaque croit voir partout les signes de la manipulation des services spéciaux. L’érotomane pense que son amoureuse communique avec lui à travers les affiches qu’il peut apercevoir dans la rue. La personne en dérive psychique pense que Dieu lui indique le chemin vers son assomption messianique alors qu’elle s’enfonce dans les forêts de la folie.
Tu ne dois pas te tromper sur la nature de ces signes. Ceux-ci ne révèlent pas le tracé d’une harmonie secrète que le Démiurge te laisserait entrevoir par tendresse à ton égard. Le Démiurge n’a aucune tendresse pour toi. Ils ne te répètent pas, en boucle, que tes souhaits vont être exaucés. Tes souhaits ne seront pas exaucés. Ta vie n’a pas un sens qu’un Dieu-Seigneur te dévoile lorsque tu le lui demandes. Cette vie n’a pas de sens. Ces signes sont plutôt les messages disposés par une divinité enfermée à l’intérieur de la réalité. Ce sont des S.O.S., des appels à libérer la vie et à te libérer en libérant la beauté et la justice hors de l’enfer, hors de la force du chaos. Les signes que tu vois ne te parlent que de création, de lutte contre l’injustice et de détachement. Le seul sens que tu dois leur accorder c’est celui que tu es susceptible de leur attribuer en découvrant le trajet qui te sortira du labyrinthe, en réalisant le détachement qui interrompra la répétition cyclique des mêmes malheurs ou en forgeant la clé qui te sortira de cette prison. Même la Bête tapie dans la jungle n’est pas une image de ce que tu dois craindre mais de ce que tu dois libérer.
Libère la Bête.