Entretien réalisé par Thibault Girardet à propos de la série Lost.
Photo d'Arnaud Baumann.
Pacôme, comment as-tu découvert la série Lost ?
Je suis arrivé dans Lost en retard, à la fin de la diffusion de la deuxième saison (en 2006 ndlr). Au début, je ne savais pas si ça me plairait, mais ça plaisait à ma compagne de l’époque. Je suis donc allé acheter le coffret de la première saison d’occasion chez Gibert, et j’ai repris la série depuis le début avec elle, sans trop m’attendre à quoique ce soit. Très vite, j’ai rattrapé mon retard, pris par le caractère haletant du récit. On a enchainé les deux premières saisons en binge watching, à tel point qu’on s’endormait devant, mais ça nous faisait chier de nous endormir, on voulait voir, donc on se réveillait mutuellement pour essayer de tenir l’épisode au moins jusqu’au bout tellement on était pris !
Tu accroches directement?
Du moment où je démarre la série jusqu’au début de la deuxième saison, je suis pris à un niveau auquel je ne pensais pas être pris. Lost m’a ensorcelé, dans le sens où elle m’a charmé, mobilisé. La série a vraiment commencé à me travailler à partir du moment où l’on apprend qu’Ethan Rom (dont l’anagramme donne Other Man ndlr) n’est pas sur la liste des passagers. Là, je me dis que le récit a l’air complètement tordu à souhait. Mais le moment où Lost change vraiment de statut pour moi, c’est au début de la deuxième saison, avec l’apparition du thème de la Dharma Initiative. Là, c’est un électrochoc ! Parce que c’est le premier moment où je vois qu’il y a une dimension “poupées russes”, un récit dans le récit. J’aurais pu m’en rendre compte dès la première saison, mais j’avais adopté un regard de divertissement pas spécialement aiguisé, je n’avais pas vu les éléments déjà distillés par les scénaristes comme les cailloux du Petit Poucet, qui permettent au spectateur de commencer à spéculer sur de l’invisible et du non raconté. Dans l’épisode 3 de la saison 2, au moment où Jack et John Locke regardent le film d’orientation à l’intérieur de la station The Swan, je comprends qu’il y a un discours méta. D’ailleurs, John dit à Jack qu’il va falloir qu’ils revoient le film d’orientation. C’est le premier moment où je me dis, cette série, il va falloir que je la regarde plusieurs fois…
C’est le début de l’obsession?
Le moment où cette passion devient folle, c’est à la fin de cette saison 2, dans l’épisode “?” (“Sous surveillance” en français ndlr), quand il y a le deuxième film de la Dharma Initiative, où là ça remet tout en question pour moi. Je suis dans l’état de John Locke, très énervé ! Je suis une loque et je suis Locke en même temps hahaha… Cet épisode et ce deuxième film de la Dharma, quand on le découvre avec ma compagne, on se dit “Mais de quoi ça parle ce truc?” Parce qu’on était persuadé que Locke avait raison et que les autres avaient tort. Qu’il y avait des signes, un mystère, que l’île était magique… et d’un coup tu as cette espèce de film qui te laisse penser que l’île est une expérience psychologique et que tout ça est un leurre. Mais évidemment, c’est le leurre d’un leurre. Cette idée d’expérience psychologique est vraie, mais c’est une expérience psychologique sur ceux qui croient que c’est une expérience psychologique, pas sur ceux qui travaillent sur les mystères. Le piège est à double sens. A ce moment là, c’est monsieur Eko qui a raison, les personnages de la série sont testés. En tant que tel, cette station est un test de foi par rapport à la magie de l’île. Là, d’un coup, on remet en cause la magie de l’île alors qu’on ne devrait pas la remettre en cause. On s’attarde sur une station (The Pearl) qui est une station complètement con de la Dharma Initiative. Ils font juste un test sur deux mecs qui regardent ce qu’il se passe dans un truc, et on laisse penser que ce qui se passe dans le truc est un test psychologique alors qu’en fait c’est sur eux qu’on fait un test psychologique. C’est très pervers, très intelligent, très subtil ! C’est incroyablement obsédant pour un spectateur, qui est mis dans une espèce de boucle, à se demander si ça parle de lui ou est ce que ça parle de quelque chose de sorte à ce qu’il croit que ça parle de lui et donc que ça parle de lui. Ça rappelle la chanson “You’re so vain” de Carly Simon, qui dit “You’re so vain, You probably think this song is about you” (Tu es tellement vaniteux, tu crois même que la chanson que je suis en train d’écrire parle de toi). Là, la série fait un peu la même chose, elle nous fait croire “vous êtes tellement sceptiques que vous êtes capables de croire qu’on est en train de vous embrouiller”. En fait la série nous embrouille quand même ; elle nous fait croire qu’elle nous embrouille sur quelque chose sur lequel elle nous embrouille pas, mais elle nous embrouille à son petit niveau. On est sur quelque chose de très très dangereux narrativement, on est comme face à des miroirs qui se reflètent sans fin, et on est pris dans ce truc là. John Locke dit “On est comme des souris dans un cage qui tournons sans fin”. D’ailleurs, dans un flashback, on voit John âgé de 5 ans en train de jouer à Attrap’Souris (épisode “Cabin Fever” saison 4 épisode 11 ndlr), c’est une image de sa vie, des pièges dans lesquels il va tomber avec les Confidence Men, de son père jusqu’à L’Homme Sans Nom de l’île.
C’est les deux faces de la série?
Oui la série est entièrement prise entre ces deux éléments, qu’elle met en miroir en permanence, et que les deux stations Dharma The Swan et The Pearl reflètent : d’un côté la magie et de l’autre la tromperie, ou l’illusionnisme. On est entre la magie et l’illusionnisme. La magie, c’est une magie brahmanique, naturelle, en accord avec les principes de l’univers. On parle ici du bon magicien, celui qui ne touche presque pas, le Manu de l’hindouisme, le Roi du monde, incarné par Jacob dans la série. Et de l’autre côté, on a le trompeur, le grand escroc, le “Confidence men”, incarné par son frère l’Homme Sans Nom. Ces deux faces de la série, Jacob et l’Homme Sans Nom, sont comme les deux showrunners de l’île. Ils sont aussi les deux visages du héros américain quasi initial. D’un côté, on aurait la forme du Walt Whitman, c’est à dire du péquenaud blanc qui veut se ressourcer dans la nature chez les hommes primitifs. Dans la série, cela renvoie à John Locke, sorte d’image du pionner américain qui va faire son aventure, mais qui en même temps est à la recherche des principes qui l’ont précédés dans le respect de la nature et des peuples. De l’autre côté on a le Confidence Men, qui remonte au roman d’Herman Melville. Le grand escroc et ses figures sont centrales dans l’histoire du Far West. L’imposteur, le type qui arnaque tout le monde. Dans la série, on va le trouver à travers plusieurs personnages comme Sawyer ou Ben par exemple.
On observe également cette dualité chez les spectateurs de Lost, entre ceux que la série passionne, et ceux qui la lâchent en cours de route par désintérêt…
Complètement ! Lost est une série qui challenge le spectateur, le met au défi. J’ai rarement vu une fiction se mettre autant en danger… si l’on excepte ce que fait Lynch, évidemment. A part Twin Peaks, ces vingt-dernières années, il n’existe pas de fiction qui se mette autant en danger face aux spectateurs que Lost. Regarder Lost est un acte de courage et de confiance, un acte de foi ! On a un récit qui est extrêmement compliqué, tous les spectateurs n’iront pas jusqu’au bout, mais ce n’est pas grave.
Combien de fois l’as-tu revue ?
Environ 12 ou 13 fois (la série fait 6 saisons, est composée de 121 épisodes de 42 minutes, soit 5082 minutes, soit 84,7 heures, soit 3 jours et demi. Pacôme a donc passé environ 45 jours, soit 1 mois et demi devant Lost dans sa vie, jusqu’à aujourd’hui ndlr). Une fois les deux premières saisons terminées, à partir de la troisième, je l’ai regardé épisode par épisode. Je regardais l’épisode d’abord seul en VO non sous titré, puis je le regardais à nouveau avec ma compagne en VOSTFR, puis avec un collègue, donc je le voyais déjà trois fois dans la semaine. Quand une saison se terminait, je revoyais tout depuis le début de la première saison. Une fois que la série s’est arrêtée, je l’ai revu une fois en intégralité pour écrire mon essai “Les mêmes yeux que Lost”. C’était mon deuil de la série que d’écrire mon propre livre sur la série. Une fois le livre écrit, on m’a proposé de faire une conférence au Forum des images, qui m’a entrainée à presque la revoir en entier. Mais là où j’ai commencé à tout revoir quasiment annuellement, c’est quand on a commencé à faire les colloques autour de Lost à Paris et à Rennes avec mes amis. Donc oui, environ 12 ou 13 fois jusqu’à maintenant.
Ton regard sur l’œuvre a-t-il évolué au fil de ces multiples visionnages?
Revoir la série n’a pas changé intégralement mon point de vue, mais ça l’a approfondi. Lost est une série intégratrice. Elle va approfondir une idée, une intuition initiale, jusqu’à la faire résonner dans les plus infimes détails. Au contraire de Twin Peaks par exemple qui est, elle, une série extrêmement désintégratrice, c’est à dire que plus on la regarde, et plus cela met en péril l’idée qu’on en avait eu précédemment.
Regarder Lost, ça nous apporte quoi, concrètement ?
Lost est une série qui nous fait un bien fou ! Il est difficile de dire pourquoi, étant donné que c’est une série où quasiment tout le monde meurt à la fin. Peut-être à cause de la foi d’acier dans la transcendance qu’a la série, une espèce de puissance, de confiance totale dans la signification de l’existence font que ça nous aide à dépasser ce qui pourrait être de l’ordre de la mélancolie, de la tristesse ou de la méfiance. Il y a dans la série des évènements extrêmement tristes pour les personnages, des moments de trahison, de déception, d’échec.. c’est une série qui va très très loin, qui a réussi à donner un autre sens au mélodrame. Et rien que ça, ce n’est pas rien. On réfléchit sur Lost et on est heureux de réfléchir dessus, alors qu’on pourrait en déprimer, mais ce n’est absolument pas le cas.
Selon toi, l’île est là pour aider les personnages de la série à réorienter leur vie de ratés. La série t’a-t’elle aidé à réorienter la tienne ?
Oui. La vision de Lost a accompagné des découvertes que je faisais et qui ont été capitales pour moi : les lectures d’Henri Corbin et de René Guénon, et tout ce qui va avec. Au moment où je découvre Lost, j’explore le fond musulman chiite duodécimain et la mystique soufie. Mais aussi les grands textes indiens, les Upanishad, la Bhagavad-Gita, les lois de Manu… La découverte de ces deux champs métaphysiques ont complètement changé ma manière de percevoir l’existence au quotidien. Ce fut une école du détachement, surtout pour quelqu’un avec un background moderne comme moi, qui n’est pas issu d’une famille religieuse et dont les goûts sont alors portés vers la bande dessinée underground, la pop musique, l’art fantastique et une littérature du 19e-20e siècle liée aux poètes maudits. Disons qu’à l’époque, j’entretiens un rapport très torturé au mystique, à l’individuel et au politique. Au moment où je découvre Lost, je m’ouvre à ces champs métaphysiques beaucoup plus harmonieux, à l’Orient, et même à la question du rapport à l’amour, qui est centrale… Lost apprend à observer les détails, à regarder chaque moment de notre vie comme une image du tout, ça c’est une chose que j’ai l’impression d’avoir trouvé dans le soufisme par exemple.
Cela fait bientôt 8 ans que la série a livré son épisode final. Certains aimeraient son retour, mais selon toi, cette série est une épreuve qu’il faut traverser en la bénissant et en ne la regrettant pas…
Lost est une des seules séries qui a une vraie fin, une fin définitive. Je trouve extrêmement beau que Lost soit une série qui ne se donne pas les moyens de pouvoir reprendre. Elle ferme toutes ses portes malgré qu’elle reste ouverte à l’intérieur. C’est curieux. Il y a très peu de pistes qui pourraient donner naissance à d’autres choses, le récit en tant que tel est bouclé. Il n’y a pas de mystère derrière le mystère. C’est clair et harmonieux, et ce serait bête de vouloir sans cesse relancer la machine. Je trouve très beau la manière dont Lindelof (l’un des scénaristes ndlr) a enchainé avec The Leftovers sur justement l’impossibilité de rejouer Lost. Pour moi, Lost est comme les Beatles, ça existe sur un temps relativement court, c’est parfait en tant que tel, ça ne demande pas à être continué perpétuellement. Si John Lennon n’était pas mort, je ne sais pas si les quatre Beatles ne se seraient pas remis ensemble. On aurait eu droit à un nouvel album qui nous aurait tous fait plaisir, mais qui nous aurait embarrassé au bout de deux ans. Et je suis gentil. C’est ce qu’il se passe pour tous les groupes de musique qui se reforment, et c’est une aberration. Alors, pour en revenir à Lost, il ne faut pas regretter le fait qu’elle ne se continue pas. En gros c’est parfait, c’est bien, on n’y touche plus.
Donc s’il y a une série à emmener sur une île déserte, ce serait Lost ?
Lost reste pour moi l’absolu. J’essaye d’éviter le truc genre “top 5” et toutes ces conneries, je déteste hahaha… Mais si je devais aller sur une île déserte avec une série ce serait avec Lost !