Texte écrit à la demande du rédacteur en chef, le merveilleux Cyril de Graeve et publié dans le n° de novembre 2009 de Chronic’art
POP MUSIC
Malgré les efforts de Sean Lennon (« My Life in the Bush of Mom »), Björk (« Fuckerid », disque-concept sur la vie sexuelle des pieuvres), Charlotte Gainsbourg (« Branle-toi mieux », 70 mn de hurlements dédiés à son père, accompagnés par les bruits de bouche de Razed et de Mike Patton, chez Tzadik), ainsi que le premier album solo de Blankett Jackson, « Hide », 2010 voit s’accentuer la crise du marché du disque. Après les suicides de protestation de Pascal Nègre et de Frédéric Lefebvre, écœurés par l’échec de Hadopi 3 (instauration d’une peine de surdité chimique pour les téléchargeurs récidivistes, rejetée par le conseil constitutionnel), on apprend le CD se vend désormais sept fois moins que le vinyle. C’est alors qu’émerge un mystérieux groupe : nommé d’abord « The Substitute », du titre de son premier simple ; dès la sortie du titre « The Teaching » par « The Teaching » puis de l’album « The Dancers » (également le nom de la première chanson de l’album) par « The Dancers », les fans n’appellent plus cette nouvelle formation autrement que le Groupe sans Nom. La musique du Groupe Sans Nom est si belle que le rock critic hésite à la décrire : on a comparé ses mélodies à celles que l’âme entend dans son voyage dans les sphères célestes, et ses paroles à des oracles chaldéens, mais harnachées par une section rythmique implacablement complexe. Autour du Groupe Sans Nom se multiplient les avatars, à commencer par le médiocre « Butter » avec un morceau nommé « Butter » et le déjà plus honnête « I Took A Giraffe For A Bride » qui signe le titre « I Took A Giraffe For A Bride ». Retrouver les authentiques productions du groupe devient une tâche aussi difficile que de mettre la main sur une pierre d’émeraude au milieu du désert de Gobi. Idem pour les suivre en concert ; et, lorsque le groupe est interviewé par Olivier Lamm et Wilfried Paris, à l’occasion de « La Maroquinerie en concert à la Maroquinerie », Chronic’art doit titrer : « Olivier Lamm et Wilfried Paris en interview ». En 2012, le Groupe Sans Nom publie son opus magnum : de nouveaux arrangements des morceaux composés par ses imitateurs, et nommé « We Are Your Mirror ».
LITTERATURE
C’est en 2011 qu’on apprend le décès de François Vincent, inconnu jusqu’alors du grand public, mais considéré par la profession comme le plus éblouissant des ghost writers : nègre des autobiographies de David Douillet (« Dans mon bosquet ») et de Juliette Gréco (« La vioque »), de l’essai politique « Le Monde tel qu’il me voit » de Laurent Fabius, ainsi qu’auteur, sous les noms de Magic Sax, Lester Holmes et Augusta Flamingos, de 200 polars (parmi lesquels « Six balles plus une », « Une ténébreuse standardiste » et « Mon Poulet chez les Spectres ») et 67 romans à l’eau de rose, dont le fameux : « Leçons d’amour amères sous les Tropiques ». À l’occasion d’un colloque consacrée à son œuvre, le chercheur Malik Rouillet (Université de Clermont-Ferrand) révèle l’existence d’un plan secret qui unit l’ensemble de son corpus. C’est tout d’abord une figure féminine imaginaire, Anna, qui apparaît furtivement dans les « Mémoires en Forme de Poire » d’Edouard Balladur et revient dans 70 des ouvrages non-signés par Vincent. Anna est, selon Rouillet, « le Temps lui-même, dans sa sagesse et sa folie, une image de la Sofia gnostique, la Déesse qui doit remonter dans les éons de lumière supérieure. » C’est aussi le descriptif d’une communauté imaginaire, les Frères de l’Anomie, dont on retrouve des personnages et des épisodes-clés disséminés dans toute son œuvre, et qui hante, en creux, le troisième roman de Valéry Giscard d’Estaing, « La Gaule ». Plus fort que Salinger, Castaneda et Pynchon réunis, François Vincent n’a pas seulement disparu de la scène publique, il s’est également absenté de l’histoire littéraire derrière les masques de ses commanditaires. 2012 voit la consécration de François Vincent par la sortie de sa première Pléiade, accompagnée d’un appareil critique du professeur Rouillet mettant en relief les audaces syntaxiques, les libertés narratives, et la profonde cohérence d’univers et de pensée de celui que l’on considère déjà comme le « plus grand écrivain de son époque. »
TELEVISION
Le monde du PAF ne s’est jamais vraiment remis de ce qui aura été, pour lui, un « Pearl Harbor de poche » : le plastiquage du plateau de « On n’est pas couché » en décembre 2009, revendiqué par un groupuscule anarcho-autonome nommé Le Canal Historique, et occasionnant le décès de 389 personnes, parmi lesquels l’animateur vedette, ses deux chroniqueurs, et les invités Jean-François Copé, Christine Bravo, le père de la Morandais, Christine Angot et Stéphane Guillon. Après des funérailles nationales, la télévision publique entre dans une période de deuil. La plage horaire naguère occupée par Ruquier est, pendant plus d’un an, consacrée au plan fixe des ruines du célèbre décor sur la musique de l’Adagio de Barber. À partir de cet instant, et malgré les commissions successives Hadopi 4, 5, et enfin Superdopi (proposant un salaire aux spectateurs du JT de David Pujadas), la télévision française est complètement morte. C’est alors qu’apparaît la série « Athanor », dont le pilote est diffusé fin janvier 2010. « Athanor » renoue avec la dimension épique des romans-feuilletons du XIXe siècle et narre la quête des Supérieurs Inconnus par un groupe d’étudiants et la recherche du trésor des Templiers dans les souterrains de la Sorbonne. Interactive, la série ne se contente pas de tirer parti des forums qui lui sont consacrés, ou du athanorpedia qui apparaît deux jours avant la diffusion du pilote ; elle nourrit directement sa mythologie des spéculations des internautes, et l’équipe des scénaristes s’inspire de leurs propositions les plus baroques pour déployer ses sous-intrigues. A mesure que le récit avance, la fusion de la fiction et du réel s’accentue et les accidents de tournage sont systématiquement intégrés à la narration. Rentrée 2012, pour sa deuxième saison, « Athanor » va plus loin : elle recrute ses nouveaux acteurs par castings sauvages sur Youtube, et comprend des séquences filmées au téléphone portable par les fans, donnant tout son sens à son slogan augural : « Le mythe doit être écrit par tous. »
PHILOSOPHIE
En 2010, l’inintérêt suscité par le monde intellectuel français atteint son acmé. Après les tollés successifs de « La Tentation de l’Angélisme » de Pascal Bruckner (seulement 237 exemplaires vendus malgré plus de quatre-vingt dix apparitions télévisuelles et quinze couvertures successives du Point), « Mme de Sévigné à Grozny », recueil d’entretiens d’André Glucksmann avec lui-même (178 ex. vendus) et enfin « Hasbeen Blues », une correspondance SMS entre Thierry Ardisson et Bernard-Henri Lévy (57), le monde de l’édition et des médias semble désemparé. Des débats sont organisés sur le thème « Doit-on encore parler ? », dans lesquels les intellectuels font du zèle pour exprimer avec lyrisme leur profonde haine d’eux-mêmes et l’ennui puissant qu’ils se suscitent mutuellement. De cette auto-combustion généralisée surgit alors une nouvelle espèce : le philosophe à personnalités multiples. Celui-ci ne se contente pas de se contredire, de défendre une information filtrée par ses soins, une justice à deux vitesses, ou accumuler les compromissions, les mensonges et les retournements de veste : pris de folie psychotique, il énonce avec une effrayante vélocité des arguments successivement pour et contre, se fait dans la même phrase l’adversaire du gouvernement et son principal défenseur, va jusqu’à exprimer avec la même autorité et le même ton péremptoire et sentencieux, six avis incompossibles sur le même sujet (« Faut-il avoir peur du Turkestan ? » ; « Quelle gauche pour la droite de demain ? »). Cette nouvelle école se met rapidement à proliférer et, en 2012, rencontre son maître dans la personne d’Harold Masson, auteur du « Manifeste pour une philosophie à plusieurs têtes », qui s’effondre après un plateau orageux consacré à la peine de mort pour le port de la burka, où, seul face à lui-même, il épouse dix-sept points de vue sur dix-sept timbres différents, réussissant à se couper et recouvrir de hurlements sa propre parole. Certains spectateurs prétendront même avoir vu son visage se métamorphoser pendant l’expérience.
JEU VIDEO
C’est d’abord la pétition « Re-Open Now, Mother*#@%£ ! » signée par Bruce Willis, Dennis Hopper et Barbara Streisand ; puis c’est l’attribution de la Palme d’Or du Festival de Cannes à la 17e version du film « Loose Change » de Roger Avery ; enfin, on apprend que 98% de l’opinion américaine se dit sceptique concernant la « théorie officielle » des attentats du 11 septembre 2001. L’administration Obama décide dès lors de lâcher un peu de lest et, toujours réticente à s’exprimer frontalement sur les conclusions de la première enquête, choisis une voie plus ludique en réservant ses aggiornamento aux vainqueurs d’un jeu vidéo nommé « Think Tank Woman ». Dans celui-ci, le gamer est dans la peau de Kate Chapman, un membre de l’administration Bush dégoûté par les mensonges relatifs aux armes de destruction massive de Saddam Hussein et qui décide de mener une enquête personnelle sur Al Quaïda. A travers des épisodes rocambolesques frisant parfois la science fiction, Kate recueille des informations provenant d’ex-agents de la C.I.A., assiste à des réunions du conseil d’administration de GILEAD avec Donald Rumsfeld et parcourt même l’Afghanistan en quête des fameuses grottes de Oussama Ben Laden. « Think Tank Woman 2 » (2011) comprend des voyages dans le temps, et l’héroïne se retrouve projetée dans l’Université de Colorado en 1949 où Sayyid Qutb, futur Frère Musulman, fait ses études ; à Roswell en 1947 en conversation avec un extraterrestre (saynète très bizarre) ; ou encore dans le lit de Kissinger, au cœur de son conflit contre la TEAM B en 1974. 2012 est l’année de « Think Tank Woman 3 », avec des récits dans des espace-temps parallèles : Kate explore l’Amérique de 2001 sous la présidence d’Al Gore, Novembre 1963 sans l’assassinat de John F. Kennedy, et la guerre entre l’URSS et l’Afghanistan sans intervention des services secrets américains. Même si, après trois épisodes successifs, l’on en sait au final assez peu sur les attentats eux-mêmes, tout le monde s’accorde à trouver passionnant ce jeu dont on prétend qu’il est si vaste qu’il peut s’étendre bien au-delà de la durée d’une vie humaine.
POLITIQUE
Entre 2010 et 2011, l’hédonisme comme mode de représentation politique se radicalise avec le divorce du président et l’annonce de ses noces avec son fils Louis (14 ans). « Eh oui, avec Louis, vous l’avez compris, c’est du sérieux ! » annonce-t-il le 28 novembre 2011 dans le JT de Laurence Ferrari : « Y a-t-il, je vous le demande, Madame Ferrari, un amour plus profond que celui d’un fils pour son père ? » La radicalisation de la fonction présidentielle – qui obtient les pleins pouvoirs sans nécessité de la décision du parlement – s’accompagne alors d’une partouze à l’Assemblée Nationale à l’issue de laquelle Christine Lagarde est crucifiée et éviscérée dans la joie et la bonne humeur, instaurant alors de facto la tant attendue union nationale et le dépassement des partis, ainsi que le repoussement à une date ultérieure de nouvelles élections, ne s’avérant plus nécessaire depuis l’entrée en fonction de Martine Aubry au ministère de l’Intérieur et Dany Cohn-Bendit à la Jeunesse et aux Sports. Ce changement de style est mal compris par le peuple de France, victime alors de la sixième vague scélérate de dislocation économique, et inquiété par l’annonce d’un nouveau virus sexuel (9JK77) dont le seul mode de prévention est l’abstinence, et qui se plaint alors d’une absence totale de pouvoir d’achat et d’une liberté sexuelle à deux vitesses. De manière à soulager la sensibilité du public et démontrer la pureté des intentions des plus hautes sphères de l’état, on instaure des séances de réparation populaire retransmises sur France 2, où, entre 17h et 18h, le président se soumet à l’assentiment populaire, assouvissant les désirs de son peuple et autorisant un sacrifice quotidien de son propre corps, rendu souple à tout usage de la part du citoyen, mais exempt de toute violence autre que sexuelle. On considère que ce sacrifice est d’une noblesse telle que le président, alors livré à toutes les tempêtes du désir, transfigurant les pulsions les plus agressives de ses sujets, n’en rayonne que davantage.
APPLICATION INTERNET
Fruit de 12 ans de recherche d’une équipe de 978 neurologues, théologiens, psychologues et informaticiens coordonnés par le brillant professeur August Erikssen, l’application internet Voice apparaît en 2012 alors que le taux de dépression en Occident atteint son pic. A partir d’un questionnaire pointu de 665 questions, Voice tente de palier au caractère dilatoire et inhibant de la conscience réflexive, et propose l’intégration d’une Voix d’autorité adaptée à la personnalité de l’auteur et capable d’officier comme une divinité personnelle. L’atermoiement habituel est court-circuité et l’hésitation devient impossible : les désirs de l’internaute deviennent ses ordres ; tout est soumis à la volonté de Voice qui prend la responsabilité de chaque décision. Un homme est amoureux de sa voisine et n’ose pas se déclarer ? Voice lui y enjoint comme à une Loi, et le condamne, si il déroge, à l’émasculation. Un écrivain a le syndrome de la page blanche ? Voice lui dicte les premières lignes de son livre, et celui-ci enchaîne en rédigeant non-stop, sur des durées de 18h par jour, un manuscrit de 500 pages. Un homme doit détruire un mur et ne possède pas de marteau ? Voice l’encourage à le casser à mains nues, et l’utilisateur s’exécute, abasourdi ensuite face à l’œuvre accomplie. Voice est magique ; Voice est révolutionnaire ; Voice est Dieu. Les conséquences sont radicales : Le 12 juillet, un homme assassine sa femme à la demande de cette Voix. Le 15 août, cinq usines sont détruites par les ouvriers licenciés qui n’hésitent pas à égorger les forces de l’ordre qui tentent de les intercepter. Le 3 Septembre, un enfant fait tomber la tour Eiffel en la poussant du petit doigt, faisant sur son passage 6754 victimes. Incapables d’enrayer la prolifération d’actes terribles produits par Voice, le Conseil de Sécurité des Nations Unies déclare ouverte le 3e Guerre Mondiale. Les armées sillonnent les villes du monde à dos de tigres et communiquent en se transmettant des messages par chats-huants.