Pour le blog « Ici-Bas / La Guerre Totale », entrée écrite en février 2008
Les Vénitiens nous l’ont bien caché. Et Oswald Wirth ne nous l’a pas dit. Il y a pourtant une vingt-troisième arcane du Tarot. Elle s’appelle : Le Président. Sur celle-ci, on voit un homme rongé par les vers, sous un soleil brûlant. Il tient une princesse par la main gauche, qui le regarde se putréfier en souriant.
Le pouvoir est une malédiction. Plus personne ne veut de cette carte pourrie : on se la repasse comme un 2 de trèfle. On la fuit comme la peste. Une simple différence de degré sépare Jack Shephard de Ben Linus, le bon docteur du mauvais vétérinaire, tous deux accablés par la responsabilité de diriger un peuple, épuisés et corrompus par la fonction. Des hommes qui sourient rarement et ne jouissent jamais. « Tu es un chef, dit la visionnaire thaïlandaise, mais cela te rend solitaire, effrayé et colérique. »
Un homme comme Suzy est impensable dans « Lost ». Comme dans « Twin Peaks » ou dans n’importe quelle fiction un peu généreusement prospective. Un homme pour qui le pouvoir est appétant, un homme pour qui le pouvoir est un job sympa, promu par les publicités : il a la fonction, il aura la femme. Nous avons un président d’aujourd’hui, de cette drôle d’époque : un simple gus, antipathique comme un présentateur télé, mais que la malédiction du pouvoir, ressentie par tous les autres (sauf lui), nous a attribué par défaut. Au fond, il est bien le dernier de son espèce à vouloir d’une fonction pareille. Now is the spring of our discontent.
Ca ressemble à une pièce de Shakespeare. Pendant longtemps, nous avons de bons rois. Enfin, « de bons rois », c’est une façon de parler. Ils trafiquent tous en douce ; ils ne sont pas à une corruption près. Pour ça, ils ont besoin d’un homme de main, un exécutant qui n’a pas peur de s’occuper de toutes les saloperies à leur place. Ils ont besoin du pire des hommes possibles. Ce type d’homme, ils finissent toujours par le trouver. Il est souvent un peu bossu, un peu boiteux, rongé par les tics. Il a des manières épouvantables, un caractère comme celui de Joe Pesci dans les films de Scorcese, et ils sont tous un peu gênés quand ils le commanditent. Mais il n’a pas peur de se salir les mains pour eux. À force d’accords secrets, de messes basses et de tractations, que se passe-t-il ? C’est l’homme de main qui monte en grade, il devient indispensable – et tous ceux qui croyaient qu’il travaillait pour eux comprennent que, tout ce temps passé à lui donner des ordres, ils travaillaient en réalité pour lui. Au final, le bossu les a tous sous sa coupe. Il a des dossiers sur chacun d’entre eux, et ils les plie sans difficulté à sa volonté. Toutes leurs femmes lui ont déjà fait des pipes et ils sont tous maintenant à Bercy, entre deux stars, à faire la gueule en silence quand il donne son vomi à manger comme si c’était de la manne.
Mais la pièce ne s’arrête pas à la consécration du mauvais roi. Il y a des conséquences. Il y a toujours des conséquences. Une fois arrivé au sommet, ça ne lui suffit pas. Ca ne lui suffira jamais : il faut prendre la femme d’untel, tuer les enfants d’un autre. Il bousille tout sur son passage, accumule les horreurs, mais continue à dresser les hommes les uns contre les autres comme il l’a toujours fait pour gagner du temps. Il gagne du temps, mais pas tellement : quelques années, quelques mois, quelques semaines peut-être... La mécanique du pouvoir s’emballe : sa profonde vulgarité apparaît. Ce qu’il appelle un nouveau style est simplement un jargon de manager. Il est grotesque et déplaisant comme un chef de rayon. Erotisé momentanément par l’ascension, une fois au sommet, repu et comblé, il redevient laid. Il recommence à avoir des regards sournois et des phrases maladroites. Ses experts en communication se font des cheveux blancs et tentent vainement d’intervenir. Il part même avec le stylo plume dans sa poche lorsqu’il signe des contrats en Roumanie. Un Mont Blanc. Il a tellement l’habitude d’avoir piqué des trucs, dans sa jeunesse : pas qu’il soit pauvre, c’est un gosse de riche, mais il a toujours été envieux. L’envie rend plus misérable que la misère : son idole, Napoléon, avait souvent l’air d’un petit pauvre. Et son fils a l’air d’être aussi bête, aussi inculte et aussi ambitieux que lui : le voilà déjà sur la scène, à briguer la place de son père. Et tous de se sentir sales…
Tu me salis : ce n’est pas seulement le visiteur du salon de l’agriculture qui parle. L’esthéticienne qui le fuit devant la caméra le pense aussi. Et la chancelière allemande. Et le pêcheur breton qui attend toujours que Suzy finisse par fermer sa gueule. Et tous les membres de son propre parti lors des municipales. Et tous les chefs d’état de la planète lors de ses visites officielles. Tu me salis : mais ils sont déjà sales ! Seulement, comme les bons rois, ils ne s’en aperçoivent que maintenant. Progressivement, ils comprendront que c’est la France qui salit l’Europe. Et l’Occident qui salit la planète. Un jour, ils auront même une révélation : c’est le Terrien qui salit la Terre, c’est l’homme qui salit l’Univers et le cosmos. Une vision parmi d’autres, pour finir : Suzy appuyant sur le petit bouton rouge, détruisant son pays. Les Français vont tous en enfer. Là, le diable est fumasse : « Vous me salissez, dit-il, froidement. Quand je vous vois, j’ai honte de ma fonction. »
Les indiens ne nous l’ont pas dit. Et René Guénon nous l’a bien caché. Il n’y a pas de deuxième caste, il n’y a pas d’hommes de pouvoir. Il y a des brahmanes, des vaisyas et des sudras : des prêtres, des commerçants et des serviteurs. Parmi ces derniers, certains se donnent de grands airs, et prétendent à autre chose. Mais, quand le voile de Maya est troué, on voit ce qui se cachait derrière cette ambition, et c’était simplement un grand néant affectif, intellectuel et moral. Ce sont les pires des hommes possibles. Il n’y a pas de kshatriyas.