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Scheerbart le fantastiqueur
Paru en 2008

Contexte de parution : Perdus / Trouvés

Présentation :

Présentation de l’écrivain Paul Scheerbart pour le recueil « Perdus / Trouvés » (Monsieur Toussaint Louverture)


Sujet principal : Paul Scheerbart
Cité(s) également : plusAlfred Jarry, Daniel Paul Schreber, David Bowie, Diogène, Else Lasker-Schüler, Ernst Rowohlt, Franz Kafka, Herwarth Walden, Karl Kraus, Léon Tolstoï, Maximilian Harden, Oskar Panizza, Raymond Queneau, Walter Benjamin




« Beaucoup de choses ont été chambardés au siècle précédent. Mais les hommes n’ont pas été chambardés. Et c’est pourquoi les hommes dans leur totalité ne sont pas adaptés à notre époque. »

Né le 8 janvier 1863 à Danzig, éduqué par une belle-mère bigote et un père charpentier, Paul Scheerbart hésite d’abord à devenir missionnaire mais finalement se décide à « sauver le monde par les Lettres ». À vingt-quatre ans, il vient s’installer à Berlin et gagne sa vie comme critique d’art pour le Berlin Börsen Courier. Il publie son premier roman, « Le Paradis, patrie des arts », en 1889. Utopiste de l’architecture, écrivain d’avant-avant-garde (il écrit un poème phonétique, « Kikakolù ! Ekoralàps ! », en 1897) et artiste de science-fiction (ses mini-romans abondent en comprimés nutritifs, matériaux synthétiques, voyages spatiaux et télégraphie sans fil), il créé en 1892 sa propre maison d’édition, Editions des Fantastiqueurs Allemands, qu’il parvient à couler en seulement deux ouvrages. Avec sa femme Anna Sommer – dite « Ourse » – Scheerbart déménage pour l’île de Rügen, où il perfectionne ses talents de buveur.

Paul Scheerbart est le plus grand écrivain pacifiste avec Léon Tolstoï. Publié en 1901, « Rakkox le Miliardaire (un roman plastronneur) » est représentatif de sa vision horrifiée du militarisme industriel, qu’il épice de régiments d’animaux. Il amplifiera ses récriminations contre la gente armée en 1909 à travers l’écrit polémique « Le Développement du militarisme aérien et la dissolution des armées de terre, des fortifications et des flottes européennes. »

« La Grande Révolution (un roman lunaire) » est publié aux éditions Insel-Verlag en 1902. Annonçant invisiblement les activités de la cybernatation mondiale (partagée entre You Tube, My Space et Google Earth) et la chanson de David Bowie « Sons of the Silent Age », « La Grande Révolution » raconte l’histoire des citoyens de la lune, qui passent leur temps à observer la Terre, et suivre les débats intellectuels des humains grâce à des télescopes hyper-perfectionnés. Comme nous – lorsque nous avons la curiosité malsaine d’observer un talk-show avec des chroniqueurs politiques et culturels, les Lunaires n’ont pour les Terriens que du mépris. Ils se reposent en fumant des fleurs et se reconstituent en s’allongeant dans une grotte (un bulbe pousse et s’extrait de leur tête, laissant leur corps pourrir, en formant une nouvelle enveloppe charnelle). Insensible aux charmes de la délectation morose, un sage leur demande de varier leur sujet d’observation : ils partent à la découverte de l’autre face de la Lune, et découvrent que celle-ci est un immense morceau de verre.

« La Grande Révolution » est un succès critique et dévoile le génie de Scheerbart aux artistes de son temps. Karl Kraus lui ouvre les colonnes du super-select The Fackel. Scheerbart se lie au groupe expressionniste mené par Herwarth Walden et Else Lasker-Schüler, et se rapproche de Oskar Kokoschka et de l’architecte Bruno Taut. Impressionné par le recueil « Poésie féline », le critique Maximilian Harden fait de Scheerbart l’égal de Sterne et de Jean-Paul (aujourd’hui, on citerait également Jarry, Kafka, Panizza, Queneau et le Président Schreber).

À partir de 1907, Scheerbart devient inventeur. Laissant provisoirement à « Ourse » le soin de s’occuper de la survie de leur ménage, il dépense toute son énergie à créer un Perpetuum Mobile, dont le journal technique est publié en 1910 par Ernst Rowohlt. Sa vision du verre coloré comme base de l’éducation des hommes de l’avenir par le filtrage de la lumière – qui sera la matière de son essai, publié en 1914, « Architecture de Verre » – traverse ce qui est généralement considéré comme l’apothéose de son œuvre romanesque, « Lesabéndio (un roman d’astéroïdes) » en 1913. Illustré par Kubin, « Lesabéndio » raconte l’histoire d’un habitant de la planète Pallas – où les hommes vivent la tête à l’envers et les enfants naissent dans des noix – qui décide d’élever une tour pour percer la couche nuageuse. L’exploit de « Lesabéndio » réussit et les hommes peuvent enfin contempler le firmament ouvert. « L’œuvre de ce poète, écrit son plus grand fan (j’ai nommé : Walter Benjamin), est tout empreinte d’une idée qui était on ne peut plus étrangère aux idées qui prévalaient. Cette idée — cette image, plutôt — était celle d’une humanité qui se serait mise au diapason de sa technique, qui s’en serait servie humainement. À un tel état des choses, Scheerbart crut voir deux conditions essentielles, à savoir : que les hommes sortent de l’opinion basse et grossière qu’ils sont appelés à « exploiter » les forces de la nature ; que, par contre, ils demeurent convaincus que la technique, tout en libérant les humains, libérerait fraternellement par eux la création entière. »

Selon Benjamin (encore), Paul Scheerbart est un des premiers représentants d’une nouvelle humanité débarrassée des scories de l’humanisme et de la sentimentalité, une barbarie positive, dégoûtée de toute la culture qu’elle a ingurgitée en vain, et qui a noblement acceptée sa pauvreté en expérience comme l’impossibilité d’un recours à la tradition pour affronter les temps modernes dans leur gigantisme et leur grotesquerie : « Vous êtes tous si fatigués – pour cette seule raison que vous ne concentrez pas toutes vos pensées autour d’un plan très simple, mais vraiment grandiose. » Déprimé par l’incapacité des hommes à ne pas faire systématiquement les pires choix possibles, la première grande boucherie mondiale encouragea Scheerbart à se laisser gésir : « Je proteste d’abord contre l’expression « guerre mondiale ». Je suis certain qu’aucun astre, si proche soit-il, n’ira se mêler de l’affaire où nous sommes impliqués. Tout porte à croire qu’une paix profonde ne cesse de planer sur l’univers stellaire. » On dit qu’il mourut dans un tonneau, à la Diogène, le 15 octobre 1915, à Berlin : « Les efforts frénétiques que j’ai faits pour mettre en accord ce temps du socialisme, de la technique et du militarisme avec ma très fabuleuse et religieuse existence remplissent ma soi-disant vie humaine et ont donné naissance à mes livres ».

Parmi les autres œuvres dont on attend toujours de pied ferme une traduction française, on peut notamment citer : « Je t’aime ! (un roman de chemin de fer avec 66 intermezzos) », 1897 ; « La célèbre cuisinière de Bagdad (un roman culturel arabe) », 1897 ; « À votre santé (un roman fantastique et royal) », 1898 ; « La Chasse sauvage (un roman évolutif en huit histoires différentes) », 1900 ; « Courage ! (un roman fantastique d’hippopotames) », 1902 ; « Liwûna et Kaidôh (un roman psychique) », 1902 ; « Münchhausen et Clarissa (un roman berlinois) », 1906 ; « Flora Mohr (une nouvelle de fleurs de verre) », 1912, et « Le Foulard Gris et les dix pour cent de blanc (un roman pour dames) », 1914. On publie 666 nouveaux premiers romans à chaque rentrée « littéraire ». Il paraît qu’en additionnant la première lettre de chacune dans l’ordre exact de publication, on obtient une phrase nous informant avec une emphatique précision de la date de publication des œuvres complètes de Paul Scheerbart en français.