Compte-rendu de concert des Melvins et rencontre avec King Buzzo et Dale Crover pour Rock & Folk.
Un éclair traverse le ciel : les Melvins sont à Paris pour un concert à La Maroquinerie. King Buzzo apparaît en bondissant parmi les ombres pour délivrer « The Bloated Pope » sur un rythme martial, le plus improbable des hymnes d’hérésie moderne. Il vient d’un de leurs albums récents, « Pigs Of The Roman Empire » (2004, avec Lustmord), qui tient à la fois de la musique électronique et du hard rock le plus incisif. De longues plages délicates, où monte une guitare comme un rasoir électrique et sur lesquelles le batteur Dale Crover intervient comme s’il devait détruire des armées entières de jésuites traversant son cerveau sur un rayon-fauve. L’humour des Melvins ne leur épargne pas la tâche de nous mettre systématiquement les nerfs en pelote, nous faire vibrer, trembler et éprouver à quel point nous sommes vivants. Comme tous les gens vraiment sensibles, les Melvins sont calmes et détachés. Ils ne vous embarrassent pas de leur émotivité. Elle apparaît comme par miracle, au sein de leur travail d’épure quasi-zen et d’« absence » à la Édouard Manet sur une matière gluante, grumeleuse, collante et salissante comme c’est pas permis : le hard rock !
Les Melvins ont beau être « le passé, le présent et le futur du rock » (dixit Kurt Cobain), ils ne sont jamais devenus mainstream. Sûrs de leur victoire à long terme, ils sont comme un Léviathan reposant dans le fond de la mer depuis plus de vingt ans. À chaque fois qu’ils remuent la queue, ils produisent une dévastation gigantesque ; mais c’est pour immédiatement se cacher à nouveau... Depuis 1983 (date de leur « Mangled Demos »), les Melvins n’ont pas cessé d’intensifier les possibilités de la musique rock. Ils l’ont reprise dans sa forme la plus brutale et théâtrale – Black Sabbath, Alice Cooper – et l’ont étendue à tous les domaines musicaux, faisant du heavy metal un virus capable de contaminer toutes les musiques, imposant un style lent et lourd, qui tient à la fois du hard rock et de l’art, entre lesquels ils tissent lentement leur propre énigme.
« Nous ne sommes pas « art rock » ! se défend Buzz Osborne en riant dans un petit café du XXe arrondissement : L’art rock, c’est de la musique plutôt merdique, vous savez ? » « Il y a Beefheart quand même… » dit Dale Crover. « Oui, mais c’est rare ! La plupart du temps, ce sont des étudiants des Beaux-Arts prétentieux, leurs batteurs sont nuls, leurs compos aussi… Disons qu’on peut faire ce qu’ils font mais ils ne peuvent pas faire ce qu’on fait ! »
Osborne est tonitruant comme un vieux pirate, mais aussi glissant comme une anguille, un ours-louve-loutre géante qui vient vous visiter dans vos rêves comme un animal totem. Crover, lui, est d’une douceur exquise derrière son visage pâle et mystérieux, un authentique gentleman accompagné par sa femme et leur enfant. « Ayant dit ça, ajoute Buzz en soupirant, il y a tant de choses que l’on déteste dans le hard rock également... »
Une constante des Melvins est le soin extrême de leurs pochettes, supervisées par Mackie Osborne, la femme de Buzz. Une autre est leur sens de la grande forme. Leurs disques sont, non seulement beaux, mais extraordinairement bien architecturés. Des plages de douze à vingt minutes sont encadrés par des petits jingles de une à deux minutes. Les chansons alternent avec des moments atmosphériques, inquiétants et drôles. Tous leurs disques pourraient être, à l’instar du « Hot Rats » de Zappa, sous-titrés « des films pour les oreilles », tant leurs sons appellent des images et créent un environnement dans lequel l’auditeur peut créer ses propres narrations. Ils ont le génie des titres (« The Fool, the Meddling Idiot », « Magic Pig Detective », « They All Must Be Slaughtered », « Toadi Acceleratio ») et toutes leurs compositions sont le résultat d’un long travail de maturation. Est-ce qu’ils écoutent de la musique classique ?
« Non, répond Buzzo brutalement : Ca me passe au-dessus de la tête. » Mais Crover nuance : « Oh, un tout-petit-petit peu… » Ligeti ? Penderecki ? « Ah oui, eux, bien sûr – corrige Osborne. Mais bon, ce n’est pas assez bêbête pour moi. Je veux dire, Penderecki peut faire des choses bêbêtes, ils font tous des choses bêbêtes mais d’une façon perverse, détournée ; c’est de la fausse bêtise. J’aime ce qui est naturellement bêbête, vous comprenez ? »
Respectés, protégés et adorés comme les dieux bizarres d’un culte sauvage et souterrain, les Melvins sont aujourd’hui la preuve que notre époque est capable de gigantisme, de lyrisme et de beauté. Il suffit de travailler délibérément dans ce sens, avec la patiente lucidité du désespoir et une ironie mordante de fin du monde ; et le reste vous sera donné par surcroît.