Article sur les rééditions des épisodes de Fantômas pour le website Fluctuat.net
Entre 1911 et 1914, Marcel Allain et Pierre Souvestre rédigèrent plus de neuf mille pages pour faire semblant d’en finir avec Fantômas. Trois ans de travail seulement pour l’Enéide la plus grosse du monde ! Dix pages par jour non-stop ! Un vrai travail de Titan dicté à deux voix pour quatre mains de secrétaires… Souvestre et Allain étaient bénis des diables : c’est ces deux stakhanovistes de l’imagination que le Génie du Crime avait élu afin de s’incarner littérairement. Trente-deux épisodes tombèrent sur la capitale comme des V-2 sur Londres, au rythme d’un fort volume par mois. Cette tâche était dure à porter et Souvestre mourut en 1914, laissant Allain seul pour de moins nombreuses aventures (Onze en quarante ans). Nous accueillons la réimpression des douze derniers épisodes de leur épopée commune avec joie, bien sûr : Même si nous pouvons nous attrister que Robert Laffont n’ait pas jugé bon de publier les vingt manquant… Pour trouver les trois premiers épisodes (Fantômas, Juve contre Fantômas, Le Mort qui tue), on peut encore se servir du site web de livres d’occasion Abebooks (L’« abbé Books » comme l’appelle Benoît Virot) : les Livre de Poche peuvent y être dénichés pour des prix dérisoires. Mais, en ce qui concerne les dix-sept autres, c’est une autre paire de manche. Il ne vous restera donc, comme moi, qu’à sauter du 3e au 21e et à ronger votre frein chaque fois que les auteurs vous renverront, en note en bas de page, à l’un des épisodes que vous n’aurez pas pu lire.
Fantômas est le Christ du surréalisme. Il n’a pas plus de temps d’activité à sa charge (Jésus bosse entre 30 et 33 ans seulement) mais son legs est invraisemblablement riche. L’Humour Noir lui doit tout en terme d’actualisation contemporaine. Spectre hantant Paris, menace ectoplasmique construite à la mesure de ce labyrinthe de ruelles et de souterrains, seigneur cruel entouré de ses « apaches » Bec-de-Gaz, Œil-de-Bœuf, Adèle, le Bedeau, la Toulouche, Fantômas défie par la science folle de ses crimes ses deux ennemis, toujours les mêmes : le commissaire Juve et le journaliste Fandor, auquel s’ajoutera dans la dernière partie de l’œuvre son fils maudit, l’atroce prince Vladimir. Fantômas est le plus psycho-géographique des feuilletons policiers. Après Juve contre Fantômas, vous ne reverrez plus le IXe arrondissement comme avant, et, dans Les Amours du Prince, le XVIIe est transfiguré comme jamais. Paris assassiné, c’est Fantômas qui le ressuscite dans le sang de ses crimes poétiques.
La maîtrise fantômastique des outils technologiques est le ressort principal de ses intrigues. Il commet des crimes dans des pièces pivotantes ou des ruines réinvesties, fait s’engouffrer un train dans un tunnel qui ne ressort pas de l’autre côté, utilise les sous-marins, les voitures de course, l’hypnose et les déguisements les plus sophistiqués pour garder un perpétuel coup d’avance sur ses adversaires. Fantômas, c’est la section « farces et attrapes » de la Société du Crime. Son point faible est sa fille : Hélène, qui le hait et tombe amoureuse du jeune journaliste Fandor. Il y a beaucoup de belles choses dans chaque épisode. Dans Le Train Perdu, l’intrigue se déroule principalement dans le cirque Barzum, avec ses freaks (Souvestre et Allain disent « phénomènes ») et ses intrus. Juve tente de résoudre l’affreuse affaire d’Anvers pendant que Fantômas cherche à regagner les faveurs de sa fille, Hélène, elle-même protégée par son ancien complice Gérard, devenu dresseur de fauves. Dans Le Bouquet Fatal, la séduisante Valentine ne cesse d’entendre retentir la même chanson, Passionnément, dans tous les lieux où elle passe : restaurants, boutiques, ruines… Dans Le Jockey Masqué, tous les suspects d’un assassinat connaissent la victime sous une identité différente. Dans Les Amours d’un Prince, on suit un couple d’ouvriers, Maurice et Firmaine, cette dernière étant également la maîtresse du vicomte Raymond de Pleumartin. Un soir, Firmaine retrouve Maurice la tête coupée et tombe en syncope. Le corps de Maurice et sa tête disparaissent. Un certain Jacques Bernard va fourrer des papiers dans la chambre de celui-ci : Maurice devient un poète dont il est le légataire. Lors d’une soirée consacrée à celui-ci, le pseudo-défunt réapparaît pour dénoncer la supercherie et court à la poursuite de son pseudo-légataire… On est déjà au milieu du roman quand les prénoms de Juve, Fandor, Vladimir et Fantômas apparaissent enfin. Ils étaient tous là, dès le début, mais sous des déguisements (et pas ceux qu’on imaginait). C’est l’autre point fort des romans de Souvestre et Allain : suivre des personnages masqués sans savoir qu’ils sont masqués, se balader parmi des inconnus inquiétants jusqu’au moment où, surprise, on les connaissait tous avant sous d’autres identités. Au cinéma, c’est toujours un effet un peu kitsch (le masque de Jean Marais collé sur un masque bleu collé sur le corps de Jean Marais), mais dans un livre, ça passe comme une lettre à la poste. L’entourloupette fantômastique est alors puissamment allégorique. Quand Fantômas, déguisé en Gérard (qu’il vient d’assassiner) est prisonnier de la cage aux fauves de ce dernier, et que Juve (déguisé en Fantômas) vient le sauver, croyant sauver le défunt Gérard, pendant quelques instants, Fantômas prend peur. Ce n’est pas par inquiétante étrangeté, mais parce que le mythe de Fantômas est si fort, si puissant, que Fantômas lui-même n’est pas apte à le soutenir en tant que personne. Devant la puissance sinistre que représente Fantômas, nous sommes tous démunis. Fantômas a d’habitude le rôle le plus simple. Puisque Fantômas c’est lui, il échappe toujours à la terreur que son ombre véhicule. Mais, confronté à sa propre légende, incarnée rapidement par un autre corps, il est soudain frappé d’une courte panique. Et si Fantômas n’était pas lui ? Et si lui-même, comme nous, n’était que le jouet du véritable Maître du Mal ?