Article sur les Melvins pour le website Fluctuat.net.
Un groupe qui existe depuis vingt ans, on doit avoir besoin d’une rock-biography prétentieuse de 670 pages ou d’une colonne torchée en trois minutes pour consigner ses Mémorables. Pour les Melvins, ça serait présomptueux. En France, ils sont restés « confidentiels », comme on dit ; mais aux Etats-Unis, leur périple (de maison de disque en maison de disque, de disque inattendu en disque inattendu) ne les a pas non plus aidés à obtenir cette « bonne visibilité » qui fait la moitié du travail pour la reconnaissance symbolique d’un teenage rock combo. On peut dire de leur somptueuse histoire qu’elle est encore « en chantier » ; même si Ipecac réédite consciencieusement leurs œuvres complètes depuis cinq ans. Leur meilleure publicité, c’était encore le succès de Nirvana en 1992. Qu’est-ce qu’il en a parlé, des Melvins, Cobain… Dans les interviews, dans son journal, autour de lui, il forgeait leur légende dorée. « Les Melvins sont le passé, le présent et le futur du Rock » disait saint Kurt. Et il avait raison : d’abord, parce qu’il était le seul à en parler ; ensuite, parce que, s’il y avait vraiment quelque chose dont il fallait parler, c’était des Melvins.
C’est pas eux qui allaient s’en charger : Le trio d’Aberdeen n’avait fait strictement aucun effort pour devenir riche et célèbre. Dès le début, leur leader, Buzz Osbourne, s’est contrefoutu de la gloire. Il fait partie des rares qui ont compris que l’important était dans la qualité du public et non dans sa quantité. « Les Melvins existent depuis 1986 pour faire chier leurs fans » avait écrit Pop News. Mais pour les faire réfléchir, aussi. Ceux qui s’en tiennent à ce principe sont bien moins maudits qu’on nous le dit. Leur compréhension du contexte de production et de réception d’une œuvre leur fait gagner du temps qu’ils auraient perdu dans la vaine promotion et le vedettariat sacrificiel. Les Melvins ne se sont jamais intéressés à la vie de patachons des rockers : ni la drogue, ni l’alcool, ni le suicide à 27 ans. Les Melvins existent depuis 1986 pour faire choir les clichés.
Si les Melvins ont été radicaux, c’est dans leur musique. Le premier morceau du premier album (« Eye Flys » sur Gluey Porch Treatments) met quatre minutes avant de balancer ses quelques paroles éparses, comme jetées depuis le dernier étage du Chrysler Building. Les Melvins ont commencé en faisant du rock le plus lourd et lent possible ; ils ont continué en faisant de l’expérimentation la plus lourde et lente possible. Et tout ça avec un sens rare de la beauté. Les Melvins, c’est d’abord une basse répétitive, en boucle, pour mesmeriser l’auditeur et l’insensibiliser, des énormes coups de batterie à contretemps – un larsen prodigieux, quelques mauvaises fréquences, et une voix qui donne l’impression de Black Sabbath sur un magnétophone qui déconne ou de Alice Cooper après un troisième double pontage.
De Ozma (1989) à Hostile Ambiant Takeover (2002), les Melvins n’ont cessé de surprendre leurs auditeurs : des petites chansons lourdes de 45 secondes aux suites complexes sinistrement poétiques de quinze minutes et mèche, sans compter l’accumulation de EP extraordinaires, de live nouveaux, de 45 tours à petits tirages grotesques et sérieux… Leur tour de force, c’est la trilogie de 1999-2000 : The Maggot, The Bootlicker et The Crybaby. Un premier disque de rock très, très lourd ; un deuxième, de mélodies délicates, d’ambiances morbides et de comptines hautaines ; un troisième, de collaborations baroques et de reprises désarmantes d’intelligence. Les Melvins sont au hard rock ce que Manet est à la peinture : la reprise indifférente des thèmes tragiques, la sensibilité dégagée de ce sens somptuairement sacrifié, l’élégance venant d’une insignifiance par excès, née de la destruction des significations émotionnelles accordées a priori au motif.
Je suis tombé amoureux des Melvins en écoutant le 45 tours réalisé avec Nirvana en 1991 : deux reprises du Velvet Underground, une par groupe et par face. Nirvana pour « Here She Comes Now » est très bien, mais leur « Venus in Furs » est inoubliable. D’abord un larsen, et la chanson commence, l’introduction très classique, presque pompière. La voix suit le parcours identique du premier vers : « Shiny, shiny, shiny boots of… » Et soudain, sur le mot « leather », le temps sort de ses gonds. Un son de cor de chasse hurle à l’agonie, on casse tous les instruments, la bande enregistrée gratte… Ca morfle de tous les côtés : comme si le vaisseau spatial venait de se perdre dans l’hyperespace et ne devait jamais retrouver son chemin… On entend un vague son de salle de concert. King Buzzo, l’air très fatigué, reprend son souffle et s’adresse à son public : « Bonjour ! Est-ce que vous aimez boire du gin ? J’ai passé ma vie à éviter tout contact avec le sport et me voilà à faire un concert dans un stade… Ce morceau est dédié à Frank Zappa, River Phoenix, Fred Gwynne, Dixy Lee Ray, Thomas P., Tip O’Neill et toi, l’espèce de crétin qui vient de me jeter de l’eau à la figure… »