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Loukoums au champagne
La musique des Supremes
Paru en 2002

Contexte de parution : Musica Falsa

Présentation :

Article consacré aux Supremes publié dans la revue Musica Falsa en 2002.


Sujet principal : Supremes
Cité(s) également : plusmenu_mondes.pngBeatlesmenu_mondes.png, Berry Gordy, Bessie Smith, Bouddha, Charles Shaar Murray, David Niven, Diana Ross, Fiodor Dostoïevski, Florence Ballard, Ghérasim Luca, Guido Cavalcanti, Jimi Hendrix, LeRoi Jones, Mary Wilson, menu_mondes.pngScott Battymenu_mondes.png, Shangri-Las, William Faulkner




On trouve dans le très estimable ouvrage de Charles Shaar Murray consacré à Jimi Hendrix une amusante anecdote. Il s’agit de la confrontation des Beatles, lors d’une tournée américaine, avec leurs splendides concurrentes du hit-parade de l’époque : les Supremes. Les Beatles vouaient une admiration sans bornes aux Supremes ; les Supremes enregistrèrent un album en 1964, A bit of Liverpool, où abondaient les reprises de morceaux signés Lennon & McCartney. Le rendez-vous fut pris dans la suite d’hôtel new-yorkaise du groupe pop anglais : « Quand arrivèrent Diana Ross et ses collègues, raconte Shaar Murray, ce fut la stupéfaction des deux côtés. Les Supremes trouvèrent une pièce enfumée par des vapeurs de marijuana, et quatre types en jeans, avachis ici et là, complètement défoncés. Les Beatles virent trois filles en costumes chic, chacune avec gants, étole de fourrure et chaperon en prime. La rencontre tourna bientôt court, sous le poids de tant de gêne. La délégation de Detroit s’attendait à une démonstration de classe anglaise et de galanterie à la David Niven, tandis que les Beatles étaient persuadés que les Supremes étaient de joyeuses luronnes prêtes à des fêtes d’enfer – comme dans les chansons de Bessie Smith. »

De fait, qu’on puisse se tromper autant sur leur compte au moment précis de leur ascension sociale est plutôt à l’honneur des Supremes : elles pouvaient incarner à loisir bien plus de choses qu’elles n’étaient, à savoir de jeunes prolétaires noires accédant à une gloire inespérée et désireuses de se comporter comme des dames de la grande bourgeoisie américaine. Bien au contraire, leur chant, presque impersonnel à force de splendeur, d’un lyrisme cristallin, dynamisé et enrichi par l’emploi fréquent de xylophones, orgues, cuivres et cordes, pouvait être investi d’autant de forces, de désirs et de douleurs que l’on voulait : à droite comme à gauche, chez les garçons comme les filles, les noirs comme les blancs, les bourgeois comme les prolétaires, les jeunes comme les vieux, les hétérosexuels comme les homosexuels. Même les punks et hooligans de Manchester dans les années 90 (dixit Scott Batty) se préparaient pour leurs bastons en écoutant la « délégation de Detroit » : ça leur donnait de l’énergie. On le sait, l’universalité est une forme vide : mais au-dessus de ce vide plane une incontestable réussite formelle, une texture ou une peau permettant autant d’interprétations possibles que d’alcools et de sirops dans un cocktail. Ce qu’il y a de vraiment universel, c’est le maquillage, la peinturlure. « Les drag queens me ressemblent » dira avec lucidité Diana Ross.

Les Supremes étaient encore mineures lorsqu’elles signèrent avec la Motown. C’était en 1961 et leurs parents étaient présents pour donner leur accord. Florence Ballard et Mary Wilson s’étaient rencontrées, trois ans auparavant, au bal de fin d’année de leur collège ; elles s’étaient trouvées mutuellement de bien belles voix, avaient formé un groupe au nom ridicule, The Primettes ; et leur petite copine Diana Ross les avait rejoints dans l’heure. Il fallut bien trois autres années de rodage pour les débutantes pour qu’un premier tube leur tombe dessus en Août 1964 : « Where Did Our Love Go ? » Après ce tour de force et en trois mois seulement, elles avaient conquis l’Europe avec « Baby Love », single qui fit d’elles le plus fameux, le plus éclectique et électrique, explosif, fixe et follement aimé des girls’ band de la classe prolétarienne américaine noire, les reines incontestées de la chanson d’amour mièvre et luxuriante. De fait, il n’est pas difficile de constater que ni les Marvelettes, ni les Vandellas, ni les Shirelles, ni même les Ronnettes ou les Shangri-Las n’arrivent à tordre le cœur de l’auditeur et le faire vibrer de désir avec la précision chirurgicale et la dimension presque mystique, apocalyptique, propre au trio de pleureuses voluptuaires que constituaient alors Florence Ballard, Diana Ross et Mary Wilson : les Supremes.

« Baby Love » n’est pas une chanson, c’est un loukoum au champagne. Sur un rythme soutenu par des percussions clignotantes, claps de mains, clics de doigts ou claquettes, et des cuivres répétitifs, de plus en plus présents, le saxophone baryton craquant carrément comme sous la pression d’une trop forte chaleur, à la pointe du désir inassouvi s’énonçant en soupirs au bord de l’évanouissement, les Supremes ne chantent déjà plus : elles piaulent. Leurs pleurs chevrotants, craquelés et toussotés sont soulignés par de discrètes mais remarquables notes de vibraphone qui en sanctifient le désir, comme pour susurrer à l’auditeur : tout ce qui est excessif est bon… Et le morceau monte, monte, jusqu’au cri, qui ne l’arrête pas mais l’enchaîne au reste du corpus suprême. Tous les disques des Supremes se répondent, se valent, et, à part deux ou trois lourdingueries en collaboration avec les Temptations, tous sont également splendides et bouleversants. Il est remarquable que, dans aucun de leurs enregistrements, d’un érotisme parfois difficilement soutenable tant il imprègne le moindre soupir, la voix des Supremes ne tombe jamais dans la vulgarité, n’aguiche jamais l’auditeur, ne s’adresse jamais à lui mais, au contraire, semble comme retournée en elle-même, entre la prière et l’onanisme, à la recherche de son animalité secrète. La masturbation mystique d’une chanteuse peut être très belle, car elle semble se satisfaire de sa propre solitude. Il n’y a rien de plus insupportable qu’une chanteuse qui tente de vous séduire, qu’une chanteuse qui a besoin de vous pour vivre.

Les Supremes étaient d’infatigables travailleuses. En sept ans seulement (1964 – 1970, les mêmes dates que les Beatles) elles réalisèrent un nombre d’enregistrements considérable, nettement supérieur quantitativement et qualitativement à celui de la plupart des groupes embarqués dans des carrières longues comme le bras, surtout propres à désespérer l’auditeur. Enregistrées toutes en « deux prises, pas plus » (Berry Gordy), leur réservoir de splendeurs larmoyantes sur un septennat seul est déjà presque infini. Il paraît que les Supremes avaient atteint une telle puissance d’incarnation symbolique tirant vers l’abstraction que le renvoi de Florence Ballard en 1967 pour alcoolisme et son remplacement par Cyndy Birdsong ne furent pas même remarqué par la plupart de leurs fans. De fait, avant le départ de l’ambitieuse Diana Ross en 1970, les Supremes n’étaient pas des femmes mais des anges, des envoyées de Shemêhaza, l’ennemi glamour conspué dans le Livre d’Enoch qui enseigna aux hommes la luxure, le maquillage, la bisexualité, les drogues et la botanique. Fardées comme d’improbables prostituées des écoles du Bouddha, pleines d’un maquillage de kabuki futuriste qui leur donnait une beauté de transsexuels brésiliens, elles intercédaient aux rapprochements entre les garçons et les filles de classes et de couleurs différentes, encourageantes, amoureuses, saintes, lascives, translucides et omniscientes. On commercialisa même un pain blanc à leur nom. Même si leur réussite en son sein est infinie en puissance comme en acte, le domaine artistique dans lequel les Supremes excellèrent est précis et limité : c’est celui de l’interprétation de la chanson d’amour.

Pourquoi nous les hommes consommons de la chanson d’amour ? Que ce soit pour la louer comme l’opération, tirée lointainement des troubadours, consistant à canaliser les énergies de la mystique inassouvie la plus folle et la plus épuisante dans le corps spiritualisée de l’amante, ou au contraire la critiquer comme manipulation de masses inoculant des passions tristes, tout le monde s’accorde du moins sur ce point : il est extrêmement difficile d’écrire une chanson qui ne soit pas une chanson d’amour ; et ce, depuis une éternité de temps. Ou plus exactement depuis la codification courtoise des rapports sexuels sous Aliénor d’Aquitaine et son franc succès dans la poésie occidentale de Guido Cavalcanti à Ghérasim Luca : « Tu me vertige tu m’extase tu me passionnément tu m’absolu je t’absente tu m’absurde je te jupe je te jaretelle je te bas je te Bach oui je te Bach pour clavecin sein et flûte. »

En effet, les Supremes ne sont pas Bessie Smith. Elles ne disent pas : « Viens embrasser mon gros cul de noire » pendant que les blancs se tordent les mains d’admiration – comme le disait avec pertinence le poète Leroy Jones. Mais leurs chansons mielleuses, sirupeuses, gorgées d’ombres amoureuses, sont politiques et probablement bien plus efficaces encore qu’un bon nombre de protest songs. Tout mouvement social est sentimental à l’extrême. Bien sûr, il faut être un peu pervers pour vouloir faire pleurer en art, pour vouloir émouvoir : mais sans cette tournure assez spéciale de l’esprit humain sur et contre lui-même, nous n’aurions connu ni Dostoïevski ni Faulkner. Sans les comparer à ces gigantesques dealers de sentiments, il faut admettre la difficulté de ne pas fondre en sanglots sucrés en écoutant « I’m Living in Shame », « Love Child » ou le splendide « Does Your Mama Know About Me ? » dans lequel une jeune fille demande à son petit ami, probablement blanc ou riche (ou les deux) si ses parents ne vont pas la regarder bizarrement quand il la présentera à eux et s’il est vraiment nécessaire d’en passer par là…

Le goût pour la chanson d’amour, et particulièrement celle des Supremes, présuppose chez l’auditeur un goût et un talent spécial pour pâtir : une pratique masochiste hédoniste consistant à s’abandonner à la sentimentalité la plus diffuse et la sensualité la plus immature. La partie de l’homme la plus midinette n’est pas nécessairement la plus méprisable. Si l’on ne supporte pas qu’un peu de soi s’aliène à mesure que l’on écoute une chanson des Supremes, si l’on ne se sent pas assez de force pour affronter à chaque refrain son sentimentalisme masturbatoire le plus ridicule et le plus profond et le frapper avec violence pour le faire voltiger ou encore l’éclore comme une fleur, on ne peut pas vraiment les aimer. Pour les aimer, il faut savoir et vouloir composer avec la corruption vampirique des larmes, laissant l’élément étrange du mélodrame affecter nos corps et nos cœurs sans plus aucun recul. En on considérera comme nulle toute journée où l’on a pas pleuré pour rien, comme ça, sans raison, juste le plaisir de sentir cette excrétion liquide salée couler le long de nos joues trop sèches. Encore une fois.