Article consacré aux Residents publié dans la revue Musica Falsa en 1999.
« Alors tout pourra
converger au centre du grand été de
l’être. Surgira quelque chose comme un groupe
d’anti-témoins retrouvant le temps intérieur de
leur existence propre, le temps de leur conscience et de leur mort,
temps légendaire retourné aux profondes sources du
sang, des souffles. »
Dominique de Roux, Maison Jaune
« Qu’est-ce qu’être indisponible ? » est la question que posent les Residents. Ce qui peut aussi s’entendre ainsi : comment se rendre inéchangeable, indévaluable, comment échapper au trafic incessant des marchandises humaines ? Et encore (et, aussi étrange que cela puisse paraître, c’est peut-être la même chose) : tels les Beatles dans leur chanson « Eleanor Rigby » : A quel monde appartiennent tous les laissés pour compte ?
Il y a peut-être une « Histoire » de la pop music qui commencerait avec les Beatles et s’achèverait avec les Residents, une Histoire qui toucherait la question de la personne humaine, via la question du visage de la voix. D’ailleurs, phénomène qui – à ma connaissance – n’existait pas avant les Residents, aujourd’hui, de plus en plus de musique produite et diffusée, de musique générée électroniquement (bien sûr), ne porte plus d’identité claire mais une suite de signes ou un nom qui ne protège aucun visage, comme si, à mesure des mix et des samplings, les musiciens eux-mêmes avaient commencé à se sentir beaucoup moins impliqués personnellement dans la musique qu’ils produisaient, et qu’il fallait que la musique soit moins le reflet de leur personnalité, de leur désir, que la restitution la plus pure de ce que la musique avait, en propre, à dire et auxquels les hommes pouvaient faire écran. Comme si les musiciens décidaient de donner la parole à la musique elle-même, et non à eux. Comme si la musique pouvait prendre intégralement soin d’elle-même, et que l’intervention humaine était de l’ordre d’un procès, à l’oriental, et non d’une création. Quelqu’un (moi ou un autre) est passé par là, il a laissé ça advenir, il est retourné dans l’ombre, laissant ce qu’il avait laissé advenir arriver au grand jour. Ce serait une nouvelle génération, celle prophétisée par William Burroughs, la Génération Grise & Invisible : Untel est un banquier, un hippie, un punk ou un étudiant. C’est sa couverture. Il doit rester dans l’ombre, il travaille (c’est très sérieux) à révéler ce qui s’entend dans ce qui se dit dans le revers des évènements.
Ainsi, les Residents (parmi les premiers utilisateurs massifs de synthétiseurs, sampleurs, générateurs de voix, manipulateurs de bandes tout azimut et tailleurs de brèches dans les domaines audiovisuels, CD-Roms, spectacles multimédias etc.) ont fermé une histoire : l’histoire personnelle de la musique populaire. Et quelle histoire ! Combien de visages, combien de corps et de vies ont portés comme des preuves insoutenables de leurs drames combien de chants ! Chuck Berry, Little Richard, Jerry Lee Lewis, Elvis Presley, Roy Orbison, les Beatles, les Rolling Stones, les Doors, Janis Joplin, Jimi Hendrix, le Velvet Underground, Iggy Pop, David Bowie et jusqu’à Trent Reznor, Kurt Cobain, Frank Black, Björk, Marilyn Manson et Tori Amos (tous les six peut-être déjà en retard sur la parole des Residents) : des incarnations, des « types ».
Le rocker est un héros, un héros tragique, une représentation de la limite, de l’homme qui défie le dieu, de l’homme qui tente de s’incarner en dieu-et-homme et tombe, meurt, se laisse tuer ou se laisse mourir, car « la médiateté rigoureuse est la règle » (Hölderlin) et le sacré peut être transgressé mais la transgression s’expie. Ou encore : « La représentation du tragique repose avant tout sur ceci que l’énorme, comme le Dieu-et-homme s’accouple, et comment, sans limite, la puissance de la nature et le plus intime de l’homme deviennent Un dans la fureur, se conçoit par ceci que le devenir-Un illimité se purifie par une séparation illimitée. » (Hölderlin, encore) Et, comme l’Histoire se finit d’une certaine manière, dans le nazisme où Dieu est exécuté et meurt à Aushwitz, les Residents font finir l’Histoire du Rock dans le Third Reich’n’Roll, portant la « musique de jeunes » (et de moins jeunes) à la tragédie définitive et parodique, irrécupérablement kitch et désespérée.
Le rock est mort avec les Residents.
Ca n’empêche d’ailleurs personne de continuer, mais ça prend une autre forme, une autre énergie, un autre chemin. Si le livre a pris une forme extrême, indépassable en autonomie et en dépense inéchangeable avec Finnegans Wake (on pouvait alors dire que la littérature était morte avec James Joyce), Samuel Beckett a repris immédiatement l’Histoire, et dans son impossibilité même (aucune de ses positions ou propositions n’est gratuite), l’a fait dépendre de quelque chose qui était de l’ordre du vidé ou de l’épuisé. « Je ne peux pas continuer, je dois continuer. » Cependant, elle a alors changé de visage. Elle est passée dans l’ordre du spectre. Il suffit de suivre et d’observer les fantômes gris de Burroughs, de Pasolini, de Michaux, de Borges, de Gombrowicz, les vues imprenables de Salinger, de Thomas Pynchon… Mais aussi la musique fantomatique des Lounge Lizards, les rêves de David Lynch, les incantations de Meredith Monk, les femmes de Giacometti, les hommes de Bacon…
Comme si nous étions déjà de l’autre côté de la berge, comme si nous avions, comme disait Ezra Pound, « déjà passé le Léthé »…
Les Residents, eux, ne sont plus que des globes oculaires. Pas un regard mais un œil : une surface plane sans perspective, sans écho. De la même manière, si le maquillage était un thème fondamental du rock, de Little Richard à Marilyn Manson, les Residents l’ont simplifié, l’ont abandonné jusqu’au masque pur. Un truc de théâtre oriental. Même pas un visage-masque, comme Lou Reed, mais un masque-visage. Ou encore un trou, une béance là où il devrait y avoir quelque chose plutôt que rien… Une bouche, au moins, tomberait sous le sens…
Mais le sens tombe tellement.
Qui chante chez les Residents ? Qui chante les Residents ? Même pas les Residents. Ils ne disent, à proprement parler, rien ; ils parlent par porte-paroles interposés, ce qui fait croître encore davantage le doute : on dit qu’ils disent. « Les Residents pensent que… Les Resident font ça parce que… » Mais eux ? Ils se contentent de faire tapisserie, derrière les hommes et les femmes masqués qui chantent et parlent pour eux, c’est-à-dire à leur place, ils se contentent de remuer vaguement vers le fond de la salle, indifférents, ironiques ou les deux, de claquer un peu des doigts, avec leurs fracs et leurs chapeaux claques, leurs nœuds-paps et leurs queues de pie. Rien.
Si un tableau est ce qui vous regarde, une chanson est ce qui vous chante. Ce que vous rechantez parce qu’elle vous chante. Elle ne joue pas seulement à interroger la matière même du temps, elle questionne le fondement d’un moment. Je dois avouer que ça me questionne sérieusement : Qui écoute les Residents et pourquoi ? D’où vient cette passion pour les sons solitaires des quatre globes oculaires ? Leurs blagues sinistres ? Leur humour acide de suicidaires nés sans mère ? Leurs ritournelles glauques et touchantes de freaks, de parias, de déchets volés ou de beautés violées ? Au dernier concert, leur Wormwood à l’Elysée Montmartre, ils avaient tous l’air parfaitement normaux, leurs auditeurs, certains calmes et d’autres pas, certains punks et d’autres pas, certains snobs et d’autres pas, certains anarchistes-gentils-garçons et d’autres même pas. Aucun signe distinctif. Impossible de savoir ce qui faisait la différence, pourquoi ils étaient là et pas ailleurs. A la différence du fan du Velvet ou de Zappa, on ne reconnaît à rien un fada des eyeball ones. Pas même une tranche d’âge. Encore rien.
Les Residents sont bien ceux qui résident, mais ils ne résident (c’est là leur tragique et leur absurdité) fondamentalement nulle part. Ils ne sont même pas déterritorialisés, ils vivent probablement en Amérique. Cependant, ils ne sont, pour autant, en Amérique, nulle part. Dans un espace abandonné, vide de toute possibilité collective autre qu’un Freak Show où chacun vient présenter son anomalie et où personne ne rit quand ça s’arrête. C’est pourquoi je l’entends ainsi : ceux qui écoutent et aiment les Residents sont ceux qui ne peuvent se sentir chez eux nulle part. Ils viennent d’ailleurs et ils ont le mal du pays. Une sorte d’indisponibilité locale. Quelque chose qui glisse entre les pieds et la terre. Rien, encore rien et nulle part. Pas et pas là.
Comment mieux mal dire ?
De la même manière que les âmes damnées résident au Paradis mais que, pour eux, le Paradis est un enfer, les âmes solitaires, les exilés, sont en exil dans leur propre pays. Les solitaires peuvent bien vivre avec une femme, des enfants, des amis, ils restent indéfectiblement solitaires, célibataires. Ils peuvent faire l’amour avec quelqu’un, ça continue à ressembler à de la masturbation. Ils peuvent s’essayer à la compassion, ça continue à être de la complaisance. La rencontre de l’autre semble différée à jamais. Ca n’est pas faute d’essayer ! Mais, à force, essayer, ça reste rater. Et d’ailleurs, ça ne fait que ça. Il y a toujours quelque chose, ne serait-ce qu’une mince pellicule d’espace-temps, qui fait écran. La question centrale des Residents, c’est celle du célibataire. L’abandonné, le freak, le paumé, l’homme-déchet. On pourrait même dire un ¬devenir-déchet, un devenir-esseulé de l’homme ordinaire. C’est comme freak roi-bébé qu’Elvis intéresse les Residents, et la Bible les fascine comme une collection invraisemblable de freaks de toutes les couleurs du prisme. Elvis est un bébé, un bébé seul, un gros bébé, un Sa Majesté l’Enfant définitivement seul. Les héros de la Bible sont les victimes mélancoliques, gâteuses ou inconscientes, d’un dieu absurde et fou, et seul, lui-même aussi, très certainement. Ils le chantent : « Dieu aurait vraiment aimé n’être qu’une divinité parmi d’autres. » (« God Song », Fingerprince) C’est un peu aussi ce que disait leur « représentant » au concert de l’Elysée-Montmartre : « Même si les Residents désapprouvent sur beaucoup de points les personnes qui sont revenues récemment à la lecture de la Bible, ils pensent que ce tas de racontars et de sornettes, ce pavé de n’importe quoi est d’une certaine manière extrêmement représentatif de l’âme humaine et pour cela mérite toute leur attention ».
On ne saurait mieux dire : on se fiche bien de savoir la « réalité » de cet énorme bouquin, mais, par contre, ça résonne ferme : ça c’est sûr. Et c’est déjà pas mal. Puisque ça ne parle que de ça : la solitude et l’échec de l’homme dans le Temps, du début à la fin. Et en long, en large et en travers.
Les Residents rendent tout homme solitaire, tout homme raté. Alors que les chanteurs de pop music ont progressivement abandonnés la chanson d’amour pour la chanson de rupture, ou la chanson de passion pour quelque chose d’autre que l’amour (la politique, la drogue, Dieu, la découverte de soi, l’expérience intérieure), les Residents ont épuré la représentation jusqu’à la solitude, le ratage et finalement l’indisponibilité. Ils sont capables de rendre la solitude à tout ce qu’ils touchent, eux qui n’existent même pas, auxquels on ne pourra jamais s’identifier, ces hommes sans biographie. Simplement une présence, une présence qui n’est peut-être que celle de la mort en personne, incarnée dans ses quatre cavaliers de l’Apocalypse, apportant la Mauvaise Nouvelle : Ca ira en s’éloignant, encore.
L’échec est bath. L’indisponibilité de l’âme humaine, l’esseulement fatal de tout le monde, sa dérive jusqu’aux poubelles dans lesquelles on jettera ses restes pour la putréfaction et qu’on appelle des cimetières, voilà qui marque la fin de toute argumentation mais aussi le début de toute possibilité de vie authentique. Quand il n’y a plus que vous et la mort, alors les repères tombent, les critères, les normes, etc. Qui sauver ? Qui juger ? Quelle vérité dans un monde sans centre, sans origine, sans sens ? Le ratage est la preuve d’existence, la possibilité de différer. Et la solitude, la prescience de sa mortalité, de sa finitude.
Faisant finir la culture (elle a assez tué de gens comme ça), les Residents ouvrent maintenant une possibilité réelle d’art et de vie en commun, ou d’art réciproquement à la vie, ou de vie réciproquement à l’art. Ils sont peu nombreux, finalement, à tenter ce saut d’ultime générosité, de danseuse bonté, vers une énergie fondamentale, une pensée spontanée et mûre, simultanément. Mais les Residents sont là : le monde peut commencer. Car c’est un commencement. Ils sont venus comme ce groupe d’« anti-témoins retrouvant le temps intérieur de leur existence propre » et qu’attendait Dominique de Roux dans son Maison Jaune de 1969, en pleine furie de Yellow Submarine (de Roux lui-même faisait le parallèle entre son livre et le dessin animé des Beatles). « On le sait, écrit encore de Roux, nous ne survivons que désespérément isolés. »
C’est ainsi, qu’ayant travaillé l’indisponibilité comme ontologie fulgurante et sauvage, les Residents nous permettent de commencer à vivre, à tracer, à tenter et à faire toutes choses nouvelles, nous, les hommes du secret. Car c’est un commencement. Un commencement précédé d’un paquet de fins, peut-être, un commencement un peu sauvage, certainement, brutal, ferme, énigmatique, mais un commencement.
Un vent bruisse dans le silence.