Publié dans Spectre n°0 (décembre 1998). Image de Scott Batty.
La vie devant nous a plusieurs
fois cessé de battre, de battre telle que nous la percevons
et nous en sommes revenus pour quelques minutes ou pour quelques
heures à des états proches du chaos.
Antonin Artaud
C’est le **/**/19** que je fis la connaissance de Alberto Staluego, de l’Université de ***. A. Staluego n’était qu’une des multiples identités de cet énigmatique professeur (celle, précisément, dont il approuve l’impression ici-bas) avec qui j’avais sympathisé dans le cadre d’un excellent forum de discussion sur la Magie (http//www.evildud.com – récemment déménagé) et échangé des courriers électroniques pendant plus de cinq mois, passant très vite de la discussion professionnelle aux confidences. Il m’apprit alors (était-ce vrai ? était-ce faux ? la question se posait-elle de toutes façons ?[1]) qu’il avait assisté, sous un autre pseudonyme, au « Colloque de Tanger » organisé autour des travaux de William Burroughs et de Brion Gysin le 24/09/1975 à Genève. Il était également à l’enterrement de Jorge Luis Borges le 14/06/1986 et c’était un de seuls à avoir compris le sens de l’épitaphe inscrite en vieux norre sur la tombe de l’Auteur : And ne forthedon na. À l’en croire, il avait étudié la musique eskimo avec N. Senada au début des années 70 et, lorsque je gagnais sa confiance, il me révéla quelles personnes se cachaient derrière les masques en globes oculaires des Residents (c’était d’ailleurs si évident, après coup [2]). Il avait été le colocataire de Thomas Pynchon, le nègre de Carlos Castaneda, l’homme de confiance de J.D.Salinger, le coursier de Guy Debord et il appelait l’auteur des Lettres de Wanda Tinasky par son petit nom. Maintenant, sous une nouvelle identité (et certainement pas l’humoristique A.Staluego), il tenait une chaire de littérature négative dans une des Universités les plus prestigieuses d’Europe.
Lors d’un de ses passages dans notre capitale, il me donna rendez-vous dans le surpeuplé Kiotori de la rue Monsieur-le-Prince. C’était le 28 décembre 1997. Nous étions supposés nous reconnaître à la rose outremer à notre boutonnière et à la reprise de notre veste avec un fil de couleur différente, deux allusions à un film des années 90 qui avait joué un rôle déterminant dans notre rencontre. Il était prêt à répondre à un certain nombre de mes questions, et même, me dit-il « les plus absurdes », en vue de construire l’essai qui va suivre. Le thème « Art et Magie », comme sa vieille amitié avec les hommes qui suggérèrent à notre groupe le nom de Gentlemen Invisibles, jouaient indubitablement en ma faveur.
20h15. Il était à l’heure. C’est un vieux monsieur au front dégarni qui s’assit à sa table. Son visage était banal, anodin, mais, dès qu’il s’assit, je remarquai ses yeux : bleus et perçants [3]. Il était élégant, portait une cravate au motif de double hélice, en référence, me dit-il, à la découverte de la forme de l’acide désoxyribonucléique par James Watson et Francis Crick (quoique j’avais encore bien du mal à m’expliquer la relation de cause à effet entre celle-ci et notre dîner [4]). Je compris bientôt que chacun de ses gestes, chacune de ses paroles s’inscrivaient dans une plus large structure qu’il s’était imposé à partir de ses 23/24 ans, une sorte de matrice autoréférentielle à figure de destin et qu’il appelait, très simplement, le Tissu. Tout ce qu’il vivait pouvait s’inscrire dans cette structure, et les accidents devaient trouver une place que le futur ne contredirait pas, mon ami se débrouillant pour s’y référer selon un certain ordre chiffré que nul autre que lui ne pouvait comprendre, mais qui, d’une certaine manière, pouvait être sa contribution au combat immémorial contre le chaos ou l’entropie.
Nous commandâmes deux menus Sushis à 75FF, des California Maki (35 FF) ainsi que deux Sapporo (19FF). Il me posa immédiatement quelques questions auxquelles je tentais de répondre avec le plus d’assurance possible et que ma retranscription ici transformera nécessairement ; car il m’est encore très difficile de lutter contre ma vanité naturelle.
- Pourquoi écrivez-vous un essai ? me demanda Alberto Staluego, et comment puis-je vous être utile ?
- Je vous l’ai
déjà dit : je fais ça parce que je veux en
savoir plus sur les rapports qu’entretiennent l’art et
la magie et que la seule manière que j’ai de
comprendre quelque chose, c’est d’écrire
à son sujet. Quand je parle, quand j’écoute, je
suis inattentif, mais quand j’écris, peu à peu,
je commence à apprendre... Seulement, je suis très
ignorant. Et vous êtes la seule personne qui puisse
m’aider sur le sujet qui m’intéresse.
- Quel sujet ?
- La question des envoûtements chez Antonin Artaud ; mais je
vous ai déjà dit tout ça, non ? Et je vous ai
même envoyé mes brouillons par courrier
électronique...
- J’aime savoir à qui je m’adresse. J’aime
savoir comment il dit ce qu’il demande et sa façon de
prononcer les mots qu’il emploie me permet de cerner sa
manière d’aborder un sujet mieux encore que les
tournures écrites de ses phrases.
- Ah.
Je crois que je n’ai jamais rencontré un homme qui, comme Alberto Staluego, pouvait entrer avec autant d’évidence en communion avec la nourriture, s’absorbant simultanément dans la dégustation du poisson cru et dans le fil de notre conversation. Le bruit incroyable des clients du Kiotori ne nous déstabilisa pas et les allées et venues de la splendide serveuse répondant au nom de Vanari ne le déconcentra que superficiellement. Son cerveau fonctionnait avec une prodigieuse vitalité. Ses propos passaient de l’extrême gravité à l’humour le plus enfantin avec une facilité que je n’oublierai probablement jamais. Je discutai alors avec celui que je désignerai plus tard comme mon maître. Très vite, le ton était donné, il commença à parcourir les feuilles éparses que je lui avais confiées par e-mails. Je vis qu’ils les avaient soulignées, surlignées, annotées et corrigées et, sa contribution étant maintenant parfaitement intégrée à mes notes, je me vois dans l’obligation de mêler les deux dans ce qui va suivre. Je ne pouvais décemment vous donner à lire mon essai sans rappeler l’apport précieux, au caractère presque fusionnel, du professeur Alberto Staluego à mes recherches, ne serait-ce que dans leur formulation. [5]
*
* *
Le 13 Janvier 1947, à 21 heures, au théâtre du Vieux-Colombier à Paris, s’est déroulé un événement sur lequel personne ne s’entend. Ce soir là, Antonin Artaud, alors âgé de cinquante ans et récemment sorti de neuf ans d’internement psychiatrique (dont l’origine, lors d’un incident sur le bateau qui le ramenait au Havre, reste encore mystérieuse) donna lecture d’une conférence au Tout-Paris trié sur le volet : d’André Gide à Louis Jouvet, de Michel Simon à André Breton en passant par Michel Leiris et Henri Thomas. La conférence, cependant, ne se déroula pas comme prévue.
À vrai dire, on serait bien incapable de dire comment elle se déroula. Selon certains, Artaud bafouilla. Selon un autre, il se piqua le crâne avec un couteau en éructant des glossolalies, et, lorsqu’une personne dans le public se plaint de cette activité, s’arrêta, rabroua calmement l’intervenant et reprit sa besogne. Selon une légende, André Gide (qui portait, ce soir-là, un bonnet de nuit) se leva, monta sur la scène et l’embrassa. Tête à tête, l’Histoire vécue d’Artaud-Mômo, conférence soigneusement rédigée par l’auteur et récemment publiée après d’interminables procédures judiciaires, faisait le point sur ce qu’Antonin Artaud n’avait cessé de répéter depuis son internement : à savoir qu’il avait été victime d’un envoûtement ; qu’en ce moment, sur Paris et dans le reste du monde, la magie qu’on croyait disparue est plus que jamais présente ; que son histoire est celle de quelqu’un qui a tenté de résister à cette magie ; que cette magie, ceux qui la pratiquent ne la connaissent même pas comme telle ; que les circonstances entourant son arrestation au Havre et son internement ne sont pas celles que l’on croit et que, depuis, il tente désespérément de se reconstruire un corps et une langue qui lui soient propres : « La vie historique moderne est le prix d’un formidable et crapuleux envoûtement. Le monde marche comme une horloge dont personne ici n’a la clef. Tout est écrit dans la matière astrale, et les livres disent : C’était écrit. Nous vivons une vie déjà écrite, dont nous sommes tous les pions poussés au hasard de la main de singe. (…) Je dis qu’il y a dans presque chaque homme un envoûteur dissimulé et qui le sait. (...) J’ai été victime d’un crime social où tout le monde peu ou prou a trempé le doigt, ou, mettons, le cil d’une paupière. »
La conférence parle donc d’un événement que personne n’arrive à déterminer et qui pourtant est là et, simultanément, la conférence elle-même devient un événement sur lequel les perceptions divergent, que l’on ne saisit pas. Tous les événements de la vie d’Artaud se sont d’ailleurs prêtés et se prêtent encore à des témoignages contradictoires. Comme disait son amie et éditrice Paule Thévenin : « Tous les témoins sont de faux témoins. » Certes, cette conférence est, tel un texte d’Artaud, une vision résonnante, hurlante, une impression persistante, quelque chose d’acide, de douloureusement comique et de profondément déchirant. Certes, elle a marqué tout le monde, personne n’en est sorti indemne, mais, dans le même mouvement, elle n’est restée, pour personne, un fait ni un témoignage vécu clairement. La seule chose certaine à son sujet, c’est encore qu’Artaud n’a pas réussit à convaincre son audience par ses propos. Dans une lettre à André Breton, le lendemain de cette conférence, Artaud écrit : « Arrivé devant le public et à pied d’oeuvre il m’a paru qu’il n’y avait plus lieu, qu’il était inopérant de dire certaines choses devant un public qui ne voulait pas les entendre et mordre jusqu’au bout. » Et dans un carnet postérieur, il ajoute : « Je me livre à un certain nombre d’opérations d’ordre magique pour faire cesser d’autres opérations d’ordre magique auxquelles sur moi jour et nuit se livre la société. Et voilà le hic, qui explique comment j’ai quitté l’autre soir le Théâtre du Vieux-Colombier sans avoir pu proférer l’accusation capitale à laquelle ce soir-là je venais me livrer. Mes opérations de souffle sont peut-être de la magie, bien qu’il n’y ait en elles rien de plus sorcier que de se moucher, de cracher ou de tousser, mais tout le monde en fait contre moi une autre, tout le monde toutes les nuits se donne le mot pour envoûter Mr. Artaud. Ca ne se sait pas, ça ne se dit pas, mais ça se fait. »
Il s’agit d’un envoûtement qui opère précisément sur la perception. Cet envoûtement (c’est-à-dire cet exercice de « paralyser quelqu’un dans ses déterminations ») vient de ce que le regard que l’on jette sur le réel a structure de langage, et que ce langage est antérieur à notre naissance au monde. Il a été déplacé dans la sexualité lorsque la psychanalyse, inventée par le docteur Freud comme instrument de compréhension de la psyché humaine, a été récupérée comme instrument de contrôle social par la quasi-totalité des structures gouvernementales : « Cet emprisonnement magnétique, dit Artaud, qui n’a pas cessé depuis qu’il est né, je veux dire réapparu sur cette terre de singes échappés aux caves de l’éternité, bat son plein depuis qu’il le sait. »
Avant, la folie était un mal divin. Elle a pu être considéré comme une subversion dangereuse. Maintenant, il s’agit, évidemment, d’un problème de nature sexuelle. Il n’est pas pensable que ceux qu’on dit « fous » aient vu, senti et parfois même compris quelque chose sur cette espèce de « conspiration du réel », dont l’origine est impossible à isoler (elle peut commencer bien avant le Golgotha) et dans laquelle tout le monde a trempé ne serait-ce que le « cil d’une paupière ». Bien sûr, l’hypothèse d’un complot réfléchi, datant depuis la nuit des temps et ne devant s’achever qu’à l’apocalypse, est inacceptable en soit. Mais Artaud dit que ceux qui le pratiquent l’ont oublié. A la manière du Congrès de Borges, par exemple, il comprendrait le monde entier et depuis toujours, mais le monde ne le comprendrait pas. Qu’est-ce que cela voudrait dire? Que la réalité serait un principe totalement arbitraire : crée, inventé par ou avec le langage humain qui lui correspond. Que cela en soit ne serait pas un mal, bien sûr, mais que le mal serait né de ce que cette réalité finie (et comprise dans et par un langage fini, normatif, imposé par la communauté) ait structure d’envoûtement. Et c’est précisément pourquoi elle « paralyserait dans leurs déterminations », non pas n’importe qui, mais, précisément (comme les cite Artaud) des gens tels que Baudelaire, Coleridge, Hölderlin, Nerval, Nietzsche, Poe, Van Gogh, Villon. C’est-à-dire des artistes. [6]
Un artiste est une personne qui exerce une action déterminante sur le langage : c’est ce qu’on appelle un style. Le style peut-être scriptural (poésie), visuel (peinture, film), auditif (musique), gestuel (danse, théâtre) ou autre, il reste toujours la patte volontaire trempée d’un auteur dans un langage généralement normalisé. Antonin Artaud l’exprime ainsi : « Il ne suffit pas d’accuser le destin, il faut agir en fait, à la main et au marteau. » Son résultat, s’il s’agit d’art, est toujours une subversion et une rupture avec la perception que partage alors la communauté. Le membre de la société humaine n’est d’abord, même quand il croit ne se fier qu’à lui, qu’un imitateur. Un singe, dit Artaud : « Il n’y a vraiment que des singes pour se satisfaire de l’imitation des gestes d’un autre dans son propre corps et de ses pensées. » L’artiste, lui, fait les choses à sa façon. Il rompt avec un ordre, il sort du cercle. Ses œuvres sont des gris-gris, des porte-bonheur. Elles le protègent de l’aliénation (et avec lui tous ceux qui se fient à elles). Elles le protègent de la magie noire quotidienne. Cette rupture explique le phénomène systématique de retard entre l’œuvre et sa réception (son acceptation finale par la communauté, la prise en compte de sa nécessité pour l’existence humaine), pendant lequel la pensée dominante isole, marginalise le créateur de beauté, et où le pouvoir l’enferme, et finalement l’élimine.
Le point commun entre un artiste et une communauté est que tous deux exercent une action magique pour créer un langage qui leur permette d’appréhender le réel. Parfois, il s’agit d’un agencement autre de la langue à l’intérieur de la langue ; parfois, une langue en soi ; et parfois une autre signification véhiculée, à la manière de petites capsules spatiales, par les mots employés. « Tout communication est en fait de la communication entre espèces, dit Burroughs pendant la conférence d’ouverture du Colloque de Tanger. Votre voisin peut être humain ou peut être pas. Peut-être que les soucoupes volantes ont déjà atterri et que le terrain d’atterrissage a été le système nerveux humain. »
La magie exercée par l’artiste n’est pas communautaire, elle ne peut pas même être considérée comme politique puisqu’elle se sépare de toute organisation établie et tente de toucher le noyau de celui à qui elle s’adresse, sa blessure intime, sa coupure d’être que l’on peut nommer le cœur de son cœur. C’est d’ailleurs ce qui sépare l’art (littérature, peinture, musique, cinéma) de la communication (publicité, journalisme) : l’art exerce une magie qualitative (elle personnalise son spectateur, provoque des réactions différenciées, elle est donc moins envoûtante que désaliénante, elle ne soumet pas : elle hante), alors que les experts en communication sont intéressés par une magie quantitative, c’est-à-dire par la réaction massive, dépersonnalisée, et, en cela, il évident que ce qui est produit est de nature aliénante et « paralyse le sujet dans ses déterminations ». L’art vient donc perturber, à la manière d’une Sainte Vierge ruisselante d’huile ou d’un O.V.N.I. ce « principe de réalité quantativement partagé », en exerçant une autre magie. Mais cette magie est, à la différence d’une Sainte Vierge ou d’un O.V.N.I., totalement impossible à répertorier.
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Dans son film Fire Walk with me, un prequel à Twin Peaks, David Lynch présente un groupe d’agents du F.B.I. enquêtant sur des affaires étranges comprenant des questions de magie et de possession de corps : les affaires Rose bleue. Le film, qui durait originellement 5 heures, a été réduit à 2h15 pour des questions de diffusion. Le scénario, disponible facilement sur le net, comprend des dialogues susceptibles d’intéresser le lecteur curieux du présent essai. Un des agents, le raffiné et malicieux Dale Cooper, y déclare par exemple au médecin légiste Albert Rosenfield : « Le fait que nous parlions d’associations de mots révèle le fait que nous vivons dans un espace qui a été crée par l’association de mots. Le monde, Albert, n’est qu’un hologramme. »
David Lynch possède un code particulier, qu’il exprime par son personnage de Gordon Cole dans une des premières scènes de ce film. Tout découle de ce code : les images renvoient à des mots, les phrases aux mots qui leur manquent (« Qu’est-ce qui manque dans cette phrase ? »). Lorsqu’on a atteint l’impossible dans le domaine du sens apparaît la rose bleue. Car là, on ne peut plus parler. La rose bleue, c’est le mystère lui-même, le mystère en tant que mystère. La rose est sans « pourquoi ? ».
« Il n’y a plus d’overground possible » a déclaré une fois David Lynch. Autant dire qu’il n’y a aucun moyen de lutter à découvert contre quoi que ce soit. Que tout se passe maintenant sur un autre registre. Un artiste lutte avec la magie. Il est seul. Mais tous peuvent choisir d’utiliser ses armes ou celles de l’ennemi. En l’occurrence, nous pouvons être des disciples de la rose bleue.
Il n’y a pas de rose bleue dans l’Histoire. Par contre, il existe un mouvement de la Rose blanche. Un groupe de six étudiants allemands qui luttèrent, pour des principes spirituels (une de leurs références principales étant Léon Bloy, autre maudit soi-disant paranoïaque), contre le nazisme. On dit qu’ils vécurent dignement leur condamnation, et que nul d’entre eux ne pleura le jour de leur exécution. Ils estimaient avoir agit avec justice devant leur dieu. Une note énigmatique du recueil de philosophie du physicien et prix Nobel Werner Heisenberg (1901-1976) leur fait écho : « Il faut que ceux qui connaissent encore la rose blanche ou qui peuvent distinguer le timbre de la corde argentée s’unissent maintenant. »
Dans le même livre, Heisenberg écrit : « En définitive on doit encore et toujours se rendre compte que la réalité dont nous pouvons parler n’est jamais la réalité « en soi » mais seulement une réalité dont nous pouvons avoir un savoir, voire dans bien des cas une réalité à laquelle nous avons nous-mêmes donné forme. Si l’on objecte à cette dernière formulation qu’il y a pourtant en définitive un monde objectif complètement indépendant de nous et de notre pensée, qui évolue ou qui veut évoluer sans que nous y soyons pour rien et qui est ce que nous visons vraiment avec la recherche scientifique, alors on doit opposer à cette objection à première vue si lumineuse le fait que l’expression « il y a » vient néanmoins déjà du langage humain et peut donc difficilement signifier quelque chose qui ne serait pas en relation d’une manière ou d’une autre avec notre pouvoir de connaissance. Pour nous, « il n’y a » justement que le monde dans lequel l’expression « il y a » possède un sens. »
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Encore secoué par l’aboutissement de mes recherches, je me voyais, dans les jours qui suivaient, incapable de continuer de rédiger le présent essai. Ayant fait part de mes doutes à mon ami et mentor, il m’envoya alors un premier mail explicitant sa position, et l’aboutissement de ses recherches à ce jour. Du moins, ce qui, selon ses termes, « pouvait encore être énoncé par des mots ».
Subject : Re : tlveucm
Date : Mon, 10 May 98 15 :40 :18 +0000
From : xxx@iprolink.ch
To : pacome
References : 1
D’abord nous avons dû vivre quelque chose comme une sensation. La sensation s’est organisée en une perception : cette perception nécessitant la création et l’utilisation d’un langage (c’est le dieu, je crois). C’est alors que le monde s’est ouvert à nous. Notre perception est toujours ouverte, fermée et ouverte à nouveau, par la pratique d’un langage. Quand on parle, on ouvre une couche de réalité. Dans une longue conversation, c’est comme si on voyageait dans un espace composé de mots. Mais l’espace que nous traversons tous les jours aussi est créé par les mots qu’on a donné aux choses qui le composent. Nous sommes perdus lorsque nous n’avons pas de mots à donner aux choses qui nous entourent, comme c’est souvent le cas dans les rêves. Ces mots ne viennent pas de nous. Dans les paroles que nous prononçons viennent ou reviennent des mots qui ont été créés par la communauté des morts qui nous ont précédé sur la Terre. L’espace que nous percevons a été construits par eux (c’est, je crois, l’« envoûtement » - mais nous ne pouvons nous imaginer vivre sans). Plus l’on possède de vocabulaire et plus notre perception du monde s’élargit. Les poètes nous mettent en contact avec des couches de réalité encore indistinctes, qui existent déjà, mais qu’on ne peut pas voir avant qu’ils ne les nomment. Chaque oeuvre d’art dans laquelle nous plongeons assez longtemps nous met en contact avec une autre couche de réalité. Elle rend possible l’expérience d’un autre monde. Si vous me permettez un exemple personnel, quand j’étais jeune je pouvais frissonner mais avant d’avoir appris le mot frisson, c’était une chose extrêmement désagréable et presque surnaturelle qui me parcourait l’épiderme quand je sortais du bain et qu’il faisait froid. Ensuite, le mot intégré, je considérai le frisson comme naturel, jusqu’à plus tard ne plus même y faire attention. Le frisson faisait alors partie de ma vie. Quelque chose avait été ajouté, mais simultanément, le nommant selon cette norme, quelque chose du mystère de la sensation avait été perdu à tout jamais.
Bien à vous,
A. Staluego
P.S. : J’espère
que vous n’omettrez pas d’intégrer beaucoup de
fiction dans votre essai ainsi que dans les éléments
autobiographiques qu’il comporte. Et qu’une certaine
ironie viendra filtrer le discours. Autrement, il deviendra vite
insupportable. Borges disait de la théologie qu’elle
était une branche de la littérature fantastique.
N’oubliez pas que l’essai philosophique et le
témoignage autobiographique le sont tout à fait
aussi. En attendant la publication de vos résultats, M.
Thiellement, je vous salue. [7]
*****
Notes :
[1] L’auteur de ce texte tenterait-il, par avance, d’atténuer le caractère purement spéculatif de son travail en le faisant passer pour un genre de philosophie moderne ? Dans ce cas, préparons-nous d’ores et déjà au pire.
[2] Ici l’auteur essaie de nous faire croire qu’il en sait plus qu’il ne peut en dire au lecteur. C’est un coup classique pour mettre ce dernier en haleine par rapport à la suite. Ne nous y trompons pas.
[3] Comment l’auteur peut-il s’imaginer pouvoir encore manipuler son lecteur avec ce que l’on peut considérer comme une « tarte à la crème » du récit initiatique ? Voilà qui reste un mystère.
[4] Cette référence ne reviendra pas. Quel intérêt cette mention, ainsi que le commentaire qui la suit, présente-t-elle dans la lecture du présent essai ? A moins que l’auteur, spécialement vicieux, veuille insinuer que ce texte est d’ores et déjà inclus dans un ensemble plus vaste qui permettrait alors à ses private jokes de s’éclairer d’elles-mêmes. Ce qui le ferait - du coup - très étrangement ressembler à son vieux maître et ami, Alberto Staluego.
[5] Les notes corrigées par Alberto Staluego ayant été a leur tour retouchées un nombre incroyable de fois par l’auteur du présent essai, le passage du professeur de l’Université de *** pourrait alors atteindre un rare degré d’invisibilité, jusqu’à disparaître complètement. Se dissoudre comme le café dans le sucre et ne plus produire, plutôt qu’une fusion, qu’une vague coloration. Cette prévention de l’auteur semblerait alors bien vaine, mais, je l’admets, très touchante.
[6] Une question se pose à la lecture de telles affirmations. L’auteur du présent essai se considère-t-il, oui ou non, comme un artiste? S’il ne se considère pas comme un artiste, on se demande bien pourquoi il fictionalise autant son étude, refuse de la soumettre à une objectivité pure et simple (à moins qu’il ne la juge impossible)? S’il se considère comme un artiste, l’essai présent se doterait d’un intérêt inouï et qu’il ne relèverait même pas: Il opérerait comme une justification indirecte de sa propre paranoïa.
[7] Celui qui a écrit cela parlait d’injecter des éléments imaginaires dans cet essai, non pas de reformuler totalement son mail parce qu’il semblait à l’auteur de ce texte, au choix, trop complexe ou pas assez bien écrit... Ceci vaut également pour ses notes en bas de page... En attendant toujours la publication de vos résultats, etc. etc.