Entretien réalisé par François Cau et publié le 5 décembre 2017.
Pacôme et Bertrand, au commencement, comment vous êtes-vous connus ?
Pacôme Thiellement : On s’est rencontrés chez une amie commune, Eve. Un dîner à quatre avec Elina Löwensohn. C’était en janvier 2015 et on a ri sans discontinuer toute la soirée. On a aussi beaucoup parlé de bandes dessinées. C’est un vrai coup de foudre d’amitié, qui s’est doublé pour moi d’un coup de foudre artistique total, puisque j’ai découvert dans la semaine même trois de ses films : Boro in the Box, Prehistoric Cabaret et Notre-Dame-des-Hormones. Ça a été un tel choc que j’ai écrit le lendemain matin un long mail à Bertrand et Elina pour leur en parler. Depuis, j’ai vu tous les autres films, trois ou quatre fois chacun au moins, et un certain nombre d’entre eux plusieurs fois en salle. Je le dis souvent, j’aimerais qu’il y ait sur Paris un cinéma qui les diffuse en continu pour que je puisse passer à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, en revoir une demi-heure ou quarante minutes et retourner ensuite à mes activités, transformé par la puissance magique de ses images. Pour moi, un grand film c’est quelque chose qu’on doit pouvoir revoir à l’infini. Les films de Bertrand Mandico sont à ce titre (et pas seulement à ce titre d’ailleurs !) de très grands films.
Toi, Bertrand, comment
as-tu découvert le travail de Pacôme ?
Bertrand Mandico : J’ai rencontré
Pacôme le même jour et dans le même lieu
où il m’a rencontré, chez Eve (sans pomme).
Mais je connaissais déjà sa voix douce, son rire, via
le Mauvais Genre, et sa pensée aiguisée,
transversale, que j’avais lue dans les formidables Tous les
chevaliers Sauvages et Pop Yoga. L’entente fut
immédiate et foudroyante, on a fait danser nos barbes et
cheveux. C’est une personne éblouissante, comme un
torrent lumineux. On a énormément parlé de
bande dessinée je me souviens, Pichard, Fred, Keleck
beaucoup de Topor. Puis je lui ai donné à voir mes
films, son enthousiasme, son analyse et ses mots m’ont
profondément touché. Bon j’ai du mal à
m’étendre plus, je suis pudique…
Que retenez-vous de cette année ?
Pacôme Thiellement : Je suis incapable de faire un bilan, surtout annuel. Un bilan pour moi ça sonne tout de suite « falsification du bilan comptable annuel ». C’est louche. On va devoir mentir. En 2017, j’ai surtout vu plusieurs fois Les Garçons Sauvages même s’il sort officiellement en 2018 ! Sinon j’ai été dévasté émotionnellement par la troisième saison des Leftovers et évidemment j’ai été obsédé par la troisième saison de Twin Peaks. Les Garçons Sauvages, The Leftovers, Twin Peaks, c’est déjà énorme pour une seule année. Ça pourrait suffire pour une décennie ! Je suis sûr qu’il y a eu d’autres trucs géniaux que je découvrirai les années suivantes. Le problème c’est que je suis un obsessionnel, je suis incapable de passer d’un film à l’autre, ou d’un livre à l’autre. Je ne prends aucun plaisir à me disperser ou à enchaîner. Généralement je revois le même film plusieurs fois, plusieurs jours de suite, et les séries, c’est pareil : les épisodes plusieurs fois, et la série finie aussi, plusieurs fois. Et si, en plus, je décide de retourner dans l’œuvre d’un cinéaste, je veux tout revoir, si possible chronologiquement, pour finir par sentir les « pattern », la logique organique. Quand on revoit plusieurs films d’un même cinéaste à la suite, on finit par être sensible à la rythmique globale, à la façon dont un geste en entraîne un autre et la façon dont les images s’enchaînent. On finit par « rentrer dedans », vraiment. On est toujours trop extérieur à tout, quoi qu’on fasse. Le truc, c’est d’essayer de rentrer à l’intérieur, et à l’intérieur de l’intérieur, jusqu’au moment où on a l’impression d’habiter les lieux et de pouvoir quasiment anticiper les mouvements. Du coup, je vois peu de choses, ou je connais peu d’œuvres. je préfère approfondir une seule œuvre, le corpus d’un seul auteur, que de connaître des pans entiers d’un médium. Au final, je n’en aime pas tant que ça, des auteurs, de toutes façons. Pour la littérature c’est pareil. Je crois que j’ai lu à peine une poignée de romans cette rentrée, mais déjà simplement L’Avancée de la nuit de Jakuta Alikavazovic, c’est tellement fort, tellement énorme, que je ne sens pas le besoin immédiat de diluer mon émotion dans une multitude d’autres livres. Et puis la plupart du temps je regarde des films ou je lis des livres en relation avec ce sur quoi je travaille. J’ai eu la bizarre idée de convoquer le théâtre de Shakespeare pour mon prochain livre, alors j’ai surtout beaucoup relu les pièces, et lu des livres sur Shakespeare… Et vu aussi des tonnes d’adaptations cinématographiques.
Bertrand Mandico : 2017 fut une année où j’ai vécu reclus, fermé comme un huître autarcique à façonner Les Garçons Sauvages : sons et montage. Goutte à goutte, goutte que goutte… J’ai pu tout de même tourner un peu pour respirer; un clip musical grand-guignol-vaporwave pour Calypso Valois et un film-court made in Brooklyn, mi Queneau – mi Henenlotter (à monter)… Puis quand j’ai pu sortir la tête de l’eau, des séances rattrapages, deux sublimes perles dans la nuit: Les îles de Yann Gonzalez ; Jessica For Ever de Caroline Poggi et Jonathan Vinel. Puis le visionnage apocalyptique de Twin Peaks saison 3 qui a eu l’effet d’une bombe, neutralisant tout ce qui était autour… produisant un acouphène cinématographique durable, Lynch for-ever. Twin Peaks 3, m’a presque fait oublier mes découvertes annuelles, des films anciens envoûtants tels que : Rapture de John Guillermin, Southbound de Sol Korine, Raspoutine-l’agonie de Klimov, Looker de Crichton (plaisir coupable), les animations de Kenichiro Mizuno, le Voyage d’une main / Régime sans pain de Raoul Ruiz… J’en passe. Côté livre, le jouissif et foisonnant Obsessions de Christophe Bier, La victoire des sans rois de Pacôme, ouvrage éblouissant par son érudition et ses analogies étincelantes (mais je n’ai pas encore terminé de le lire à l’heure où j’écris ces lignes), Aventures de John Boorman, et le sublime Variations de Blutch, un album d’amour, virtuose et humble… Et tant pis si j’en oublie.
Trump a déjà commencé à influencer la culture pop par son prisme le plus réactif aujourd’hui, les séries. Macron peut-il influencer quoi que ce soit ?
Bertrand Mandico : Je ne suis pas certain de pouvoir imaginer le cinéma emblématique de la Macronie… Juste une étrange intuition, je redoute des vagues de films français glorifiant l’armée, ou l’idée du corps armé comme une valeur noble… Mais peut-être que je me trompe, cette perspective m’angoisse en tout cas… Je pense que du côté américain, après la domination des films de super-héros, sous le règne du super président Obama, on va peut-être assister à l’apparition de films plus grands guignols, déboussolés, creepy, freaks, undergound, les Trumpettes de l’apocalypse… Comme Kuso de Flying Lotus, premier film Trumpien selon moi…
Pacôme Thiellement : Incapable de répondre à la question Trump. SAD !!!!
Que vous inspire la réussite totale de Twin Peaks The Return ? En quoi Lynch a été inspirant pour vous, dans vos travaux, au quotidien ?
Pacôme Thiellement : Ça fait depuis le premier Twin Peaks, en 1991, que Lynch m’inspire au quotidien. C’est dur d’en parler. Lynch, comme Zappa, Rivette, les Beatles, Hara-Kiri, Nerval, Shakespeare, Lindelof, les textes de Nag Hammadi, Orson Welles, Prince ou Kubrick, j’y pense tous les jours… Lynch a plusieurs fois radicalement bouleversé son art, ou a cherché de nouvelles manières de montrer, raconter, et à chaque fois c’était perturbant, déroutant… Une école du regard. La saison 3 m’a ramené à l’époque du premier Twin Peaks, où j’attendais chaque épisode avec amour et crainte… Et surtout où j’avais l’impression de voir certaines choses pour la première fois. Au début du 3e épisode, avec Cooper et Naido, pendant le 8e épisode bien sûr, et surtout la rencontre du doppelgänger avec Philip Jeffries comme la visite de l’équipe du Sheriff Office de Twin Peaks au Jack Rabbit’s Palace, je retenais mon souffle pour ne pas manquer une image… Lynch nous pousse à être très très attentif. Si on ne regarde pas ses images avec une concentration maximum, on passe à côté de ce qui est le plus extraordinaire. Mais de toutes façons il ne nous laisse pas le choix : il crée des films où on est « forcé de regarder ». Et il nous met dans des états de choc, proche du traumatisme (pas à cause de la violence, mais à cause de la façon dont il malmène nos « codes » de la réalité), que l’on tente de recouvrir ensuite avec des interprétations-écrans… Le plus bizarre pour moi, dans la saison 3, c’est l’organisation bizarre de la chronologie. Le temps y est vraiment « hors de ses gonds ». Il est « tout David Lynch » comme disait Buffy. Mais on insiste tellement sur les dates, les heures, les coordonnées, que ça donne l’impression qu’il nous est demandé de vérifier l’articulation des nombres. Il y a peut-être un mystère pythagoricien dans cette saison 3. Même le porte-clé du Great Northern semble contenir un mystère chiffré.
Bertrand Mandico : Je pense comme Pacôme, que certains artistes ont des intuitions, des inspirations qui les dépassent… Lynch est le cinéaste le plus connecté, le plus inspiré une sorte de super médium, presque enfantin… Cette série a pour sujet principal la mort, la mort en son jardin… Lynch regarde la mort rôder depuis la fenêtre de sa maison, il la regarde dans les yeux. Il aborde son sujet sans cynisme, sans grande phrase, avec sincérité, humour, mystère et grâce. Sans surjouer avec les codes du genre, c’est un visionnaire qui touche à l’intime et à l’universel, tout en restant profondément expérimental… L’opposé de la tendance forte qui prédomine chez les cinéastes de festival.
Justement, cette année vous avez tous les deux écumé les festivals à travers la France, la Belgique, la Suisse, qu’avez-vous retiré de ces pérégrinations, de vos rencontres avec les publics, avec d’autres artistes ou avec des lieux ? Le festival vaut-il toujours la peine d’être vécu ?
Bertrand Mandico : J’ai traversé les festivals en apnée, très rapidement souvent, comme une anguille… Sans voir grand chose (surtout pas mon film)… J’ai eu l’impression de faire un grand tour de manège avec des cinéphiles attentifs, des organisateurs bienveillants et charmants… Mais d’être comme étourdi par toutes ces rencontres (tel le Tobby Dammit de Fellini, la Ferrari en moins)… J’ai souvent croisé le chemin de Pacôme dans ses festivités, ce qui me donnait l’impression d’une continuité rassurante et joyeuse… Je suis plus que ravi de voir mon film aller en festival, c’est vital ! Mais, j’ai plus de mal à l’accompagner, je dois me faire violence, mon côté sauvage, je me sens inutile dans une salle de cinéma, dos à l’écran dans la lumière, alignant mes mots tant bien que mal… Quand je mange une pâtisserie, je n’ai pas forcément envie d’avoir le pâtissier sur le dos… J’ai la même sensation pour un film. Il faut lui lâcher la main et laisser le public avaler dans son coin… Ou alors devenir un digestif enivrant.
Pacôme Thiellement : Les festivals de cinéma indépendant sont une des plus belles choses que j’ai pu découvrir ces dernières années et j’ai pu les vivre en compagnie de Bertrand et de Elina, mais aussi de Thomas Bertay, de François Angelier, de Arnaud Baumann, de Nils Bouaziz et Sébastien Zaccoletti, de Maxime Lachaud et de tant d’autres – dans chaque ville, je rencontre des lecteurs, des amis facebook ou des spectateurs qui deviennent des amis, ou qui deviennent des créateurs, et ce sont des créateurs qui deviennent des amis et qui sont aussi les spectateurs les uns des autres… Le LUFF à Lausanne, le FIFIGRO à Toulouse, le FIFIB à Bordeaux et, plus ancien mais je le découvrais, les UTOPIALES à Nantes ou L’Etrange Festival à Paris… Tout ça, ce sont des espaces d’amour à l’état pur : ouverts, sans snobisme, sans hiérarchie, uniquement dédiés à l’art, au jeu, à l’intensité et à la vie. Il faut ajouter que la plupart de ces festivals sont avant tout des lieux de bénévolat : le FIFIGRO, ça représente des centaines de bénévoles faisant ça pour l’amour du film bizarre, de la découverte de nouveaux artistes et de la redécouverte d’œuvres du passé, de l’esprit grolandais, de la joie d’être ensemble et de la passion se retrouver autour d’œuvres et de rencontres et de propositions, que ce soient des propositions de cinéma, de pensée, de jeu… Plus le monde culturel français semble devenir dur et con, plus les institutions semblent sclérosées, mortes ou morbides, et plus les hommes se débrouillent pour créer, pour la vie, des espaces qui n’existaient pas encore. Parmi les belles rencontres, découvertes ou redécouvertes, j’ai pu voir un film très rare de Topor et du Magic Circus au LUFF, La Fille du Garde-Barrière, un muet burlesque rempli de séquences érotiques comiques fascinantes – un documentaire plutôt réussi sur Jayne Mansfield , Anton LaVey et le satanisme hollywoodien « fashion », Mansfield 66/67, au FIFIGRO et j’ai pu aussi revoir (en les présentant) Chinese Roulette de Fassbinder au FIFIGRO ou Meurtres sous contrôle de Larry Cohen au FIFIB… Ce que je trouve aussi, à force de faire des rencontres/discussions après projection de film dans les cinémas, que ce soit à Paris ou ailleurs, c’est que les conversations qui suivent les films aujourd’hui sont particulièrement riches – on sent finalement que l’hyper-attention aux détails ou le côté « testons des hypothèses alternatives » tirées de la fréquentation des séries télévisées a réussi à se transférer dans le cinéma, ainsi que le côté rigoureux des geek. Je préfère les cinéphiles d’aujourd’hui à ceux d’hier. Je détestais leur morgue, leur prétention, leur snobisme et leur « subjectivisme » péremptoire. Je détestais leur hauteur, leur ton pédant et leur côté satisfait comme des gros canards. Je détestais les gens qui disaient : « C’est un film raté » ou « Il aurait fallu que le réalisateur fasse ci ou ça » ou « l’actrice ne fait pas passer cette idée ». J’aime mieux les geeks d’aujourd’hui, qui essaient de relier tout avec tout, qui réfléchissent à un film de Fassbinder en utilisant à la fois Goethe et Star Wars. J’aime le fait qu’ils soient sans jugement, sans « critique » en fait, mais simultanément très lucides politiquement et exigeant avec eux-mêmes, exigeant en tant que spectateurs, pas vis-à-vis des films eux-mêmes, vis-à-vis de ce qu’ils peuvent en tirer. Ils ne sont plus dans le jugement de goût, ils ne sont plus dans la hiérarchie des genres, et c’est tant mieux.
En fait ce qu’il y a de mieux dans le cinéma d’aujourd’hui, c’est son spectateur. Il y a peut-être moins de bons films qu’à d’autres époques, c’est même certain – merci à tous les producteurs frileux, les chaînes de télévision débiles, les organismes de financement pourris – mais il y a de meilleurs spectateurs. Ça va avec un mouvement général de l’humanité : les chefs n’ont jamais été aussi mauvais, les politiciens sont particulièrement médiocres, mais les humains, pris individuellement, sont plus riches, plus conscients, plus denses et peut-être même meilleurs. J’ai 42 ans et je préfère de loin les humains que je rencontre aujourd’hui que ceux que je rencontrai quand j’étais jeune. Mais bon, peut-être que je suis dans ma bulle, aussi, c’est une possibilité que je ne peux pas complètement évacuer…
Pacôme, un artiste dont tu apprécies bougrement le travail, Joss Whedon, a connu cette année deux morts symboliques : récemment avec le désaveu du il est vrai très mauvais Justice League, et avant ça avec le règlement de compte pré Balance ton porc de son ex-femme. Comment l’as-tu vécu, qu’en retires-tu ?
Pacôme Thiellement : Je n’ai rien vécu du tout par rapport à ça. Je ne connais pas personnellement Joss Whedon et je n’ai pas à me prononcer sur sa vie – je n’en sais rien, je n’étais pas là, je ne suis pas biographe et je ne participe pas aux débats de société – pour ce qui est de ses productions terribles ces dernières années, cela avait été prophétisé par lui-même dans la dernière saison de Angel : Angel croit qu’il va changer « les choses de l’intérieur » en acceptant la proposition du cabinet Wolfram and Hart et il n’arrive à rien… Il n’y a pas à essayer de changer les choses de l’intérieur. Hollywood est pourrie et mérite de crever sans que les grands scénaristes de séries TV essaient de sauver quoi que ce soit ou de changer quoi que ce soit dans ce système. Il faut désespérer de Hollywood comme on désespère de la politique. C’est une ascèse intellectuelle, spirituelle et artistique. A partir de ce désespoir, on peut commencer à créer de nouvelles choses.
Qu’attendez-vous de 2018 ?
Bertrand Mandico : La suite de 2017, mais en mieux.
Pacôme Thiellement : Le contraire de 2017, mais en aussi bien.
Bertrand Mandico : Le reflet difforme de 2017. Qui ne pourra que l’embellie. Je ne mise pas forcément sur une série monumentale. Mais des films, ceux de Yann Gonzalez, de Caroline Poggi et Jonathan Vinel… le Lars Von Trier, et plein de découvertes j’espère .
Pacôme Thiellement : J’ai pris l’habitude de ne jamais rien attendre ou espérer. Ce qui est est déjà suffisamment riche. Mais j’accueillerai ce qui viendra. Quand bien même l’histoire de l’art ne produirait rien de nouveau (ce qui serait incroyable), il nous restera toujours tant de choses à découvrir dans le passé qu’une vie ne suffirait pas. Mais oui, je suis impatient de voir ce que Lars Von Trier nous a concocté avec The House That Jack Built, évidemment.