Texte inédit publié à l'occasion des 2 ans du site.
Dans ce film en noir et blanc qu’est notre vie, les premiers personnages à apparaître sont Adam et Eve.
« Dieu créa l’homme et la femme, est-il écrit dans la Genèse. Il les bénit et leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et assujettissez-la ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre. »
Trop sympa ! L’homme a tous les droits, sauf un : « Tu pourras manger de tous les arbres du jardin d’Eden, mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. »
Apparaît le serpent. Il dit à Eve de transgresser l’interdit et de manger le fruit : « Le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et que vous serez comme Dieu, connaissant le bien et le mal. » On connaît la suite. La femme mange, puis l’homme, leurs yeux s’ouvrent, ils voient qu’ils sont nus, ils se couvrent de feuilles de figuier, Dieu se met à crier, ils partent se cacher. Dieu devient carrément hystérique ! L’homme fout tout sur le dos de la femme qui, elle, fout tout sur le dos (façon de parler) du serpent et, à la fin, Dieu punit tout le monde : « Il dit à la femme : J’augmenterai la souffrance de tes grossesses, tu enfanteras avec douleur, et tes désirs se porteront vers ton mari, mais il dominera sur toi. Il dit à l’homme : Puisque tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé de l’arbre, le sol sera maudit à cause de toi. C’est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie, il te produira des épines et des ronces, et tu mangeras de l’herbe des champs. »
Enfin, Dieu chasse les amants maudits du jardin d’Eden. Il place à la porte les chérubins, ses flics cosmiques adorés, pour que les hommes ne touchent pas à l’arbre de vie, qui leur donnerait la vie éternelle.
Cette histoire de pêché originel ne tient pas la route une minute. Adam et Eve n’ont pas commis une faute, ils ont été piégés. Par Dieu, d’abord. Par le serpent, ensuite. Les deux « lovers on the run » sont les victimes collatérales d’un conflit entre Dieu et le Diable, le maître des interdits et le gangster de la transgression, l’interdit qui pousse à la transgression et la transgression qui renforce l’interdit. A ce titre, ce sont les parents de toute l’espèce humaine, jusqu’à nous, toujours piégée entre un représentant de l’ordre absurde et un militant du désordre pervers. Les 9/10e de notre vie consistent à évoluer entre les coups portés par les partisans de l’ordre et les réponses des suppôts du désordre. Les 9/10e de notre vie consistent à essayer de vivre une vie heureuse en accord avec nos principes, quand les autres se disputent le bénéfice de notre souffrance.
C’est une histoire de dingue, une histoire bête à pleurer. Mais cette histoire peut être interprétée autrement. Et c’est précisément ce qu’ont proposé les auteurs des textes écrits entre le Ier et le IVe siècle et retrouvés à Nag Hammadi en 1945, textes venus de la Bibliothèque d’un « Gnostique » (comme les ont appelé péjorativement les chrétiens, se moquant de l’importance qu’ils accordaient à la gnosis – la « connaissance » – dans leurs textes) ou plutôt d’un Sans Roi (comme Jésus les nomme dans ces mêmes textes : abasileus genea, « Génération Sans Roi » ou « Race Sans Roi »). Rappelons que, à partir de Simon le Magicien, qui apparaît brièvement dans les Actes des Apôtres et donne son nom à la simonie (le « trafic des choses saintes » selon l’Eglise, ce qui peut se comprendre comme la possibilité d’exercer les dons de guérison au nom du Christ en dehors de toute autorité centralisatrice), les Sans Roi ont sans cesse distingué deux dieux : la véritable divinité, qui est absolument bonne mais presque impuissante sur cette Terre, et le Démiurge, maître de la matière, geôlier de l’humanité, aveugle, fou, idiot. Entre le Démiurge et le Diable, ça se passe comme entre deux ennemis politiques : ils ont l’air de se détester, mais au fond, ils ont besoin l’un de l’autre et sont complémentaires quand ils ne sont pas carrément complices : l’un rassure et l’autre fait peur, l’un oblige et l’autre séduit, mais les hommes restent prisonniers de ce « mouvement alternatif de l’appétit au dégoût, et du dégoût à l’appétit, l’âme flottant toujours incertaine entre l’ardeur qui se ralentit et l’ardeur qui se renouvelle » comme diraient Bossuet et Gainsbourg.
Le coup de génie des Sans Roi, c’est d’avoir proposé une autre lecture des mêmes épisodes de la Genèse : un peu comme, dans certains films, on revient sur le même événement mais en le présentant sous un autre angle qui en change complètement le sens. Ce principe narratif est très fréquent dans les textes de Nag Hammadi. Dans Le Témoignage de Vérité, sur deux paragraphes, par exemple, on reprend la succession des événements racontés dans la Genèse, après quoi l’auteur commente : « Mais quel dieu est-ce là ? D’abord, il craint qu’Adam ne mange de l’arbre de la connaissance. Deuxièmement, il demande « Adam, où es-tu ? » Donc ce dieu n’a pas la prescience, puisqu’il ne savait pas cela depuis le début. Ensuite il dit « Chassons-le de cet endroit, de peur qu’il ne mange de l’arbre de vie et qu’il vive éternellement. » Ce dieu est un détestable envieux. »
Mais la véritable alternative à la Genèse tirée de la Bibliothèque de Nag Hammadi, c’est l’Ecrit Sans Titre que l’on connaît aussi sous le nom Les Origines du Monde et qui décrit la création du premier homme par l’émanation de la divinité nommée Sophia : « Lorsque Sophia eut cueilli une goutte de lumière, elle flotta sur l’eau. Aussitôt l’homme apparut : il était androgyne. »
Face à cette créature parfaite, pour ne pas avoir l’air d’un incapable, le démiurge fabrique aussitôt un homme « de matière », Adam, mais c’est un pantin sans intelligence qui peine à se mouvoir. « Après que cet Adam eut été achevé, on le laissa dans une fosse, car sa forme était pareille à celle d’un avorton, n’ayant pas en lui de souffle. Le démiurge craignait que l’homme puisse mouvoir son corps et le dominer. C’est pourquoi il laissa son corps sans âme pendant quarante jours. »
C’est Sophia qui, prise de pitié face à ce pauvre gosse, envoie son souffle à Adam pour lui donner vie. Pour ne pas perdre la face devant ses archontes, le démiurge s’en attribue ensuite la création, mais il tient à laisser Adam dans l’ignorance. Sophia envoie alors à Adam l’androgyne sous la forme d’une femme nommée « Eve (de la vie) », afin qu’elle soit son instructrice. En la voyant arriver dans Eden, les archontes essaient immédiatement de la violer : « Emparons-nous d’elle et répandons sur elle notre sperme. Mais ne disons pas à Adam qu’elle ne vient pas de nous : faisons tomber sur lui une torpeur et enseignons-lui dans son sommeil qu’elle est venue à l’être à partir d’une de ses côtes, en sorte que la femme le serve et qu’il ait autorité sur elle. »
On voit le renversement total produit par l’Ecrit Sans Titre. Les archontes ont aveuglé le premier homme. Ils l’ont persuadé qu’il était supérieur et même antérieur à la première femme dans l’objectif de les « séparer pour mieux régner », de les tenir tous les deux en servitude et de les maltraiter. Mais, au fond, femmes et hommes ont toujours su que leur origine était autre et que cette hiérarchie était artificielle et nuisible. Adam, acquérant une âme par le souffle de la Sophia, et l’androgyne, devenu une femme nommée Eve (de la vie), sont les parents de l’humanité. En tant que telle, l’humanité est bien d’origine divine, même si elle a été violée par les flics du démiurge de sorte que les hommes et les femmes n’ont cessé de confondre l’amour et la haine. Et, à la suite de Adam et Eve (de la vie), toutes les âmes furent violées par les archontes avant de descendre sur Terre. A la suite de Adam et Eve (de la vie), toutes les âmes furent vouées, non par nature mais par un traumatisme infligé par les puissances, à errer, se tromper, persévérer dans l’erreur, confondre l’amour et son contraire, excuser leurs bourreaux et reporter leurs fautes sur des cœurs innocents. C’est ce que nous explique un autre texte de Nag Hammadi, L’Exégèse de l’Âme : « Lorsqu’elle tomba dans un corps et vint en cette vie, l’âme tomba au pouvoir de nombreux brigands, et les violents se la passèrent l’un à l’autre et la souillèrent. Certains la prirent par violence, d’autres en la séduisant par un cadeau illusoire. » A la suite de Adam et Eve (de la vie), toutes les âmes furent vouées à croire qu’elles devraient mourir seules – ultime victoire du Démiurge qui leur inflige alors la prison de leur esseulement comme conséquence des attachements successifs créés par les mauvais amours. Merci, chienne de vie.
Ce que Adam et Eve (de la vie) voulaient, c’est simplement aimer, et connaître : connaître pour aimer ; aimer pour connaître. Et ils ont été condamnés pour ça. Ni le Démiurge ni le Diable ne supportent l’amour. Du coup l’amour est devenu, implicitement, le premier interdit. Si le Démiurge avait été un peu moins hypocrite, le premier interdit de ce « détestable envieux » aurait été : « Tu n’aimeras point » ! Au lieu de ça, il a inscrit l’amour dans une hiérarchie où il devait en être le premier bénéficiaire, tandis que ceux qui ne feraient pas dépendre leurs sentiments d’un amour qui lui serait initialement rendu (et ne vivraient pas selon son souhait leur désir sexuel pour un autre être humain sur le mode de la honte, de la possession, de la dépendance, de l’interdit et de sa transgression) aimeraient les autres d’un amour vain, voire nuisible. C’est Pierre qui l’explique à Simon le Magicien dans leur fameux débat : « L’homme qui n’a pas d’amour pour son auteur ne peut jamais non plus en avoir pour un autre. Et, s’il a de l’amour pour un autre, c’est un amour contre nature, et cet homme ignore qu’il tient du Mauvais cet amour qui est le fait des méchants et auquel il ne pourra même pas rester fidèle. Ainsi, Simon, il se fait sans le savoir, complice du mal. » Ceux qui aimeraient Dieu d’abord, les hommes ensuite, ne présenteraient aucun danger, les hommes agissant en Son nom œuvrant nécessairement au Bien et par amour : Pardon mais LOL.
Jésus a proposé une autre voie, où l’amour serait la Loi : « C’est ici mon commandement : Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés. » Ses « disciples », les « chrétiens », dont l’étroitesse d’esprit affligerait les mieux disposés des hommes, ont retoqué cet amour pour rétablir les hiérarchies antérieures du Démiurge tout en se prétendant ses plus grands fans, voire ses seuls héritiers légitimes. Pourtant les Sans Roi, s’autorisant également de la parole libératrice de Jésus, n’ont cessé de penser que l’étreinte amoureuse était une voie privilégiée pour accéder à la divinité.
Autre texte retrouvé à Nag Hammadi, L’Evangile de Philippe le dit : « Faites l’expérience d’une étreinte pure, elle possède une grande puissance. Le mystère qui unit deux êtres est grand, sans cette alliance le monde n’existerait pas. L’étreinte selon le monde est déjà un mystère, combien plus l’étreinte qui incarne l’alliance cachée. Ce n’est pas une réalité seulement charnelle. Il y a du silence dans cette étreinte. Elle n’est pas obscure, elle est lumière. L’étreinte du Bien-aimé et de la Bien-aimée appartient au mystère de l’Alliance et nul ne peut les voir à moins d’être devenu ce qu’ils sont. »
L’Evangile de Philippe un des nombreux textes qui montre Jésus et Marie de Magdala comme des amants : « La compagne du Sauveur était Marie de Magdala. Il l’aimait plus que tous les disciples et il avait l’habitude de la baiser tendrement sur la bouche. Les autres disciples s’en scandalisèrent et le désapprouvèrent. »
Mais ce ne sont plus des amants maudits : ce sont des amoureux épanouis.
C’est Jésus et Marie de Magdala qui ont raison. Embrassons-nous tendrement sur la bouche, devenons amants, et retrouvons le chemin perdu d’Adam et Eve (de la vie).